★ LE BUT DES ANARCHISTES
« QUE DEVONS-NOUS FAIRE ? Tel est le problème qui se pose à nous et à tous ceux qui veulent réaliser et défendre leurs idées, à tout moment dans leur vie militante.
Nous voulons abolir la propriété individuelle et l’autorité, c’est-à-dire exproprier les possesseurs de la terre et du capital, abattre le gouvernement et mettre à la disposition de tous la richesse sociale afin que tous puissent vivre à leur façon sans autres limites que celles imposées par les nécessités librement et volontairement reconnues et acceptées. En un mot, réaliser le programme socialiste-anarchiste. Et nous sommes convaincus (l’expérience quotidienne nous le confirme) que si les propriétaires et le gouvernement dominent grâce à la force physique, pour les vaincre nous devons nécessairement avoir recours à la force physique, à la révolution violente. Nous sommes donc ennemis de toutes les classes privilégiées et de tous les gouvernements, et adversaires de tous ceux qui tendent, même de bonne foi, à affaiblir les énergies révolutionnaires du peuple et à remplacer un gouvernement par un autre.
Mais que devons-nous faire pour être à même de réaliser notre révolution, la révolution contre tout privilège et toute autorité, et comment triompher ?
La meilleure tactique serait de faire toujours et partout de la propagande pour nos idées et de développer dans le prolétariat, par tous les moyens possibles, l’esprit d’association et de résistance, et susciter chaque fois de plus grandes revendications ; combattre continuellement tous les partis bourgeois et tous les partis autoritaires en restant indifférents à leurs querelles ; nous organiser avec ceux qui sont convaincus ou se convainquent de nos idées ; prendre les moyens matériels nécessaires au combat et, lorsque nous serions une force suffisante pour vaincre, nous lancer seuls, pour notre compte, pour mettre en œuvre complètement notre programme, plus exactement, conquérir pour chacun la liberté totale d’expérimenter, de pratiquer et de modifier peu à peu le mode de vie sociale qu’il croit le meilleur.
Mais, malheureusement, cette tactique ne peut être rigoureusement appliquée et est incapable d’atteindre son but. La propagande a une efficacité limitée, et dans un milieu absolument conditionné moralement et matériellement pour accepter et comprendre une certaine sorte d’idées. Les paroles et les écrits sont peu puissants tant qu’une transformation du cadre ne mène pas le peuple à la possibilité d’apprécier des idées nouvelles. L’efficacité des organisations ouvrières est également limitée pour les mêmes raisons qui s’opposent à l’extension indéfinie de notre propagande, et pas seulement à cause de la situation économique et morale qui affaiblit ou neutralise complètement les effets de la prise de conscience de certains travailleurs.
Une organisation puissante de propagande et de lutte, avec de nombreux adhérents, se heurte à mille difficultés : nous-mêmes, le manque de moyens et, surtout, la répression gouvernementale. Même en supposant qu’il soit possible d’arriver par la propagande et l’organisation à faire notre révolution socialiste-anarchiste, il y a tous les jours des situations politiques où nous devons intervenir sous peine de perdre des avantages pour notre propagande et toute influence sur le peuple, tout en risquant de détruire le travail fait et de rendre plus difficile le futur.
Le problème est donc de trouver le moyen de déterminer, dans la mesure du possible, les changements de situations nécessaires au progrès de notre propagande et de profiter des rivalités entre les différents partis politiques, chaque fois que cela se présente, sans renoncer à aucun postulat de notre programme, pour en faciliter et rapprocher le triomphe.
En Italie, par exemple, la situation est telle qu’il est impossible, à plus ou moins brève échéance (1899), qu’il y ait une insurrection contre la monarchie. Il est, d’autre part, certain que le résultat n’en sera pas le socialisme-anarchisme. Devons-nous prendre part à la préparation et la réalisation de cette insurrection ? Certains camarades pensent que nous n’avons aucun intérêt à faire partie d’un mouvement qui ne touchera pas à la propriété privée et ne servira qu’à changer de gouvernement, c’est-à-dire une république qui ne serait pas moins bourgeoise que la monarchie.
Laissons, disent-ils, les bourgeois et les aspirants au pouvoir « se faire trouer la peau », et continuons notre propagande contre la propriété et l’autorité.
Cependant, la conséquence de notre refus serait, tout d’abord, que sans nous l’insurrection aurait moins de chances de triompher. Donc la monarchie gagnerait, cela fermerait la voie à la propagande et à tout progrès à un moment où la lutte pour la vie devient féroce. En outre, vu notre non-participation au mouvement, nous n’aurions aucune influence sur les événements ultérieurs. Nous ne pourrions pas profiter des occasions qui se présenteraient toujours dans une période de transition entre un régime et un autre. Nous tomberions dans le discrédit comme parti d’action et nous ne pourrions rien faire d’important pendant longtemps.
Il ne s’agit pas de laisser les bourgeois se battre entre eux, parce que dans une insurrection la force est toujours donnée par le peuple, et si nous ne partageons pas avec les combattants les dangers et les succès, en essayant de transformer le mouvement politique en révolution sociale, le peuple ne servira que d’instrument entre les mains ambitieuses des aspirants au pouvoir.
En revanche, en participant à l’insurrection (que nous ne sommes pas assez forts pour lancer seuls) et en agissant le plus possible, nous nous gagnerons la sympathie du peuple insurgé et nous pourrons faire avancer le mouvement le plus possible.
Nous savons très bien, et nous ne cessons de le dire et de le démontrer, que république et monarchie sont identiques et que tous les gouvernements ont tendance à augmenter leur pouvoir et à opprimer chaque fois plus les gouvernés. Mais nous savons aussi que plus un gouvernement est faible, plus la résistance du peuple est forte, plus la liberté et la possibilité de progrès sont grandes. En contribuant efficacement à la chute de la monarchie, nous pourrions nous opposer avec plus ou moins d’efficacité à la consolidation d’une république, nous pourrions rester armés, refuser d’obéir au gouvernement et tenter des expropriations et des espaces anarchistes dans la société. Nous pourrions empêcher que la révolution s’arrête dès le départ et que les énergies du peuple, éveillées par l’insurrection, ne s’endorment de nouveau. Toutes choses que nous ne pourrions faire, pour des raisons évidentes de psychologie vis-à-vis du peuple, en intervenant après la révolution et la victoire sans notre participation contre la monarchie.
Poussés par ces motifs, d’autres camarades voudraient que nous cessions provisoirement la propagande anarchiste pour nous occuper du combat contre la monarchie et, après le triomphe de l’insurrection, recommencer notre travail spécifique d’anarchistes. Ils ne voient pas que si nous nous mêlions aux républicains, nous ferions le travail de la future république, en désorganisant nos groupes, en semant la confusion sans pouvoir empêcher par la suite le renforcement de ce régime.
Entre ces deux erreurs, la voie à suivre nous semble claire. Nous devons être avec les républicains, les sociaux-démocrates et tout parti antiroyaliste pour abattre la monarchie. Mais nous devons y être en tant qu’anarchistes, pour l’anarchie, sans dissoudre nos forces ni les fondre dans celles des autres, sans signer de compromis au-delà de la coopération dans l’action militaire.
C’est seulement ainsi, selon nous, que nous pouvons avoir lors des prochains événements tous les avantages d’une alliance avec les autres partis antiroyalistes sans renoncer en rien à notre programme. »
Errico Malatesta, La Questione Sociale, Paterson, États-Unis, 2 décembre 1899.
- SOURCE : Bibliothèque anarchiste