ÉNERGIE : LE VIRAGE AUTORITAIRE

Publié le par Socialisme libertaire

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« Combien faudra-t-il payer pour avoir chaud cet hiver ? Nul ne le sait, mais tout le monde se prépare à avoir mal au portefeuille. A l’heure où le prix du gaz et de l’électricité, comme celui de toutes les matières premières, n’en finit pas de grimper, pendant que Total Energie distribue 2,6 milliards d’euros à ses actionnaires, des entreprises offrent des pull-overs à leurs salariés pour affronter les baisses de température dans les bureaux, et des universités ferment plus tôt, invitant leurs étudiants à télé-travailler afin d’économiser le chauffage des amphis. Après la crise du Covid, nous entrons donc dans l’ère de la crise énergétique. Et avec elle, voici une nouvelle occasion de consolider le tournant autoritaire déjà largement entamé, au prétexte de l’urgence et de l’impérative nécessité d’« agir ».

La crise énergétique et climatique comme prétexte à l’instauration d’outils de contrôle punitifs et culpabilisants

Le matraquage médiatique est un grand classique de l’incitation douce. Météo de l’énergie, émissions de type « comment réduire son empreinte carbone » (comment, mais jamais pourquoi ni pour quoi), gamification (incitations via des moyens ludiques) insistance sur les « écogestes » ou nudges (suggestions indirectes) visent à nous faire devenir les micro-gestionnaires contraints de notre environnement. Après les citoyens vigilants en appui de la police, les citoyens propres au service de la sécurité sanitaire, voilà maintenant les citoyens sobres pour conserver la sécurité énergétique. En soi, être sobre, c’est très bien, sauf quand cela fait office de discours totalisant qui empêche toute réflexion sur les causes des catastrophes et donc toute possibilité d’en sortir.

Lorsque la suggestion ne suffit pas, on a recours à la culpabilisation. Alors que malgré les alertes, les dirigeants n’ont rien fait, bien au contraire, il s’agit de reporter la responsabilité et la culpabilité sur les individus : à vous de fermer le robinet quand vous vous brossez les dents, ou de débrancher vos appareils électriques qui sont tous programmés pour rester en veille.

Quiconque n’adopte pas ces gestes ne sauve pas la planète… donc la détruit. Pendant ce temps, le maire de Grenoble Éric Piolle trouve « réjouissante » l’annonce de l’agrandissement de ST Microelectronics (2). A la pointe de la « plaque grenobloise » que Macron souhaite « mettre à contribution » dans « l’économie de guerre » cette entreprise participe à la multiplication des smartphones, smart cities, caméras « intelligentes » et consomme pour cela 336 litres d’eau par seconde, sans que personne n’y trouve rien à y redire. Il suffit manifestement d’éteindre la lumière dans les parcs et d’être élue « Capitale Verte Européenne 2022 » pour faire oublier qu’on soutient l’une des industries les plus polluantes actuelles.

Si culpabiliser ne suffit pas la technologie intervient. Elle peut être incitative, comme dans les nouveaux « smart buildings » de la presqu’île scientifique, les bâtiments ABC, où les pommeaux de douche sont équipés de voyants qui passent du vert au rouge selon le débit d’eau consommé grâce à la start-up grenobloise Hydrao. Utiliser des puces et des ondes pour « optimiser » sa douche, il fallait y penser.

Pour les ultimes récalcitrants la technologie devient punitive. Ainsi, les compteurs Linky permettent de couper à distance, et de manière autoritaire, l’électricité des particuliers. D’ores et déjà ils vont permettre d’actionner à distance les chauffe-eaux dans les foyers, pour qu’ils fonctionnent aux heures creuses (3), et cet hiver ils rendront possible, en cas de surchauffe, des coupures pilotées sans la moindre concertation. Quant à celles et ceux qui n’auraient pas changé de voiture, les caméras automatiques installées dans les centres-villes, au prétexte des « Zones à faibles émissions » (ZFE) se chargeront de filmer toutes les plaques d’immatriculation via la LAPI (Lecture automatique des Plaques d’Immatriculation). La « transition énergétique » est avant tout la transition vers un monde de surveillance encore plus généralisée.

Comme pour le Covid, où ce sont les plus pauvres qui ont majoritairement subi les conséquences de confinements à répétition, les plus précaires subissent la montée des prix. Les mêmes ne peuvent plus se chauffer ou voient leurs facultés fermer ou baisser le chauffage pour économiser l’énergie (ainsi la fac de Strasbourg qui va fermer une semaine avant et après noël), tandis que les grandes écoles continuent leurs cours as usual, en maintenant leurs étudiants-clients bien au chaud.

La « crise » n’est pas une crise : elle était prévisible, connue, documentée

Ce qui est appelé aujourd’hui crise climatique ou crise énergétique n’est pas un évènement soudain, inattendu, c’était prévisible. Tout comme pour la « crise » du Covid, l’autoritarisme sert avant tout à masquer l’incapacité des gouvernements à traiter les causes réelles des problèmes, voire à les favoriser par leurs décisions.

Dès le début des années 1960, Rachel Carson avertissait dans Printemps silencieux sur le danger des pesticides. Les dirigeants n’ont rien fait, pire, ils ont encouragé ces pratiques. On a seulement pointé du doigt et interdit quelques produits très dangereux (les « douze vilains »), changé quelques formules chimiques ou délocalisé le problème. Bref rien n’a changé, tout a continué et s’est même aggravé. La disparition des abeilles en témoigne. En 1971, les dirigeants de Total, comme d’autres multinationales, savaient que leur industrie provoquait le réchauffement climatique. Un document interne à la firme insistait sur le danger. Ils ne s’en préoccupèrent pas. La récente bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite de Pierre Van Hove et Ines Lérau (La revue dessinée/Delcourt) nous fournit un petit exemple de la coalition du pouvoir politique avec le pouvoir industriel pour empoisonner l’environnement en toute connaissance de cause.

Au lieu d’informer les populations, en autorisant le débat dans la société sans traiter les écologistes d’Amish, comme le fit Macron il y a peu, les puissants de ce monde imposent, via des médias complaisants, des solutions technologiques qui n’en sont pas : voitures électriques, éoliennes, panneaux solaires

Il faut malheureusement du pétrole, du gaz, pour produire ces technologies, et polluer les eaux et les sols pour extraire les minerais indispensables à leur production. Comme le soulignent le journaliste Guillaume Pitron ou l’écrivain José Ardillo (5), ces technologies prétendument « vertes » ou « propres », ne font qu’aggraver la situation : en produisant batteries et cellules photovoltaïques visant à remplacer nos voitures diesel, nous ajoutons à la production mondiale. Nous ne remplaçons pas, nous additionnons. C’est l’effet rebond.

En informant sans cesse dans et sur l’urgence, comme pour la crise du Covid, les gouvernements provoquent peur et angoisse dans les populations. Ce type de gestion des masses par la trouille n’est guère neuf, mais il a été expérimenté à une échelle et une intensité inédites depuis deux ans, permettant de faire passer des mesures encore inacceptables il y a peu, sans contestation.

Il est temps de réinterroger le sens de ce mot fourre‑tout, « la crise ». Mis à toutes les sauces, ce terme est un chiffon rouge agité en permanence pour éviter de parler réellement de choix de société différents.

Tant que le modèle économique de ST Micro, de Soitec, de toute l’industrie automobile, des smartphones, etc. ne sera pas questionné, il n’y aura pas d’écologie, ni de démocratie. Ni liberté, ni égalité ne peuvent exister dans le modèle de société actuel.

Grenoble, « Capitale verte » ou « capitale du gouffre électrique » ?

En ces temps où on demande à chacun de « faire un effort » et de baisser le chauffage, rappelons un petit chiffre : la consommation cumulée des trois gros sites industriels de l’agglomération (STMicro à Crolles, les plateformes pétrochimiques de Jarrie et de Claix) équivaut à la consommation de tous les habitants du bassin grenoblois (450 000 habitants). A quoi sert cette dépense gargantuesque ? À produire des marchandises inutiles voire nuisibles. Les plaquettes de silicium produites à ST servent entre autres à la production d’armes high-tech à destination des Émirats, du Qatar, de l’Inde… et aux satellites d’Elon Musk ! Alors, si c’est vraiment « la fin de l’abondance », la priorité semble être d’éteindre ces usines plutôt que de renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle !

La situation actuelle est le résultat d’une absence de démocratie

Les dirigeants ont beau jeu de pointer l’urgence : mais qui il y a quelques années autorisait la tenue de la coupe du monde au Qatar, avec ses stades climatisés et ses supporters venus en avion ? Depuis des décennies, les pays soi-disant démocratiques ont leurs décisions prises par une technocratie, alliance de l’industrie et de la politique, entre lesquelles flottent des cabinets de conseil comme McKinsey et compagnie.

Nous pouvons redevenir citoyens, dans le sens premier du mot, préoccupés des affaires de la « cité », bref nous mêler enfin de ce qui nous regarde et demander des comptes. Relier l’augmentation du prix des énergies et la précarité grandissante à un modèle de société qui exploite, pressure et détruit toutes les formes de vie, c’est poser des questions concrètes. Combien d’énergie et d’eau consomment les entreprises de Grenoble ? Quelles sont les ressources utilisées, parfois pillées ? Qui « dévore » humains, faune et flore en Ouganda pour remplir les réservoirs de nos bagnoles ? Quels ravages sont engendrés par la fabrication de smartphones, depuis les mines de coltan en RDC jusqu’aux décharges à ciel ouvert au Ghana en passant par la consommation faramineuse en flotte de ST Micro, à Crolles, tout près de chez nous (7) ?

Au Royaume-Uni le prix de l’électricité a augmenté de 178 % en un an. Au pays du libéralisme, seules des aides de l’État aux ménages les plus modestes ont permis de ramener provisoirement à 33 % cette augmentation et d’enrayer un peu la colère, mais le mouvement Don’t Pay UK continue à mobiliser pour une grève des paiements au 1 décembre (8). En France les Gilets Jaunes avaient éclos de la graine d’une augmentation du prix de l’essence en 2018. Mais à l’heure où les prix grimpent, on ne voit pas, pour le moment, le début d’un mouvement. Comment mobiliser alors que le pouvoir médiatique nous fait croire que l’enjeu c’est juste de renoncer à un peu de notre confort individuel et nous culpabilise ?

Baissons le chauffage, oui, mais pour aller dans la rue ! Si nous avons froid et devons chauffer à 22°C nos maisons c’est parce que nous restons le nez collé à nos ordinateurs personnels et professionnels, le cul vissé à nos chaises, sans mettre le nez dehors (maintenant qu’un bon nombre d’emplois sont des métiers de bureau). Il y a 50 ans les gens vivaient bien avec quelques degrés de moins. Ils se couvraient, dormaient sous des couvertures épaisses, ils étaient ensemble. Notre confort actuel se paye de nos libertés.

Reprendre le pouvoir face à la guerre des États au vivant

Les belles âmes sont plus scandalisées par de la sauce tomate balancée sur un Van Gogh que par la destruction organisée du vivant dénoncée à travers cet acte. Encore les auteurs peuvent-ils s’estimer heureux de n’avoir pas, pour ce geste, été taxés d’« écoterrorisme » par Gérald Darmanin (9). C’est ce vocable qu’avait utilisé le ministre de l’intérieur pour qualifier les opposants aux méga-bassines. Celles et ceux qui ont vécu les attentats du Bataclan apprécieront la comparaison.

L’activisme en faveur de l’écologie aujourd’hui est au contraire incroyablement peu violent au regard des enjeux. C’est ce dont s’étonne Andreas Malm (Comment saboter un pipeline, éditions La Fabrique), pour qui, « Après ces trois dernières décennies, il ne fait aucun doute que les classes dirigeantes sont foncièrement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en la précipitant. »

Dès lors, face à la guerre menée à l’écologie, n’est-il pas temps, comme pour d’autres luttes avant (luddites, droits de l’homme, droits des femmes, droits des Noirs en Afrique du Sud ou aux US, ZAD…) de saboter, manifester, obstruer, occuper ? Lorsqu’un préfet à la solde d’intérêts privés décrète illégale une manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline, quelle solution reste-t-il face aux bulldozers ? Comment lutter contre la 5G alors qu’on nous la présente comme inévitable, sans aucun débat ? Il faut bien donner raison à ceux qui sabotent, mettent le feu, pour qu’un vrai débat ait lieu et que le pouvoir du peuple, la vraie démocratie, s’exprime enfin. Quant à ceux qui sont censés représenter cette démocratie mais la bafouent sans cesse, ils peuvent bien stigmatiser leurs opposants. « Ecoterrorisme » disent-ils ? En visionnant le documentaire Le système Total, anatomie d’une multinationale, la colère monte (10). Qui terrorise réellement les populations, en Ouganda comme ailleurs, une industrie vorace soutenue par un Etat prédateur ou quelques militants courageux ?

Nous affirmons sans complexe que nous sommes légitimes à défendre le vivant, solidaires des actes de résistance et dans l’espoir qu’ils se multiplient, partout où existent « les eaux glacées du calcul égoïste » (dixit Karl Marx).

Alors à vos boites de tomates. Pas contre les œuvres d’art, mais contre les Minatec, ST Micro, Total, Apple, etc. Et nous gagnerons sur tous les tableaux. »
 

Collectif Ruptures, le 6 décembre 2022

NOTES :

(1) Lire à ce sujet le dernier numéro du Postillon, journal local.

(2) Journal Libération du 5 octobre 2022.

(3) Dans leurs ouvrages respectifs La guerre des métaux rares (éditions Les liens qui libèrent) et Les illusions renouvelables (éditions L’Echappée).

(4) Don't Pay UK calls for December 1 bills strike after 'death sentence' Autumn Statement.

(5) Lire à ce sujet On achève bien les enfants de Fabien Lebrun (éditions Le bord de l’eau).

(6) Visible sur le site d’Arte.

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