★ REQUIEM POUR LES MORTS D’ESPAGNE

Publié le par Socialisme libertaire

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Départ d’une colonne de la Fédération anarchiste ibérique pour le front de l’Aragon, le 28 août 1936, à Barcelone (Perez de Rozas, Archives photographiques de Barcelone/DR)

 

REQUIEM POUR LES MORTS D’ESPAGNE par Kenneth Rexroth 

« Les vastes constellations géométriques d’hiver
Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada,
Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre.
Je suis des yeux les clignotants d’un avion,
Rouges et verts, qui s’enfonce grondant vers les Hyades.
La note des moteurs monte, aiguë, faible,
Inaudible enfin, puis les lumières se perdent
Dans la brume au sud-est, aux pieds d’Orion.

Comme le bruit s’éloigne, le froid me saisit et la pensée
Qui s’empare de moi me soulève le cœur. Je vois l’Espagne
Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement,
Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes,
Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres,
Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. L’appareil
Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est,
Des étincelles sous sa carlingue près de l’horizon.
Quand elles s’effacent la terre frissonne
Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant
Et redeviennent nerveux dès qu’ils se reprennent à penser.

Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées,
Les tableaux arrêtés, les vies interrompues,
Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge.
Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang,
Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre.
Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar
Tout à coup m’envahit et des cadavres
Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi.

Alors, doux au début, riche et puissant ensuite,
J’entends le chant d’une jeune femme.
Les émigrants du coin de la rue veillent
Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur
Qui a dévalé la côte et l’a tué sur le coup.
Les voix l’une après l’autre se joignent au chant.
Orion traverse le méridien vers l’ouest,
Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre,
La grande nébuleuse miroite dans ses reins. » 

Kenneth Rexroth, 1937 
 

Kenneth Rexroth  (1905–1982)

Kenneth Rexroth (1905–1982)

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