★ ABRÉGÉ DU CAPITAL DE KARL MARX : COMMENT NAIT LE CAPITAL

Publié le par Socialisme libertaire

Marx Capital capitalisme anarchisme Carlo_Cafiero
★ Carlo Cafiero (1846 - 1892)

 

★ Carlo Cafiero : 
Abrégé du Capital de Karl Marx (1878 extrait), 
Chapitre II "Comment naît le capital"  

 

« En examinant attentivement la formule du capital, on constate qu’en dernière analyse la question de la naissance du capital revient à ceci : trouver une marchandise qui rapporte plus qu’elle n’a coûté ; trouver une marchandise qui, entre nos mains, puisse croître en valeur, de façon qu’en la vendant nous recevions plus d’argent que nous en avions dépensé pour l’acheter. Il faut que ce soit, en un mot, une marchandise élastique, qui, entre nos mains, étirée quelque peu, puisse agrandir le volume de sa valeur. Cette marchandise si singulière existe réellement, et elle s’appelle puissance de travail, ou force de travail.

Voici l’homme aux écus, l’homme qui possède une accumulation de richesse, de laquelle il veut faire naître un capital. Il se rend sur le marché, en quête de force de travail. Suivons-le. Il se promène sur le marché, et y rencontre le travailleur, venu là, lui aussi, pour y vendre la seule marchandise qu’il possède, sa force de travail. Mais le prolétaire ne vend pas cette force en bloc, il ne la vend pas tout entière ; il la vend seulement en partie, pour un temps donné, pour un jour, pour une semaine, pour un mois, etc.

S’il la vendait entièrement, alors, de marchand, il deviendrait lui-même une marchandise ; il ne serait plus le salarié, mais l’esclave de son patron.

Le prix de la force de travail se calcule de la manière suivante. Qu’on prenne le prix des aliments, des vêtements, du logement et de tout ce qui est nécessaire au travailleur, en une année, pour maintenir constamment sa force de travail dans son état normal ; qu’on ajoute à cette première somme le prix de tout ce dont le travailleur a besoin en une année pour procréer, entretenir et élever, selon sa condition, ses enfants ; qu’on divise le total par 365, nombre de jours de l’année, et on aura le chiffre de ce qui est nécessaire, chaque jour, pour maintenir la force de travail : on en aura le prix journalier, qui est le salaire journalier du travailleur. Si on fait entrer dans ce calcul aussi ce qui est nécessaire au travailleur pour procréer, entretenir et élever ses enfants, c’est parce qu’ils sont le prolongement de sa force de travail. Si le prolétaire vendait sa force de travail non partiellement, mais en totalité, alors, devenu lui-même une marchandise, c’est-à-dire l’esclave de son patron, les enfants qu’il procréerait seraient aussi une marchandise, c’est-à-dire, comme lui, les esclaves du patron ; mais le prolétaire n’aliénant qu’une fraction de sa force de travail, il a le droit de conserver tout le reste, qui se trouve partie en lui-même et partie en ses enfants.

Par ce calcul nous obtenons le prix exact de la force de travail. La loi des échanges, exposée dans le chapitre précédent, dit qu’une marchandise ne peut s’échanger que contre une autre de même valeur, c’est-à-dire qu’une marchandise ne peut s’échanger contre une autre si le travail nécessaire pour produire l’une n’est pas égal au travail nécessaire pour produire l’autre. Or, le travail nécessaire pour produire la force de travail est égal au travail qu’il faut pour produire les choses nécessaires au travailleur, et par conséquent la valeur des choses nécessaires au travailleur est égale à la valeur de sa force de travail. Si donc le travailleur a besoin de trois francs par jour pour se procurer toutes les choses qui sont nécessaires à lui et aux siens, il est clair que trois francs seront le prix de sa force de travail pour une journée.

Maintenant supposons que le salaire quotidien d’un ouvrier, calculé de la façon qui vient d’être dite, se monte à trois francs. Supposons, en outre, qu’en six heures de travail on puisse produire quinze grammes d’argent, qui équivalent à trois francs.

Le possesseur d’argent a conclu marché avec l’ouvrier, s’engageant à lui payer sa force de travail à son juste prix de trois francs par jour. C’est un bourgeois parfaitement honnête et même religieux, et il se garderait bien de frauder sur la marchandise de l’ouvrier. On ne pourra pas lui faire un reproche de ce que le salaire est payé à l’ouvrier à la fin de la journée, ou de la semaine, c’est-à-dire après que celui-ci a déjà produit son travail : car c’est ce qui se pratique aussi pour d’autres marchandises dont la valeur se réalise dans l’usage, comme par exemple le loyer d’une maison, ou d’une ferme, dont le montant peut se payer à l’expiration du terme.

Les éléments du travail sont au nombre de trois :

1. la force de travail ;

2. la matière première du travail ;

3. le moyen de travail.

Notre possesseur d’argent, après avoir acheté sur le marché la force de travail, y a acheté aussi la matière première du travail, à savoir du coton ; le moyen de travail, c’est-à-dire l’atelier avec tous les outils, est tout préparé ; et par conséquent et il ne lui reste plus qu’à se mettre en route pour faire commencer tout de suite la besogne. « Une certaine transformation semble s’être opérée dans la physionomie des personnages de notre drame. L’homme aux écus prend les devants et, en sa qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus attendre qu’à une chose : être tanné. [1] »

Nos deux personnages arrivent à l’atelier, où le patron s’empresse de mettre son ouvrier au travail ; et, comme il est filateur, il place entre les mains de l’ouvrier 10 kilogrammes de coton.

Le travail se résume en une consommation des éléments qui le composent : consommation de la force de travail, consommation de la matière, consommation des moyens de travail. La consommation des moyens de travail se calcule de la manière suivante : de la somme de la valeur de tous les moyens de travail, atelier, outils, calorifères, charbon, etc., on soustrait la somme de la valeur de tous les matériaux encore utilisables qui pourront rester des moyens de travail mis hors d’usage par leur emploi ; on divise le reste ainsi obtenu par le nombre de jours que peuvent durer les moyens de travail, et on obtient ainsi le chiffre de la consommation quotidienne de ces moyens de travail.

Notre ouvrier travaille pendant toute une journée de douze heures. Au bout de cette journée, il a transformé les 10 kilogrammes de coton en 10 kilogrammes de filés, qu’il remet à son patron, et il quitte l’atelier pour retourner chez lui. Mais, chemin faisant, par cette vilaine habitude qu’ont les ouvriers de vouloir toujours faire les comptes derrière le dos de leurs patrons, il se met à chercher mentalement combien son patron pourra gagner sur ces 10 kilogrammes de filés.– Je ne sais pas, à la vérité, combien se paient les filés, se dit-il à lui-même, mais le compte est vite fait. J’ai vu le coton quand il a été acheté au marché à 3 francs le kilogramme. L’usure de tous les moyens de travail peut représenter une somme de 4 francs par jour. Donc nous avons :

          Pour 10 kilogrammes de coton    30 francs
          Pour usure des moyens de travail    4 francs
          Pour salaire de ma journée    3 francs
          Total    37 francs  
            
Les 10 kilogrammes de filés valent donc 37 francs. Or, sur le coton le patron n’a certainement rien gagné, puisqu’il l’a payé son juste prix, pas un centime de plus, pas un centime de moins ; il a agi de même avec moi, payant ma force de travail à son juste prix de 3 francs par jour ; donc, il ne peut trouver son gain qu’en vendant ses filés plus qu’ils ne valent. Il faut absolument qu’il en soit ainsi : sans cela, il aurait dépensé 37 francs, pour recevoir juste 37 francs, sans compter le temps qu’il a perdu et la peine qu’il a prise. Voilà comment sont faits les patrons ! Ils ont beau vouloir se donner l’air d’être honnêtes avec l’ouvrier dont ils achètent la matière première : ils ont toujours leur point faible, et nous autres ouvriers, qui connaissons les choses du métier, nous le découvrons tout de suite. Mais vendre une marchandise plus cher qu’elle ne vaut, c’est comme vendre à faux poids, ce qui est défendu par l’autorité. Donc si les ouvriers dévoilaient les fraudes des patrons, ceux-ci seraient forcés de fermer leurs ateliers ; et, pour faire produire les marchandises nécessaires aux besoins, peut-être ouvrirait-on de grands établissements gouvernementaux : ce qui serait beaucoup mieux.

Tout en faisant ces beaux raisonnements, l’ouvrier est arrivé chez lui ; et là, après avoir soupé, il s’est mis au lit, et s’est profondément endormi, rêvant à la disparition des patrons et à la création des ateliers nationaux [2].

Dors, pauvre ami, dors en paix, tandis qu’il te reste encore une espérance. Dors en paix, le jour de la désillusion ne tardera pas à venir. Tu apprendras bientôt comment ton patron peut vendre sa marchandise avec bénéfice, sans frauder personne. Lui-même te fera voir comment on devient capitaliste, et grand capitaliste, en restant parfaitement honnête. Alors ton sommeil ne sera plus tranquille. Tu verras dans tes nuits le capital, comme un incube, qui t’oppresse et menace de t’écraser. D’un œil épouvanté tu le verras grossir, comme un monstre à cent tentacules qui chercheront avidement les pores de ton corps pour en sucer le sang. Et enfin tu le verras prendre des proportions démesurées et gigantesques, noir et terrible d’aspect, avec des yeux et une gueule de feu ; ses tentacules se transformeront en d’énormes trompes aspirantes, où tu verras disparaître des milliers d’êtres humains, hommes, femmes, enfants. Sur ton front, alors, coulera une sueur de mort, car ton tour, celui de ta femme et de tes enfants sera tout près d’arriver… Et ton dernier gémissement sera couvert par le joyeux éclat de rire du monstre, heureux de son état, d’autant plus prospère qu’il est plus inhumain.

Retournons à notre possesseur d’argent.

Ce bourgeois, modèle d’ordre et d’exactitude, a réglé tous ses comptes de la journée ; et voici comment il a établi le prix de ses 10 kilogrammes de filés :

          Pour 10 kg de coton à 3 F le kilo    30 francs
          Pour usure des moyens de travail    4 francs

Mais en ce qui concerne le troisième élément entré dans la formation de sa marchandise, le chiffre qu’il a inscrit n’est pas celui du salaire de l’ouvrier. Il sait très bien qu’il existe une grande différence entre le prix de la force de travail et le produit de cette force de travail. Le salaire d’une journée de travail ne représente pas du tout ce que l’ouvrier produit en une journée de travail. Notre possesseur d’argent sait très bien que les 3 francs de salaire payés par lui représentent l’entretien de son ouvrier pendant vingt-quatre heures, mais non pas ce que celui-ci a produit pendant les douze heures qu’il a travaillé dans son atelier. Il sait tout cela, précisément comme l’agriculteur sait la différence qu’il y a entre ce que lui coûte de l’entretien d’une vache, et ce qu’elle lui rend en lait, fromage, beurre, etc. La force de travail a cette propriété singulière de rendre plus qu’elle ne coûte, et c’est justement pour cela que le possesseur d’argent est allé l’acheter sur le marché. Et à cela l’ouvrier n’a rien à répliquer. Il a reçu le juste prix de sa marchandise ; la loi des échanges a été parfaitement observée ; et il n’a pas le droit de s’ingérer dans l’usage que son client fera de son sucre ou de son poivre.

Nous avons supposé, plus haut, qu’en six heures de travail on peut produire 15 grammes d’argent, équivalents à 3 francs. Donc, si en six heures de travail la force de travail produit une valeur de 3 francs, en douze elle produira une de 6 francs. Voici donc le compte qui indique la valeur des 10 kilogrammes de filés :

          Pour 10 kg de coton à 3 F le kilo    30 francs
          Pour usure des moyens de travail    4 francs
          Pour douze heures de force de travail    6 francs
          Total    40 francs

L’homme aux écus a, par conséquent, dépensé 37 francs, et a obtenu une marchandise qui vaut 40 francs : il a gagné ainsi 3 francs ; son argent a fait des petits.

Le problème est résolu. Le capital est né. »

Carlo Cafiero
 

NOTES :

[1]  Karl Marx, Le Capital, traduction], Roy, Paris, éditeurs Lachâtre et Cie. Les passages extraits textuellement de l’œuvre de Marx seront toujours placés entre guillemets.

[2] Référence aux coopératives de production créées à Paris en février 1848 pour les chômeurs et dont la suppression provoqua l’insurrection ouvrière de juin 1848. [N.d.E.]

 

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