★ EMMA GOLDMAN : LES ARTISTES-RÉVOLUTIONNAIRES

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Texte original : Artists-Revolutionists Mother Earth Vol.2, n°10 décembre 1907.  
 

« Le dessinateur de notre nouvelle couverture est un artiste français qui a consacré son art au prolétariat révolutionnaire. Les lecteurs trouveront sa signature sous sa dédicace aux camarades américains.

Il y a deux semaines, la police parisienne a confisqué La Voix du peuple, l’organe principal de la Confédération du Travail, arrêtant l’éditeur. Le numéro qui a servi de prétexte à ce scandale était consacré à l’anti-militarisme. L’illustration de la couverture, dessinée par Grandjouan représente le retour à la maison du soldat.

De quelques traits magistraux, l’artiste représente le soldat revenant de la région en grève de Narbonne où il a aidé à « restaurer l’ordre », baïonnette sur le fusil.

Sa mère l’accueille avec un cri d’indignation « C’est toi qui a tiré sur le peuple ! ». Elle lui crache au visage. Derrière elle se tient le père, furieux de la perfidie de son fils, et le menaçant de son poing fermé.

La Voix du peuple n’est en aucun cas le seul journal révolutionnaire qui bénéficie des idées et de l’art de Grandjouan. Rares sont les publications radicales en France auxquelles il ne contribue pas. Ses dessins pour Les Temps Nouveaux, un hebdomadaire anarchiste publié par nos camarades parisiens sont particulièrement percutants.

Avec Steilen, l’artiste français le plus en vue, qui dépeint de manière si réaliste la misère sociale, Grandjouan contribue à L’Assiette au Beurre, chaque numéro du journal étant consacré à un sujet particulier. Le dernier numéro que j’ai vu à Paris représente les « Hommes de l’Ordre » : ruisselant de sang, ils représentent le juge, le prêtre, le politicien, le procureur , Thiers – le Boucher de la Commune – et même l’ex-communard lui-même. Ce dernier, gras et satisfait, crie « Moi aussi je suis pour l’ordre. Je suis maintenant un propriétaire ».

Le camarade Grandjouan travaille maintenant sur une série de concepts qui se révélera posséder un formidable effet artistique et révolutionnaire. Les dessins doivent illustrer les particularités des différents types d’ouvriers, représentant toute la gamme du monde du travail.

On peut mentionner un large éventail d’artistes français notables qui travaillent dans le même esprit que Grandjouan. Leurs crayons et pinceaux offrent au monde ce que Aristide Bruant a offert à la chanson de rues des clochards, parias et prostituées. A savoir, Steinlen, Delaunoy, Herman Paul, Zola, Mirbeau, Richepin, Charpentier, Rictus, etc. « En fait, il n’existe aucun artiste conséquent qui ne soit pas aussi un révolutionnaire » a dit Grandjouan durant notre conversation.

Cela me fait penser à nos propres artistes en vue qui, quoi que ne pouvant pas être comparés sur le plan artistique à leurs collègues français, sont de loin supérieurs à ces derniers concernant leur génie à gagner de l’argent. Personne ne peut les accuser d’avoir jamais franchi la ligne jaune ou les limites que leur a fixée la couleur politique des journaux ou partis pour lesquels ils travaillent. Ils dessinent ce qu’on leur ordonne, tout ce qui sera approuvé par les normes morales du citoyen ordinaire et de sa femme vertueuse. Certes, les caricatures sont parfois amusantes ; mais le Seigneur interdit qu’elles puissent devenir caustiques ou mordantes. Ce n’est rien d’autre qu’une satire superficielle de la société pour soulager la terne monotonie des thés de dix-sept heures. La sphère des gouffres économiques et sociaux n’est jamais abordée ; ou, si elle l’est, c’est pour dénoncer les « prétentions impudentes des « gens ordinaires » envers les bonnes choses de la vie.

Que l’artiste doit servir le plus offrant fait partie de l’axiome américain. Le pragmatisme est notre trait principal. On ne peut certainement pas s’attendre à ce que nos artistes soient assez idéalistes pour servir l’art.

C’est seulement en politique qu’on permet quelque latitude à l’artiste ; mais même dans ce cas, des intérêts partisans dictent sa conduite.

Mr. Brisbane écrit que Hearst paye pour cela. Mr. Opper reçoit ses idées toutes prêtes, à illustrer de manière fidèle et stéréotypée. Mr. Hearst ferait-il une volte-face politique que ses journalistes et caricaturistes en feraient de même.

Durant la campagne du 16 au 1, Homer Davenport a soutenu le parti de Bryan. McKinley et Mark Hanna se traînant misérablement à ses pieds. Le dévouement le plus zélé de Mr. Davenport envers le free silver s’est manifesté sous la forme d’une caricature de la planche à billets avec à une extrémité John Most et, à l’autre, Mark Hanna. Pendant la dernière campagne présidentielle, le même artiste a bu le nectar dans les jardins du Parti Républicain. Sa récompense sous forme d’un chèque de quinze mille dollars était largement suffisante pour inciter n’importe quel artiste américain dessinant dans des journaux à avilir son art.

Là réside la différence fondamentale entre la France et l’Amérique. Delaunoy, Yossot, Herman Paul, Toulouse Lautrec et Grandjouan sont des idéalistes, sensibles aux maux de l’humanité opprimée ; par conséquent, leur art gagne en originalité, force et beauté. Chez nous, la plupart des artistes sont des hommes insensibles, des gens pragmatiques ; donc, leurs facultés créatives s’émoussent et leur travail devient banal.

Notre nouvelle couverture ne nécessite probablement peu d’explication. Pour celles et ceux qui pourraient se poser des questions, je dirais :

La mère de l’humanité, la Terre, est étendue, entravée par le Capital. Une clôture de barbelés, défendue par une épée et un revolver, la sépare de ses enfants. Derrière la clôture, se tient le Maître de la Terre, le capitaliste. A chaque tentative de l’humanité pour approcher sa mère, il montre sévèrement la loi du doigt.

Notre revue continuera à mener le combat contre la tyrannie et le gouvernement. Sa sonnerie de clairon sera toujours « une Terre libre pour un peuple libre ! »

E.G
 

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