★ Sébastien Faure : Autoritaires et Libertaires

Publié le par Socialisme libertaire

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Sébastien Faure (1858 - 1942)

 

« C'est sur la véritable, l'unique, la première cause de tous les maux sociaux que ne s'entendent pas les socialistes. La lutte vient de là.

Libertaires et autoritaires disent volontiers, les uns et les autres que cette cause, c'est l'organisation sociale ; mais ce terme est extrêmement vague, il y a cent façons — parfois contradictoires — de le comprendre et c'est lorsqu'on sort de cette banale généralité que le désaccord naît soudain.

Quand, afin de mieux étudier le corps d'un animal, le naturaliste en examine une à une chaque partie isolément — comme si elle pouvait se séparer de l'ensemble, — le fait ne peut se produire qu'à l'aide d'une abstraction qui n'existe que dans la pensée de l'opérateur mais que dément la réalité des choses. C'est par un procédé du même genre que j'ai pu analyser successivement nos diverses institutions sociales ; mais il est bien certain que, en fait, les unes et les autres font partie d'un tout complètement homogène et dont il est impossible autrement que par la pensée, de détacher les multiples éléments.

Si les institutions économiques pèsent principalement et directement sur les besoins matériels de l'individu ; si les politiques atteignent plus spécialement ses besoins intellectuels ; si les morales frappent plus particulièrement ses besoins psychiques, l'indissoluble lien qui unit tous ces besoins chez l'être social se retrouve dans ces diverses institutions.

C'est que, au fond, et malgré ces adjectifs de distinction : économique, politique, morale, l'iniquité est une comme l'individu est un.

L'agencement social est extrêmement complexe ; il comporte un outillage et des proportions gigantesques ; il peut être comparé à un colossal chantier comprenant les machines les plus diverses et les produits les plus variés. Ici l'on travaille le fer, là le bois, ailleurs les tissus. De formidables arbres de couche, reliés par des milliers de courroies, de tubes, d'axes, de cylindres, d'engrenages à une multitude de mécanismes, communiquent le mouvement à ces derniers. Chaque appareil semble distinct, séparé, et pourtant tout se tient, se commande, s'enchaîne. La force motrice est une ; c'est elle qui distribue la vie à tous ces ouvriers métalliques. Que le moteur éclate, et le silence se fera, le repos se produira.

Assourdi par le vacarme, distrait par la variété du spectacle qui s'offre à sa vue, perdu dans le nuage de poussière et de fumée qui l'enveloppe, le visiteur oublie facilement, dans cette inquiétante complexité, que tous ces appareils obéissent à la même force. Mais, qu'il sorte de cette fournaise, qu'il gravisse la montagne voisine, et là, dominant toute la région travailleuse, il sera frappé par cette admirable unité au sein d'une diversité dont les merveilles l'auront, une à une ébloui.

De même, pour bien envisager l'immense laboratoire où se prépare la souffrance humaine, il faut que le penseur fasse l'ascension ; qu'il s'éloigne du fracas, s'isole et se recueille, après avoir vu et examiné.

Ainsi regardées de haut et se présentant d'ensemble, les choses se simplifient étrangement. Le philosophe, alors, acquiert la certitude que l'organisation d'une société n'est que le développement nécessaire d'un principe primogéniteur ; qu'elle est la réalisation, dans le domaine des faits sociaux, d'une idée-mère ; que les diverses institutions reposent sur cette base unique, qu'elles en dépendent en tout et pour tout, que ce premier principe est aux institutions sociales ce que la force motrice est aux divers ateliers d'une usine, ce que le principe vital est aux organes d'un animal, qu'en un mot c'est lui, et lui seul qui les anime, les développe, les mouvemente, les met en action; qu'il en est la raison d'être ; que, sans lui, elles se pulvériseraient. 
 

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Observateur et doué d'une logique pénétrante, le monde socialiste a compris cette vérité ; il a compris qu'ainsi les institutions sociales de toute nature : économiques, politiques, morales, ne sont en réalité, par rapport à la souffrance universelle, que des causes dérivées ; qu'il faut chercher au dessus la cause première de cette organisation ; que, maintenue cette cause, toute la structure sociale garderait l'empreinte des mêmes vices ; que le seul moyen de remédier au mal, c'est d'en dénoncer l'origine et d'attaquer résolument celle ci.

L'élément socialiste autoritaire voit cette origine dans le principe de « propriété individuelle ».

L'élément libertaire la découvre dans le principe « d'autorité ».

Ma conviction est que cette dernière opinion est fondée.

Je vais donc indiquer d'abord où gît l'erreur ; je justifierai ensuite mon appréciation.

Cette question est de premier ordre, car c'est de sa solution que dépend tout le problème.

Je répète les termes de celui-ci : L'humanité souffre ; elle est accablée par la douleur. Quelle est la source de ce fleuve d'infortune ? « C'est la propriété individuelle, parce qu'elle fait les uns riches et les autres pauvres » disent les socialistes autoritaires ; et les libertaires de répondre : « C'est l'Autorité, parce qu'elle engendre toutes les servitudes et s'oppose à la libre satisfaction de tous les besoins: physiques, intellectuels et moraux, satisfaction qui constitue, pour chaque individu, le bonheur, «tout le bonheur ! »

Telles sont les deux réponses ; voyons quelle est la bonne ; examinons qui a tort, qui a raison.

   
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Malgré les obscurités dont on semble s'être plu à envelopper cette question, il est assez simple d'y apporter la lumière. La cause réelle, première, unique de la mondiale adversité se reconnaît au caractère « d'universalité » qu'elle doit nécessairement revêtir. Toute cause qui ne portera pas ce trait distinctif devra être repoussée; seule, devra être acceptée pour telle celle qui présentera ce « signe de reconnaissance ».

Mais comment distinguer ce cachet « d'universalité » ?

En soumettant la cause présumée aux deux épreuves suivantes :

1° Examiner si les souffrances humaines se rattachent toutes à cette cause, et multiplier les expériences dans le domaine physique, intellectuel et moral, pour arriver à une certitude en remontant de l'effet à la cause.

2° Contrôler le résultat de cette première constatation par la preuve inverse, c'est-à-dire en descendant de la cause à l'effet, pour voir si, en l'absence de la première, le second disparaît.

On voit que rien n'est plus simple ni plus concluant.

Ce critérium admis — et il me semble impossible de le contester, — expérimentons en premier lieu sur la propriété individuelle.

L'observation établit que la forme actuelle de la propriété — ce que j'ai appelé l'iniquité économique — donne naissance aux inégalités les plus choquantes, à des compétitions sans nombre, à un épouvantable paupérisme. J'ai énuméré et décrit trop complaisamment ces plaies sociales pour que vienne à l'esprit du lecteur la pensée de me reprocher d'avoir celé quoi que ce soit de ces tortures.

J'ai déjà eu l'occasion de dire et je ne saurais trop répéter qu'étant donné l'imbrisable chaîne que forment les diverses institutions sociales, il est facile de retrouver en chacune d'elles le stigmate de toutes les autres. Aussi, n'éprouvè-je aucune difficulté à convenir que notre système du « tout appartient à quelques-uns » pèse, tant directement qu'indirectement, d'un poids énorme sur les destinées de l'individu.

Mais peut-on, quelle que soit la souffrance examinée et quel qu'en soit le sujet, soutenir que c'est l'application de cette unique formule qui la détermine ?

Si l'individu n'avait que des besoins économiques à satisfaire; si, pour être et se sentir heureux, il suffisait de posséder bonne table, bon gîte, bon vêtement ; si le plaisir se bornait aux jouissances dites matérielles, on pourrait hardiment répondre par l'affirmative.

Mais l'homme n'est-il donc qu'un ventre ? N'est-il donc qu'un estomac qui digère ? N'est-il qu'un composé de sens qui jouissent ou souffrent ? Est-il heureux par le fait seul qu'il mange lorsqu'il a faim, boit quand il a soif, se repose lorsqu'il est fatigué, dort quand il a sommeil et.... aime quand il est en rut ?

Sans doute, tout cela, c'est du bonheur; c'est une partie du bonheur ; je ne le nie pas, mais ce n'est pas tout le bonheur.

Car l'être social du XIXe siècle ressent, parallèlement à ces besoins de nutrition, de vêtement, d'habitat, de reproduction, toute la gamme des besoins cérébraux et affectifs.

Il pense, il sait, il veut, il aspire, il sympathise, il affectionne. Si la suppression du travail excessif, de l'excessive privation et de l'insécurité du lendemain suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les « anti-propriétaires », comment se fait-il qu'ils ne soient pas parfaitement heureux, ceux qui, vivant dans l'opulence et à l'abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser, de ce qu'ils désirent, à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ?

Pourtant ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c'est vrai, mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions de l'ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu'en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts. des indignations, des révoltes.

Ceux-là ne souffrent point, n'est-ce pas, de la forme propriétaire, puisqu'ils en accaparent tous les avantages ? Et pourtant ils sont malheureux aussi. Voilà donc que sur le premier point nous trouvons en défaut la propriété individuelle considérée comme cause première et unique. 
 

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Il est vrai que les dialecticiens anti-propriétaires ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils répondent que ceux dont je viens de parler ne souffrent pas directement de l'organisation économique, que tout au contraire ils en bénéficient ; mais qu'ils en pâtissent indirectement, parce que c'est la susdite organisation qui a suscité et qui nécessite les institutions politiques et morales dont ils ont à se plaindre, et qui jettent tant d'ombre dans la clarté de leur existence

Eh bien ! si l'on admet cette hypothèse — je me sers du mot hypothèse parce que cette opinion même historiquement, n'est nullement démontrée, — il suffit d'examiner si la transformation de la seule organisation économique suffirait à faire disparaître les tourments dont il est question. Si oui, c'est que la propriété individuelle est bien réellement la cause première et unique de tous les maux, puisque. celle-ci supprimée, la souffrance universelle est conjurée. Si non, c'est que cette cause est ailleurs.

C'est nécessairement le second point de ma démonstration.

Or les socialistes qui dénoncent la propriété individuelle comme l'unique cause de la douleur sociale sont partisans de l'autorité.

Ils n'entendent en aucune façon briser toutes les entraves, toutes les contraintes. Croyant la réglementation nécessaire ils se proposent, le pouvoir conquis, de le faire servir à l'application de leur système et de rétablir sous l 'euphémisme d'« administration des choses » un système Étatiste — le quatrième État, l'État socialiste, l'État ouvrier, — dont le rôle sera de gérer la richesse sociale, d'élaborer et de prendre pour cela des décisions d'ordre général et conséquemment de les faire respecter.

Qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, cette conception particulière d'une société socialiste est la continuation de notre système gouvernemental. Car, pour être en mesure d'assurer l'exécution d'une décision quelconque, et a fortiori d'un ensemble de décisions simultanées et successives embrassant la totalité des manifestations de la vie individuelle et collective, il est indispensable d'employer la force. C'est donc le maintien fatal de ce formidable appareil répressif qui nécessite: police, tribunaux et prisons ; c'est l'obligatoire perpétuation de cette écrasante hiérarchie qui va du pouvoir suprême au plus humble représentant du fonctionnarisme ; c'est enfin non moins forcément la compression douloureuse de tous les besoins intellectuels et psychiques pour que les individus ne soient pas tentés d'enfreindre la règle.

Seraient-ils heureux ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ou encore condamnés par la magistrature aux plus durs travaux ?

Les rivalités s'exerceraient-elles moins violemment qu'aujourd'hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d'envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé, elles se livreraient bataille pour les premières places dans la hiérarchie administrative ?

Aurait-il plus que de nos jours la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c'est-à-dire de goûter le bonheur, l'individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd'hui, plus qu'aujourd'hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ?

Il est facile de concevoir une société dans laquelle n'existerait plus la propriété individuelle et survivraient pourtant avec toutes leurs conséquences les institutions politiques et morales de notre époque.

La transformation de l'organisation propriétaire n'amènerait pas le moins du monde la suppression des iniquités politiques et morales. Ceux qui sont victimes du « Tous obéissent à quelques-uns » continueraient à être torturés.

Donc les socialistes autoritaires une fois de plus ont tort.

Dans une œuvre admirablement documentée, Émile de Lavelaye, une de leurs autorités — en étudiant « la propriété et ses formes primitives » démontre que l'appropriation privée est de date relativement récente et que, en tous cas, elle a été, dans tous les pays, précédée d'une appropriation plus ou moins commune.

Si il était exact que le malheur social provînt du seul « Tout est à quelques uns », il faudrait conclure que les peuples primitifs durent connaître la vie heureuse. Or l'histoire, la tradition et la science établissent qu'il n'en fut rien.

L'erreur des socialistes autoritaires gît dans ce fait que, exaspérés par l'iniquité qui accable le plus grand nombre et opprime les besoins les plus universels et les plus urgents à satisfaire: l'iniquité économique, ils n'ont vu que celle-là et, étudiant ses rapports avec les deux autres, constatant son évidente ingérence dans le domaine politique et moral, ils l'ont prise — à la légère — pour le point de départ de tous les crucifiements.

Ce qui a contribué, plus que tout autre chose à les faire verser dans cette ornière, c'est l'influence décisive de l'école socialiste Allemande et des écrits de Karl Marx considérés comme l'Evangile du Parti, bien que, sur mille membres de celui-ci, il n'y en ait pas cinquante qui les aient lus, pas cinq qui les aient compris.

Je conclus en disant que les socialistes autoritaires se trompent : en prenant la propriété individuelle pour la cause unique de la douleur universelle, ils ont simplement pris la partie pour le tout.

Examinons maintenant la réponse des libertaires qui accusent l'Autorité de tout le mal et procédons comme pour la propriété privée. »
 

Sébastien Faure, La Plume, 1895  

 

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