★ L’ANARCHIE, C’EST L’ORDRE
★ Anselme Bellegarrigue
in L'Anarchie, journal de l'ordre (1850).
« Si je me préoccupais du sens communément attaché à certains mots, une erreur vulgaire ayant fait d’anarchie le synonyme de guerre civile, j’aurais horreur du titre que j’ai placé en tête de cette publication, car j’ai horreur de la guerre civile. Je m’honore et je me flatte tout à la fois de n’avoir jamais fait partie d’un groupe de conspirateurs ni d’un bataillon révolutionnaire ; je m’en honore et je m’en flatte, parce que cela me sert à établir, d’un côté, que j’ai été assez honnête pour ne pas duper le peuple, et, de l’autre, que j’ai été assez habile pour ne pas me laisser duper par les ambitieux. J’ai regardé passer, je ne dirai pas sans émotion, mais au moins puis-je dire avec le plus grand calme, les fanatiques et les charlatans, prenant en pitié les uns et méprisant souverainement les autres. Et quand, ayant dressé mon enthousiasme à ne bondir que dans l’étroite circonscription d’un syllogisme, j’ai voulu, après des luttes sanglantes, additionner la somme de bien-être que m’avait rapportée chaque cadavre, j’ai trouvé zéro au total ; or, zéro c’est néant.
J’ai horreur du néant ; j’ai donc horreur de la guerre civile.
Que si j’ai écrit ANARCHIE sur le frontispice de ce journal, ce ne peut être, par conséquent, pour laisser à ce mot la signification que lui ont donné, fort à tort, ainsi que je l’expliquerais tout à l’heure, les sectes gouvernementalistes, mais pour lui restituer, tout au contraire, le droit étymologique que lui concèdent les démocraties.
L’anarchie est le néant des gouvernements. Les gouvernements, dont nous sommes les pupilles, n’ont naturellement trouvé rien de mieux à faire qu’à nous élever dans la crainte et l’horreur du principe de leur destruction. Mais comme, à son tour, les gouvernements est le néant des individus ou du peuple, il est rationnel que le peuple, devenu clairvoyant à l’endroit des vérités essentielles, reporte sur son néant propre toute l’horreur qu’il avait d’abord ressentie pour le néant de ses instituteurs.
L’anarchie est un vieux mot, mais ce mot exprime pour nous une idée moderne, ou plutôt un intérêt moderne, car l’idée est la fille de l’intérêt. L’histoire a appelé anarchique l’état d’un peuple au sein duquel se trouvaient plusieurs gouvernements en compétition, mais autre chose est l’état d’un peuple qui, voulant être gouverné, manque de gouvernement précisément parce qu’il en a trop, et autre chose l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus. L’anarchie antique a été effectivement la guerre civile et, cela, non parce qu’elle exprimait l’absence, mais bien la pluralité des gouvernements, la compétition, la lutte des races goubernatives.
La notion moderne de la vérité sociale absolue ou de la démocratie pure a ouvert toute une série de connaissances ou d’intérêts qui renversent radicalement les termes de l’équation traditionnelle. Ainsi, l’anarchie, qui au point de vue relatif ou monarchique signifie guerre civile, n’est rien de moins, en thèse absolue ou démocratique, que l’expression vraie de l’ordre social.
En effet
- Qui dit anarchie, dit négation du gouvernement
- Qui dit négation du gouvernement, dit affirmation du peuple ;
- Qui dit affirmation du peuple, dit liberté individuelle ;
- Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de chacun ;
- Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité ;
- Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité ;
- Qui dit fraternité, dit ordre social ;
Donc qui dit anarchie, dit ordre social.
Au contraire :
- Qui dit gouvernement, dit négation du peuple ;
- Qui dit négation du peuple, dit affirmation de l’autorité politique ;
- Qui dit affirmation de l’autorité politique, dit dépendance individuelle ;
- Qui dit dépendance individuelle, dit suprématie de caste ;
- Qui dit suprématie de caste, dit inégalité ;
- Qui dit inégalité, dit antagonisme ;
- Qui dit antagonisme, dit guerre civile ;
Donc qui dit gouvernement, dit guerre civile.
Je ne sais si ce que je viens de dire est ou nouveau, ou excentrique, ou effrayant. Je ne le sais ni ne m’occupe de le savoir.
Ce que je sais c’est que je puis mettre hardiment mes arguments en jeu contre toute la prose du gouvernementalisme blanc et rouge passé, présent et futur. La vérité est que, sur ce terrain, qui est celui d’un homme libre, étranger à l’ambition, ardent au travail, dédaigneux du commandement, rebelle à la soumission, je défis tous les arguments du fonctionnarisme, tous les logiciens de l’émargement et tous les folliculaires de l’impôt monarchique ou républicain, qu’il s’appelle d’ailleurs progressif, proportionnel, foncier, capitaliste, rentier ou consommateur.
Oui, l’anarchie c’est l’ordre ; car, le gouvernement c’est la guerre civile.
Quand mon intelligence pénètre au-delà des misérables détails sur lesquels s’appuie la polémique quotidienne, je trouve que les guerres intestines qui ont, de tout temps, décimé l’humanité se rattachent à cette cause unique, c’est-à-dire le renversement ou la conservation du gouvernement.
En thèse politique, s’égorger a toujours signifié se dévouer à la durée ou à l’avènement d’un gouvernement. Montrez-moi un endroit où l’on s’assassine en masse et en plein vent, je vous ferais voir un gouvernement à la tête du carnage. Si vous cherchez à vous expliquer la guerre civile autrement que par un gouvernement qui veut venir et un gouvernement qui ne veut pas s’en aller, vous perdrez votre temps : vous ne trouverez rien.
La raison est simple.
Un gouvernement est fondé. À l’instant même où le gouvernement est fondé, il a ses créatures, et, par suite, ses partisans ; et au même moment où il a ses partisans, il a aussi ses adversaires. Or, le germe de la guerre civile est fécondé par ce seul fait, car vous ne pouvez point faire que le gouvernement, investi de la toute puissance, agisse à l’égard de ses adversaires comme à l’égard de ses partisans. Vous ne pouvez point faire que les faveurs dont il dispose soient également réparties entre ses amis et ses ennemis. Vous ne pouvez point faire que ceux-là ne soient choyés, que ceux-ci ne soient persécutés. Vous ne pouvez donc point faire que, de cette inégalité, ne surgisse tôt ou tard un conflit entre le parti des privilégiés et le parti des opprimés. En d’autres termes, un gouvernement étant donné, vous ne pouvez pas éviter la faveur qui fonde le privilège, qui provoque la division, qui crée l’antagonisme, qui détermine la guerre civile.
Donc, le gouvernement, c’est la guerre civile.
Maintenant s’il suffit d’être, d’une part, le partisan, et, de l’autre, l’adversaire du gouvernement pour déterminer un conflit entre citoyens ; s’il est démontré qu’en dehors de l’amour ou de la haine qu’on porte au gouvernement, la guerre civile n’a aucune raison d’exister, cela revient à dire qu’il suffit, pour établir la paix, que les citoyens renoncent, d’une part, à être les partisans, et, de l’autre, à être les adversaires du gouvernement.
Mais, cesser d’attaquer ou de défendre le gouvernement pour impossibiliser la guerre, civile, ce n’est rien de moins que n’en plus tenir compte, le mettre au rebut, le supprimer afin de fonder l’ordre social.
Or, si supprimer le gouvernement c’est, d’un côté, établir l’ordre, c’est, d’un autre côté, fonder l’anarchie ; donc, l’ordre et l’anarchie sont parallèle.
Donc, l’anarchie c’est l’ordre.
Avant de passer aux développements qui vont suivre, je prie le lecteur de se prémunir contre la mauvaise impression que pourrait faire sur lui la forme personnelle que j’ai adopté dans le but de faciliter le raisonnement et de précipiter la pensée. Dans cet exposé, MOI signifie bien moins l’écrivain que le lecteur ou l’auditeur ; MOI c’est l’homme. »
★ Anselme Bellegarrigue : pionnier de l'anarchisme - Socialisme libertaire
" Anselme Bellegarrigue (1813-vers 1869) est un pionnier de l'anarchie. Jusqu'alors, on savait peu sur de ce Gersois. Il fut tour à tour journaliste, avocat, professeur, voyagea en Amérique à ...
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★ Anselme Bellegarrigue : pionnier de l'anarchisme.