★ MALATESTA : L’État « socialiste »
« L’OBJECTIF des sociaux-démocrates est la « conquête des pouvoirs publics ». Nous n’examinerons pas ici si ce but correspond à leurs théories historiques selon lesquelles la classe économiquement prédominante détiendrait toujours fatalement le pouvoir politique, et que donc l’émancipation économique devrait nécessairement précéder l’émancipation politique. Nous ne discuterons pas si, en admettant la possibilité de la conquête du pouvoir politique par une classe déshéritée, les moyens légaux peuvent suffire à ce but.
Nous voulons seulement discuter maintenant si la conquête des pouvoirs publics entre ou non dans l’idéal socialiste d’une société d’êtres libres et égaux, sans suprématie ni division de classes.
Les sociaux-démocrates, en particulier les Italiens, qu’ils en conviennent ou non, ont subi plus que d’autres l’influence des idées anarchistes. Ils disent parfois, du moins quand ils polémiquent avec nous, qu’ils veulent aussi abolir l’État, dans le sens de gouvernement, et que c’est précisément pour pouvoir l’abolir qu’ils veulent s’en emparer. Qu’est-ce que cela signifie ? S’ils comprenaient ce qu’ils veulent, c’est-à-dire dès la conquête de l’État : abolir celui-ci, annuler toute caution judiciaire des « droits acquis », dissoudre toute force armée officielle, supprimer tout pouvoir législatif, laisser une autonomie pleine et complète à toutes les localités, toutes les associations, tous les individus, promouvoir l’organisation sociale de bas en haut, au moyen de la libre fédération des groupes de producteurs et de consommateurs, alors toute la question se réduirait à une question de mots pour exprimer les mêmes idées. Dire « Nous voulons assaillir cette forteresse et la détruire » ou dire « Nous voulons nous emparer de cette forteresse pour la démolir », cela signifie une seule et même chose.
Il resterait toujours entre nous et les socialistes la différence d’opinions, certes très importante, sur la participation aux élections et l’entrée des socialistes au Parlement : si ces élections favorisent la révolution ou lui font obstacle, si ces élections préparent les gens à une transformation radicale des organes présents, si elles enseignent au peuple à accepter après la révolution une nouvelle tyrannie. Du moins, sur le but, nous serions parfaitement d’accord.
Cependant, il est certain que ces déclarations de s’emparer de l’État pour le détruire sont soit des artifices critiquables de polémique, soit, si elles sont sincères, des propos d’anarchistes en formation, qui croient être encore démocrates.
Les vrais sociaux-démocrates ont une tout autre idée de la « conquête des pouvoirs publics ». Au Congrès de Londres, pour citer une manifestation récente (1896) et solennelle, ils ont déclaré publiquement qu’il faut conquérir les pouvoirs publics « pour légiférer et administrer la nouvelle société ». Et dans le dernier numéro de Critica Sociale [1], on lit que « c’est une erreur de croire que le Parti socialiste, une fois au pouvoir, pourra ou voudra diminuer les impôts. Au contraire, l’État devra, en augmentant graduellement les impôts, absorber graduellement la richesse privée pour appliquer les grandes réformes que le socialisme se propose (institution de caisses de retraite, d’invalidité, sécurité sociale, réforme de l’enseignement digne d’un pays civilisé, indemnisation du grand capital, etc.) », pour se préparer au « but lointain du communisme parfait, lorsque tout deviendra un service public et que la richesse privée sera identique à la richesse de la société ».
Voilà donc le beau et bon gouvernement que les socialistes nous proposent : un gouvernement avec toute la suite indispensable de percepteurs, d’huissiers (pour les contribuables retardataires), de gendarmes et de gardiens de prisons (au cas où l’huissier serait jeté par la fenêtre), de juges, d’administrateurs des fonds de l’assistance publique, de programmes scolaires et d’instituteurs officiels, de gestion de la dette publique pour payer les intérêts du capital indemnisé, etc. ; et naturellement le corps législatif qui fait les lois et détermine l’impôt et les différents fonctionnaires qui exécutent et interprètent les lois.
Il peut y avoir des différences de modalité, de tendances plus ou moins accentuées, de méthodes plus ou moins dictatoriales ou démocratiques, de procédés plus ou moins rapides ou graduels, mais dans le fond ils sont tous d’accord, parce que c’est l’essentiel de leur programme.
Maintenant, il faut voir si ce gouvernement, que les socialistes admirent, offre des garanties de justice sociale. S’il peut ou veut abolir les classes, détruire toute exploitation et toute oppression de l’homme par l’homme, si, en un mot, il peut ou veut fonder une société véritablement socialiste.
Les sociaux-démocrates partent du principe que l’État, le gouvernement, n’est que l’organe politique de la classe dominante. Dans une société capitaliste, disent-ils, l’État sert nécessairement les intérêts des capitalistes et garantit leur droit d’exploiter les travailleurs, mais dans une société socialiste, lorsque la propriété individuelle sera abolie et qu’avec la destruction des privilèges économiques les distinctions de classes auront disparu, alors l’État représentera tous les citoyens et deviendra l’organe impartial des intérêts sociaux de tous les membres de la société.
C’est ici qu’apparaît nécessairement une difficulté. S’il est vrai que le gouvernement est nécessairement et toujours l’instrument des possesseurs des moyens de production, comment pourra se produire le miracle d’un gouvernement socialiste surgi en plein régime capitaliste, dans le but d’abolir le capitalisme ? Est-ce que ce sera, comme le voulaient Marx et Blanqui, au moyen d’une dictature imposée par la révolution, par un coup de force qui décrète et impose révolutionnairement la confiscation de la propriété privée en faveur de l’État qui représente les intérêts de la collectivité ? Ou bien alors, comme les marxistes et une grande partie des blanquistes modernes le veulent, au moyen de la majorité socialiste envoyée au Parlement par le suffrage universel ? Procédera-t-on d’un coup à l’expropriation des classes dominantes par la classe économique et assujettie, ou bien graduellement en obligeant les propriétaires et les capitalistes à se laisser priver peu à peu de tous leurs privilèges ?
Tout cela semble contredire étrangement la théorie du « matérialisme historique », qui est le dogme fondamental des marxistes. Mais nous ne voulons pas dans cet article examiner ces contradictions ni rechercher ce qu’il y a de vrai dans la doctrine du matérialisme historique.
Supposons donc que, d’une façon quelconque, le pouvoir soit aux mains des socialistes et qu’un gouvernement socialiste soit solidement formé. L’heure du triomphe du socialisme en serait-elle pour autant arrivée ?
Nous ne le croyons pas.
Si l’institution de la propriété individuelle est la source de tous les maux que nous connaissons, ce n’est pas parce que tel terrain est inscrit au nom d’un tel, mais parce que l’inscription donne le droit à cet individu d’utiliser la terre comme il lui plaît, et l’usage qu’il en fait est généralement mauvais, au détriment de ses semblables. Toutes les religions, à leur début, ont dit que la richesse est une charge qui oblige les possesseurs à s’occuper du bien-être des pauvres et à en être les pères. Dans les origines du droit civil, on trouve que le seigneur de la terre a tellement d’obligations civiques qu’il est plutôt l’administrateur des biens dans l’intérêt public, ainsi que le propriétaire dans le sens moderne du terme. Mais l’homme est ainsi fait que lorsqu’il a le pouvoir de dominer et d’imposer aux autres sa volonté, il en use et en abuse jusqu’à les réduire en un esclavage abject. Aussi, le seigneur, qui devait être le père et le protecteur des pauvres, est toujours devenu un exploiteur féroce.
C’est ce qui est aussi toujours arrivé et arrivera toujours aux gouvernants. Il est inutile de dire que lorsque le gouvernement viendra du peuple, il fera selon les intérêts du peuple. Tous les pouvoirs sont issus du peuple, puisque seul le peuple donne la force, et tous ont opprimé le peuple. Inutile de dire que lorsqu’il n’y aura plus de classes privilégiées, le gouvernement ne pourra qu’être que l’organe de la volonté de tous. Les gouvernants constituent eux aussi une classe, qui entraîne une solidarité de classe bien plus puissante que celle qui existe dans les classes fondées sur les privilèges économiques.
Il est vrai qu’aujourd’hui le gouvernement sert la bourgeoisie, mais c’est parce que ses membres sont des bourgeois, il ne la sert pas en tant qu’institution. Du reste, en tant que gouvernement, comme tous les esclavages, il hait son patron, le trompe et le vole. Ce n’était pas pour servir la bourgeoisie que Crispi [2] détournait les fonds publics ni pour la servir qu’il violait la Constitution.
Celui qui est au pouvoir veut y rester et veut à toute force faire triompher sa volonté. Et puisque la richesse est un instrument très efficace de pouvoir, le gouvernant, même s’il ne vole pas et n’abuse pas personnellement, suscite autour de lui la formation d’une classe qui lui doit ses privilèges et est intéressée à ce qu’il reste au pouvoir. Les partis du gouvernement sont sur le terrain politique ce que sont les classes propriétaires sur le terrain économique.
Les anarchistes l’ont dit mille fois, et toute l’histoire le confirme : propriété individuelle et pouvoir politique sont deux maillons de la chaîne qui opprime l’humanité, les deux tranchants de la lame du poignard du criminel. Il est impossible de se libérer de l’une sans se libérer de l’autre. Une fois la propriété individuelle abolie sans abolir le gouvernement, elle renaîtra grâce aux gouvernants. Abolir le gouvernement sans abolir la propriété individuelle, c’est laisser les propriétaires reconstruire le gouvernement.
Lorsque Friedrich Engels, sans doute pour parer à la critique anarchiste, disait qu’après la disparition des classes, l’État, à proprement parler, n’a plus de raison d’être et se transforme de gouvernement des hommes en administration des choses, il ne faisait qu’un piètre jeu de mots. Celui qui domine les choses domine les hommes ; qui gouverne la production gouverne les producteurs ; qui mesure la consommation est le maître des consommateurs.
La question est celle-ci : ou les choses sont administrées selon des pactes libres entre les intéressés et alors c’est l’anarchie ; ou elles sont administrées selon des lois faites par les administrateurs et alors c’est le gouvernement, l’État, et il est fatalement tyrannique.
Il ne s’agit pas ici de la bonne foi et de la bonne volonté d’untel ou untel, mais de la fatalité des situations et des tendances que les hommes présentent généralement quand ils sont dans certaines circonstances.
Du reste, s’il s’agit vraiment du bien de tous, si on entend vraiment administrer les biens dans l’intérêt des administrés, qui peut le faire mieux que ceux qui produisent ces biens et qui doivent les consommer ?
À quoi sert un gouvernement ? Le premier acte d’un gouvernement socialiste arrivant au pouvoir devrait être : « Considérant que nous ne pouvons rien faire de bon au gouvernement et que nous paralyserions ainsi l’action du peuple en l’obligeant à attendre des lois que nous ne pourrons faire qu’en sacrifiant les intérêts des uns à d’autres et ceux de tous aux nôtres, comme gouvernants, nous déclarons abolie toute autorité et invitons tous les citoyens à s’organiser en associations correspondant à leurs différents besoins et nous nous en remettons à l’initiative de ces associations et allons en leur sein y apporter notre contribution personnelle par le travail. »
Aucun gouvernement n’a jamais fait quelque chose de semblable, il en irait de même d’un gouvernement socialiste. C’est pourquoi le peuple, lorsqu’il aura assez de force, et s’il est inspiré, empêchera la formation de tout gouvernement. »
Errico Malatesta
Agitazione, Ancône, 15 mai 1897.
NOTES :
[1] Revue de Milan, 1er mai 1897, article en italien, « Le parti socialiste et les impôts », de Giuseppe Bonzo. [Note de Luigi Fabbri dans Studi Sociali, Montevideo / Buenos Aires, n° 1, 8 septembre 1930]
[2] Francesco Crispi (1819-1901), ministre de l’Intérieur, chef du gouvernement, champion de la répression comme solution sociale et coloniale, et prévaricateur.
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste
★ Le 14 mars 1897, à Ancône (Italie), Errico Malatesta, rentré clandestinement en Italie, publie le premier numéro du journal "L'Agitazione". Periodico (hebdomadaire) Socialiste-anarchiste qui sera publié jusqu'au 12 mai 1898.
★ La pensée politique d'Errico Malatesta - Socialisme libertaire
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