★ Un engagement féministe et anarchiste, fondé sur une révolte existentielle

Publié le par Socialisme libertaire

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Un Engagement Féministe Et Anarchiste, Fondé Sur Une Révolte Existentielle
In dossier « Des composantes existentielles de l’engagement libertaire » 
Par Hélène Hernandez.  

 

« Notre militantisme féministe et anarchiste a été déclenché, il y a près de cinquante ans, par un événement majeur qui nous ébranla et mit à jour notre révolte. Le « nous », utilisé dans ce texte, n’efface pas le « je », car le « je » est constitutif du « nous ». Et le « nous » apporte, par le collectif, confiance et force au « je ».

Partir de notre militantisme nous fait parcourir depuis 1971 des étapes d’expériences et le développement d’un processus qui nous permet d’affirmer très tôt un féminisme libertaire. Banlieue rouge, une lycéenne accouche dans les WC du lycée technique. Choc pour nous, lycéens et lycéennes de l’établissement d’à côté, lycée classique et moderne qui se nommera ensuite Louise Michel. La lycéenne est virée ! Nous nous mettons en grève pour sa réintégration ! Avec quelques copines, autre chose nous dérange : comment une jeune de 16 ans peut-elle accoucher, donc porter un bébé dans son ventre durant neuf mois, sans qu’elle ait pu trouver quelqu’un, quelqu’une à qui parler ? Une mère, une sœur, une copine, une enseignante, une… Comment a-t-elle pu mettre au monde un enfant dans des toilettes ? Sans être fleur bleue, il nous était impossible de concevoir la scène en ce lieu. Alors sit-in sur la nationale bloquant la circulation, et nous autorisant à dire que nous, les copines, nous dépassions la question de l’expulsion du lycée pour l’intégrer dans une problématique de femme : se cacher pour accoucher ou se cacher pour avorter, et subir l’invisibilisation par le rejet de la scolarité, tel était le choix et l’unique choix qui s’imposait à cette jeune femme. Nous, collectivement, avons décidé de porter cette histoire à l’assemblée des Beaux-Arts un midi suivant, deux lycéennes de 16 ans que nous étions. Rappelons-nous, pas de téléphone portable ou fixe, par d’Internet ou réseaux sociaux, pas plus de moyens de transport entre cette banlieue et Paris, vraiment mises au ban à plusieurs lieues de la ville. Marche à pied, bus, métro et arrivées dans un amphi bien rempli de jeunes femmes, vite un micro et une salle à l’écoute de ce que nous disions, et nous avions tant à dire, et nous applaudissant.

Éthique du sujet révolté 

Cette révolte contre ce qui est assigné aux femmes, aux hommes tout autant, mais dans une valence différentielle (1) au détriment des femmes, nous a fait naître comme féministe et anarchiste, afin de nous positionner dans un être-au-monde, une éthique choisie qui nous fassent vivre pleinement en tant que sujet. Mais sujet révolté ! Bien au-delà d’une conscience intuitive ! Militer dans des groupes Femmes, au MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, 1973-1975), dans des groupes anarchistes, et ce en banlieue parisienne et à l’université, dans une revue féministe et libertaire (2), à Paris, affirma que nous étions au monde simultanément en tant qu’être abstrait, engagé dans un mouvement social, essentiel et, en tant qu’être singulier, concret, existentiel. C’est au cours de toute cette militance que la révolte se construisit et se déploya en formant un corpus idéologique à trois facettes solidement arrimées les unes aux autres, se fécondant mutuellement : le féminisme, l’anarchisme et le syndicalisme, si ce n’est révolutionnaire au moins visant l’émancipation sociale. Et à chaque fois dans un collectif ouvrant d’autres chemins à emprunter. Et dans une approche individuelle de lectures qui trouvait à se discuter à nouveau dans le collectif. Par exemple, à l’université, dans le groupe anarchiste, parce que nous étions étudiant·es avec peu de moyens, chacun, chacune achetait un livre et le passait à l’un ou l’une d’entre nous après l’avoir lu ; dès lors que nous étions plusieurs à l’avoir compulsé voire travaillé, nous en débattions ensemble. De même, sur les marchés de banlieue, nous tenions une bibliothèque féministe donnant la possibilité au quidam pour un franc symbolique d’emprunter un livre ; il y avait alors à argumenter pourquoi tel ou tel ouvrage et à rediscuter lors du retour du livre. La révolte puisait là des sources de réponses et de questionnements. Un des livres que nous avons découvert alors, c’est celui de Mary Nash sur le mouvement Femmes libres en Espagne (3), créé en avril 1936, qui avait pour « but de libérer les femmes du triple esclavage dont elles étaient victimes : esclaves de leur ignorance, esclaves en tant que productrices et esclaves en tant que femmes ! » Oppression, exploitation, ignorance, maintenues autant par le capitalisme et le machisme que par la religion. Le mouvement rassembla plus de 20 000 femmes et cela en pleine révolution sociale.

L’histoire du petit « a » 

Autre moment, autre exemple, lors de la Rencontre internationale, intitulée anarcho-féministe, le 2 mai 1992 à Paris, les féministes anarchistes réaffirmèrent leur combat féministe y compris dans le mouvement libertaire et leur engagement anarchiste dans le mouvement féministe.

« Féminiser le mouvement libertaire en y apportant un autre regard, des pratiques différentes, complémentaires, par conséquent profondément égalitaires. Anarchiser les pratiques féministes en refusant le totalitarisme de la sororité, en nommant les différences d’intérêts et donc d’objectifs des courants politiques traversant les mouvements des femmes. Rompre avec les réflexes partidaires propres à toute organisation, fût-elle anarchiste. Nommer les différences, les fédérer, les sexualiser pour les révolutionner, et donc les égaliser dans leur multiplicité. (4) »

La note (4) évoque l’anarcha-féminisme alors que la Rencontre internationale s’ouvrait sur l’anarcho-féminisme. C’est l’histoire du petit « a ». Tout petit en effet et pourtant avec une histoire politique. En effet, au cours de la préparation de la Rencontre, des textes furent écrits qui oscillait entre le « o » et le « a » sans aucune réflexion particulière. Mais au moment de collecter les écrits pour constituer les actes, les deux militantes, dont j’étais, se rendirent compte de cette oscillation. Au cours d’une réunion mixte, nous évoquâmes cela, en présence de compagnons anarchistes, correcteurs de métier. L’un d’eux s’exclama en nous jetant à la figure que nous étions incultes car ne connaissant rien du français ! La figure paternaliste et machiste sortait du bois ! Nous avons compris immédiatement qu’il fallait utiliser le « a » dans « anarcha-féministe » si cela dérangeait autant. D’une part, indiquer le « a » rappelle que très souvent les prénoms féminins se terminent par cette voyelle, et cette sonorité nous plaisait bien. D’autre part, l’ANORG, anarchistes norvégiens, avait produit un texte, traduit par « Anarcha-féminisme ». Et dans le mouvement social, la construction de certains mots se fait par le « o », qui sert de lien entre le premier terme « anarcho » et le second « syndicalisme » pour constituer anarchosyndicalisme ou politico-économique ou encore socio-constructivisme. Alors pourquoi toujours rester dans la norme du vocabulaire qui de par son fondement reste patriarcal. Cette révolte contre le patriarcat trouva-là de quoi s’exprimer. La création n’est-elle pas rupture (5) ?

Notre terrain d’expérimentation est souvent tourné vers le quotidien pour appréhender les lignes de forces et de tensions du patriarcat, du capitalisme, de l’étatisme ou de la religion : comment ces systèmes se conjuguent pour créer les conditions de l’auto asservissement des individu·es. Ainsi nous nous sommes inscrites dans l’action et les responsabilités syndicales comme dans des groupes et commissions femmes en plus des groupes anarchistes. Par exemple, nos interventions dans le mouvement féministe a fait évoluer la conception de la cellule de base de la société, non pas prendre en compte la famille mais l’individu·e ; tout comme nous avons pu militer pour la malvenue du pape, anarchistes et féministes côte à côte, au moment où les luttes ne se portaient que sur les extrémismes religieux. De la même façon, comment accepter la hiérarchisation entre les luttes ?

Subjectivité, imaginaire et valeurs 

La construction existentielle avance au fil des rencontres et des débats, des actions menées et des réflexions rétroactives. Peut-être de temps à autre, une crise existentielle où nous nous demandons si notre vie a un sens, une finalité, une valeur ; introspection mais pas refoulement. Elle conduit à l’identification des choix que nous opérons, elle est relative à l’existence en tant que réalité vécue. La subjectivité y prend une place importante au fil des affinités révélées, au cœur de nous-mêmes, en nous-mêmes et non pas seulement telles qu’elles nous apparaissent. L’imaginaire s’y associe, car comment élaborer des utopies sans rechercher les autres possibles. Notre existence puise dans nos essences, dans nos valeurs, dans nos désirs.

La construction existentielle continue à nourrir la motivation dans notre militance : plus de vingt années dans le syndicalisme (6), aujourd’hui dans un groupe anarchiste (7), depuis près de quarante ans, animant une émission anarcha-féministe hebdomadaire (8) depuis près de trente ans, et un collectif produisant un journal féministe et libertaire (9), de nouveau, depuis quatre années. Articuler individu et collectif, cesser d’opposer différence et égalité parce « la liberté ne sera jamais que radicale, ennemie du pouvoir, de la domination et du conformisme (10) ». »

Hélène Hernandez, 12 juin 2020


Notes : 

1. Françoise Héritier, Masculin, Féminin, la pensée de la différence. Paris, Odile Jacob, 1996.

2. Colères, journal féministe et libertaire de la fin des années 1970, écrit par des militantes issues de plusieurs organisations libertaires ; 3 numéros de mai 1978 à janvier 1980.

3. Mary Nash, Femmes libres, Espagne 1936-1939, Paris, La Pensée sauvage, 1977.

4. Commission Femmes de la Fédération anarchiste, L’anarcha-féminisme, dans Réfractions, n° 24, mai 2010. Ce texte reprend les propos qu’a tenus Thyde Rosell le 2 mai 1992.

5. Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, NRF Gallimard, 1981.

6. CFDT puis Fédération Sud Santé-Sociaux.

7. Groupe Pierre Besnard de la Fédération anarchiste.

8. L’émission Femmes libres sur Radio libertaire, 89.4, existe depuis 1986. Tous les mercredis de 18 h 30 à 20 h 30 ou sur Femmes Libres.

9. Casse-rôles, depuis août 2017. 

10. Micheline de Sève, Pour un féminisme libertaire, Montréal, Boréal Express, 1985.
 

★ Hélène Hernandez est militante anarcha-féministe au sein de la Fédération anarchiste. Elle est notamment l’autrice de Celles de 14, la situation des femmes au temps de la Grande boucherie (Les Éditions libertaires, 2015) et la co-autrice avec Élisabeth Claude d’Anarchisme, Féminisme, contre le système prostitutionnel (Les Éditions du Monde libertaire, 2009), et de nombreux articles dans Le Monde libertaire et Casse-rôles
 

★ Un engagement féministe et anarchiste, fondé sur une révolte existentielle
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