★ Chronique de la désobéissance : Le choix palestinien de la non-violence

Publié le par Socialisme libertaire

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"La petite fille et le soldat" : graffiti antimilitariste de Banksy réalisé sur un mur de Bethléem...

 

« Le choix palestinien de la non-violence.  

« Le “printemps arabe” a commencé en Palestine » ; c’est par ces mots que se termine La Résistance palestinienne : des armes à la non-violence de Bernard Ravenel, idée qui se retrouve en préface. 

Le thème de la « non-violence » – nous dirions plutôt, dans ce cas, de la « désobéissance civile », car, même si elles sont proches, ces deux notions doivent être dissociées ; la désobéissance civile étant une des déclinaisons de la non-violence – est un thème relativement négligé, volontairement ou pas, par ceux qui traitent du conflit israélo-palestinien, aveuglés qu’ils sont par les médias des différents États.

Mais, de la part d’un certain nombre de Palestiniens, c’est un choix moins éthique qu’« une nécessité stratégique », parce que, pour eux, la violence dans ses divers registres n’a pas montré l’efficacité attendue pour qu’ils retrouvent leurs droits ; c’est un choix qui repose sur la désobéissance civile de masse à l’exemple des Algériens qui, dernièrement, en 2019, ont, en évitant toute violence, chassé leur président, à l’exemple des Tunisiens chassant Ben Ali en 2011, à l’exemple des Soudanais qui, en avril 2019, après quatre mois de manifestations populaires, ont renversé Omar Al-Bachir. Comme, au-delà du printemps arabe, les Serbes se débarrassèrent de Milosevic en 1997 ; les Philippins mirent Marcos et sa clique à la porte, etc.

Le peuple exerce ainsi sa souveraineté, mais l’armée, attentive, n’est jamais loin, prête à s’emparer du pouvoir ou à le conserver…

Pour Bernard Ravenel quand il parle de « révolution populaire non-violente », il s’agit de rien moins que d’une « révolution copernicienne », d’un changement radical dans le cheminement des mentalités arabes, préfigurant ce « printemps » de 2010 qui illumina différents pays du Proche-Orient et qui essaima au-delà de ces contrées.

En Algérie, cependant, quelques échauffourées eurent lieu à un endroit où, chaque vendredi, passait le cortège : des policiers, bloquant l’accès à un boulevard, ont fait un usage massif de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants qui ont répliqué par des jets de pierres. D’autres manifestants se sont interposés entre émeutiers et policiers, scandant « Silmiya ! » (Pacifiques !), puis ils ont commencé à nettoyer les rues, ramassant les douilles des lacrymogènes et les pierres.

Bernard Ravenel, en introduction, fait remarquer que la Palestine, comme sujet autonome, aurait bien pu disparaître de la scène internationale. Cela après avoir connu différents contextes géopolitiques : l’Empire ottoman, le mandat britannique, l’établissement d’États arabes indépendants avec le développement du nationalisme arabe. Et puis, surtout, la création de l’État d’Israël accompagnée de la Nakba (l’expulsion de la majorité du peuple palestinien) ; déjà, des déplacements de masse avaient eu lieu : en moins de six mois, de décembre 1947 à mi-mai 1948, des groupes armés sionistes ont expulsé environ 440 000 Palestiniens de 220 villages.

D’autres nations, sans État, ont ainsi été plus ou moins effacées, en tant que telles, de l’Histoire, à l’exemple des Kurdes et de quelques autres.

Mais on ne comprendrait rien au conflit israélo-palestinien si on oubliait la Shoah, le massacre de cinq à six millions de juifs par les nazis.

C’est au début des années 1950, après l’accablement de la Nakba qu’une « contre-violence », une résistance palestinienne armée, voit le jour. Selon Jean-Paul Chagnollaud, en préface, c’est ce qui aurait rendu sa fierté à ce peuple, mais, pour autant, il analyse ces actions guerrières comme ayant donné un « bilan plutôt sombre ».

En février 1947, la Grande-Bretagne, à qui avait été confié, en 1922, un mandat sur la Palestine, décide de porter la question devant les Nations unies qui adoptent alors, en novembre, un plan de partage prévoyant la création d’un État juif et d’un État arabe et, également, un statut international pour Jérusalem. Accepté par les autorités juives, le plan est rejeté par la Ligue arabe et, dès la proclamation de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, les armées des États arabes limitrophes attaquent Israël.

La première guerre israélo-arabe sera marquée par la victoire de l’État hébreu sur les armées égyptienne, syrienne, transjordanienne et irakienne et, de plus, par l’agrandissement du territoire israélien. Au premier semestre de 1949, environ 800 000 Palestiniens au total ont été expulsés par la force ou s’étaient enfuis.

1956-1957, c’est la deuxième guerre israélo-arabe, aussi appelée « crise du canal de Suez » ; en 1967, la guerre des Six-Jours sera la troisième guerre israélo-arabe ; en moins d’une semaine, l’État hébreu tripla son emprise territoriale. « Septembre noir », en 1970, fait des milliers de morts parmi les Palestiniens à la suite d’affrontements avec l’armée jordanienne.

La quatrième guerre israélo-arabe de 1973 est communément appelée « guerre du Kippour », tandis que la cinquième guerre israélo-arabe de 1982, « Paix en Galilée », deviendra la première guerre du Liban, chassant l’OLP de Beyrouth pour Tunis, épisode tristement illustré par le massacre de réfugiés palestiniens dans les camps de Sabra et de Chatila par des phalangistes libanais sous le contrôle et avec la complicité d’Israël.

9 décembre 1987, une intifada (soulèvement en arabe) éclate à Gaza et s’étend à la Cisjordanie. Cette première intifada se veut sans armes, « non-violente », avancent certains ; c’est l’intifada « des pierres » (avec cependant quelques cocktails Molotov), intifada menée surtout par des enfants et des adolescents qui s’attaquent aux forces israéliennes en bloquant les routes avec des barricades de pneus incendiés. Des centaines de personnes se rassemblent autour des mosquées, défiant l’armée de les disperser, et des tracts sont distribués de toutes les manières possibles.

Lors de cette première intifada – et en rupture avec le passé où elles étaient cantonnées à la santé et à l’aide sociale –, la présence des femmes est à remarquer qui, elles aussi, n’hésitèrent pas à affronter l’armée israélienne.

(Cette intifada « non-violente » se déroule en « complémentarité », ou non, avec la lutte armée ; pratique qui tente de s’implanter, de nos jours, en Europe et aux États-Unis.)

Israël répondra à l’intifada par la répression policière et militaire, des déportations, des arrestations, par la torture, par la fermeture des universités, par des sanctions économiques et le développement des implantations israéliennes dans les territoires occupés.

Le 15 novembre 1988, le 19e Conseil national palestinien (Parlement en exil), réuni à Alger, proclame l’indépendance de l’État de Palestine, réaffirme sa condamnation du terrorisme et accepte les résolutions 181, 242 et 338 des Nations unies, ce qui équivaut à une reconnaissance implicite d’Israël.

La deuxième intifada (septembre 2000), contrôlée par le Hamas (islamistes palestiniens), renoncera à cette « non-violence ».

* * * *

L’action non-violente peut reposer sur deux fondements pas forcément contradictoires : d’une part, un choix moral, philosophique ou religieux de refus total de la violence ; de l’autre, une attitude pragmatique, ouverte, en vue d’un succès à plus ou moins long terme, à l’exemple du BDS (boycott, désinvestissement, sanctions).

On pourra s’interroger de ne pas trouver dans ce livre un seul mot sur la campagne BDS. Des Palestiniens de Palestine, des Palestiniens israéliens et des Palestiniens réfugiés, soit 170 associations de la société civile, ont lancé, en juillet 2005, un appel au « boycott, au désinvestissement et aux sanctions contre Israël jusqu’à ce que ce pays applique les lois internationales et les principes universels des droits de l’homme », une initiative totalement autonome de l’Autorité palestinienne ; c’est un appel aux gens de conscience du monde entier pour une large campagne de boycott de l’État d’Israël ; boycott d’Israël et pas seulement des produits des territoires occupés parce qu’« il n’y a pas de séparation structurelle entre l’économie des colonies et l’économie israélienne ».

Cette campagne internationale, citoyenne, non-violente et antiraciste a déjà remporté de nombreuses victoires. Son succès se mesure à la hauteur des réactions de l’État d’Israël qui l’a érigée au rang de « menace stratégique » à son encontre et développe des moyens d’une importance considérable pour museler les militants du monde entier et redorer son image (voir, par exemple, le déroulement de l’Eurovision à Tel-Aviv le 18 mai 2019, destiné à donner une image ouverte et festive d’Israël).

Ne pas mentionner le BDS, ni dans les conditions de son lancement, ni dans ses développements, ni dans ses succès, ni dans les réactions qu’il suscite, est pour le moins étonnant…

C’est Moubarak Awad, un chrétien, né à Jérusalem en 1943, alors sous mandat britannique, qui, après avoir refusé la nationalité israélienne – tout en conservant sa double nationalité palestinienne et américaine –, sera considéré comme l’initiateur de la désobéissance civile lors de la première intifada. Mais c’est une plus longue histoire, datant du mandat britannique, quand les Palestiniens commencèrent leur résistance à la colonisation sioniste. Moubarak Awad sera expulsé par Israël en 1988 ; c’est lors d’un voyage en Palestine, en 1985, qu’il crée le Centre palestinien pour l’étude de la non-violence. Avant cette première intifada, Moubarak Awad avait donné des conférences et publié des articles sur la non-violence comme technique de résistance face à l’occupation israélienne, et le centre avait soutenu de nombreuses actions non-violentes durant les premiers mois de l’intifada. Entre autres techniques, on peut mentionner des plantations d’oliviers sur les lieux des colonies israéliennes, des campagnes de refus de paiement des impôts ou encore l’encouragement à consommer des produits palestiniens. Lui et ses amis, inspirés par Gandhi, par le musulman Ghaffar Khan et par les textes de Gene Sharp, proposaient de remplacer les émeutes par des marches silencieuses. Il appela, par exemple, à la création d’institutions alternatives à l’administration civile israélienne. Il proposait une infrastructure autonome qui servirait de noyau à un futur État palestinien, une infrastructure indépendante d’Israël et également de l’extérieur pour le financement et la gestion des affaires. Il appela à faire des provisions de nourriture, de fioul et à créer des systèmes de financement locaux, etc. Ravenel n’hésite pas à reproduire plusieurs pages des textes de Moubarak Awad. Dernièrement, un nouveau type d’action a été décidé : « créer de nouveaux villages palestiniens sur les terres menacées de confiscation ».

Les propositions d’Awad ne connurent que peu de succès, furent tournées en dérision ; il fut snobé par les représentants de l’OLP qui allèrent jusqu’à l’accuser de collaborer avec la CIA. Plus tard, la mise en pratique du BDS lui redonna une certaine reconnaissance.

* * * *

Les diverses actions guerrières qui se sont donc soldées par un « bilan plutôt sombre » ont, de fait, ouvert un espace pour des actions « civiles », essentiellement pour le BDS. Il s’agit là de « la stratégie du désarmé ».

La stratégie de résistance non-violente est un aspect de la mobilisation populaire palestinienne – en insistant sur le terme de « populaire », c’est-à-dire sur la société civile en son entier –, cette résistance étant pour le moins occultée par la plupart des médias. On pourra se poser la question de la raison de vouloir rendre si peu visibles ces actions. D’un autre côté, il y a comme un « refus de savoir » de la part du public : ouvrir les yeux pourrait aller contre certaines habitudes de penser.

La plupart diront que la non-violence n’est pas le bon moyen de se libérer d’un colonialisme. Est-ce si sûr ?

Ce ne fut certes pas la voie choisie en Algérie. Daniel Guérin, dans Quand l’Algérie s’insurgeait, 1954-1962 (La Pensée sauvage, 1979), citait cependant, brièvement, des moyens de lutte « pas violents », tels que la non-coopération, la résistance passive, les grèves, l’éducation des masses, etc. Mais l’indépendance algérienne se fit dans la violence et donna le pouvoir à ceux qui avaient pris les armes – ou du moins à une minorité d’entre eux – et qui, depuis, ont gardé ce pouvoir.

En Cisjordanie, la relance d’une mobilisation populaire et non-violente s’est faite en 2005 par l’intermédiaire des habitants du village de Bil’in − privés de la moitié de leurs terres par la construction du Mur −, et ce redémarrage s’appuie sur le bilan des deux intifadas, celle de 1987-1991 et celle de 2000-2005. Pourtant, déjà, le village de Boudrus et quelques autres avaient ouvert la voie avec certes moins de publicité mais en coordination avec environ une quarantaine d’autres villages.

Si, aux yeux de l’opinion, la résistance populaire non-violente palestinienne se réduit à une résistance passive de gens désarmés, c’est pourtant de plus que cela dont il s’agit.

Il s’agit, devant la communauté internationale, de rendre visible la violence de l’oppresseur « surarmé » face au comportement pacifique de l’opprimé. À cet effet, l’utilisation des médias, en particulier de la télévision, est prioritaire.

Cette non-violence − qui n’est donc pas l’absence de confrontation − doit faire l’objet de la visualisation maximale de sa transgression par une désobéissance civile de masse. Il faut gagner « politiquement » et « moralement » la bataille et amener le monde à se solidariser avec les opprimés.

Ce résultat fut atteint quand des militants internationaux et des anarchistes israéliens nommés « contre le mur » s’engagèrent aux côtés des Palestiniens, quand l’action du BDS fut lancée contre Israël.

Le gouvernement israélien est plus sensible qu’on ne veut bien le croire à cette nouvelle stratégie ; sa répression se révèle bien plus importante que contre les actions violentes : en effet, tous les cadres non-violents sont en prison ; il est donc maintenant plus facile de faire dégénérer les manifestations. S’y ajoute l’introduction de provocateurs policiers israéliens le visage couvert du keffieh.

La nouvelle dynamique provoquée par l’engagement du peuple palestinien dans la désobéissance civile après « l’échec stratégique final de la lutte armée » s’accompagne d’une contestation directe de leur propre système politique – et cela n’est pas d’un moindre intérêt – ; ce qui nous renvoie à ce qui se passe actuellement en Algérie, résurgence du printemps arabe. »
 

Bernard Ravenel, La Résistance palestinienne : des armes à la non-violence, L’Harmattan, 2017, 156 p.

 

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