★ Le Coût de la guerre et de la libération
★ Marie-Louise Berneri : Le Coût de la guerre - Par le feu et l’épée (1944).
« Dans la préface de Paris et ses environs de Baedeker, [1] publié en 1881, on trouve une description du « désastre récent le plus déplorable causé par les méthodes monstrueuses des communistes durant le second ‘règne de la terreur,’ du 20 au 28 mai 1871. » Selon l’auteur, « Durant cette semaine d’horreurs, pas moins de vingt deux monuments et bâtiments publics remarquables ont été entièrement ou partiellement détruits, et sept gares, les quatre principaux parcs et jardins publics, et des centaines de maisons et autres bâtiments ont connu un destin semblable. »
Si le baron Karl Baedeker avait à écrire une préface à un guide sur Paris dans les années qui suivront la guerre actuelle, il aurait probablement à recenser bien plus de méthodes « monstrueuses » de la part de l’armée allemande en déroute et des armées « de libération » victorieuses démolissant tout au bulldozer. Il y aura cependant une différence : les cicatrices qu’arboreront Paris, comme les autres villes de France comme Caen, Cherbourg et beaucoup d’autres seront des cicatrices nobles pour lesquelles on demandera au peuple français d’être fier et il n’est pas sûr qu’elles recevront des remarques désobligeantes comme celles adressées à la Commune par les générations à venir d’auteurs de guides.
C’est le privilège des révolutions que de voir les actes de violence qu’elles ont engendré recevoir un maximum de publicité dans les journaux, les livres d’histoire, les romans, les pièces de théâtre, les films… et même les guides de voyage. Les horreurs de la guerre sont oubliées ou glorifiées pour les touristes, comme les ruines de Verdun. Mais tout est fait pour garder vivant dans la mémoire des gens les actes de violence qui se sont déroulés durant les révolutions. Demandez à n’importe lequel écolier français ce qui a été la période la plus sanglante de l’histoire de France et il vous répondra probablement la période de la Terreur. Quelques milliers de personnes ont été tués durant cette période, un petit nombre comparé aux guerres napoléoniennes ; un chiffre infime comparé aux pertes de la guerre 1914–1918. Mais l’écolier français connaîtra tout sur les horreurs de la révolution française, l’assassinat des prêtres et des nobles, la mort en captivité des héritiers de Louis XVI et la décapitation de Marie-Antoinette. Mais il ne connaîtra rien des millions de morts de la première guerre mondiale et des centaines de milliers d’enfants morts de faim et de maladies par sa faute.
Les révolutions ne sont pas synonymes de meurtre et de destruction de masse uniquement chez les écoliers. Combien de fois avons-nous vu des politiciens socialistes et des professeurs fabianistes érudits prêcher la soumission et le compromis avec la classe dirigeante en agitant le spectre de la révolution sanglante devant les masses abusées ? C’était avec des larmes dans les yeux que Léon Blum a demandé au peuple français de ne pas intervenir dans la révolution espagnole. C’était dans le but « d’épargner des vies » qu’il a regardé étouffer un des plus fantastiques mouvements révolutionnaires et permis aux puissances fascistes d’acquérir l’expérience pour entreprendre une guerre mondiale. Bien sûr, lorsque la guerre actuelle a éclaté, Léon Blum a oublié tout son amour délicat pour l’humanité et a exhorté le peuple français à aller au massacre. Comme chacun le sait, les révolutions sont des événements sanglants mais mourir en masse pour la mère patrie est qualifié de sacrifice suprême et sublime sacrifice, et donc, dans ce cas, la mort ne compte pas réellement.
On peut facilement prédire qu’après cette guerre, il y aura toujours des gens pour parler des horreurs de la Commune et de l’exécution de fascistes, de capitalistes et de prêtres en Espagne. Mais les bombardements de Hambourg, Paris et Londres, ceux de Caen, le torpillage de transports de troupes, la mort dans le ciel de milliers de jeunes gens, la famine et les épidémies ravageant des pays entiers : tout cela sera classifiés comme des maux nécessaires, des calamités inévitables que l’humanité doit être fière d’endurer. Les révolutionnaires continueront à être des gens assoiffés de sang que l’on ferait mieux de garder enfermés. Et si le choix entre la guerre et la révolution se présentait à nouveau, les chrétiens, les socialistes et les communistes choisiraient sans aucun doute, à partir de principes humanistes, la guerre une fois encore. »
Marie Louise Berneri
[1] Karl Baedeker 1801 – 1859. Libraire et écrivain allemand qui a eu l’idée de guides de voyage en format de poche. Il a publié Paris et ses environs en plusieurs éditions.
★ Texte original : « The Price of War : By Fire and Sword », Paris, 1944. Extrait de son essai By Fire and Sword, inclus plus tard dans le chapitre Neither East Nor West de The Emergence of the New Anarchism de Robert Graham.
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★ Marie-Louise Berneri : Le Coût de la guerre et de la libération (1943).
« Les bombardements britanniques ont semé la mort parmi des milliers de personnes dans les quelques dernières semaines. Au Québec [sommet allié], les politiciens qui disposent d’abris hors de portée des bombes, prévoient de continuer les bombardements massifs comme moyens de poursuivre la « guerre contre le fascisme ».
Hambourg, Milan, Gênes, Turin, sont des champs de ruines, leurs rues couvertes de cadavres et ruisselantes de sang. « Hambourgiser » est devenu un nouveau terme pour la destruction totale des villes et le meurtre de masse de leur population par des raids terroristes. La Presse vante la capacité de la R.A.F. pour semer une telle destruction dans toutes les villes d’Allemagne et d’Europe Centrale. Elle hurlait d’indignation quand les allemands bombardaient des églises et des hôpitaux mais lorsque l’odeur du carnage monte des villes autrefois belles et populeuses, elle trouve les mots pour s’en réjouir. Lorsque les conduites d’eau de Milan furent atteintes et le centre ville inondé, elle en fit un sujet de plaisanterie. Un journaliste spirituel l’appela le “Lac Milan”. Qu’est ce que cela peut lui faire si « l’eau s’écoule entre les ruines et les débris des bâtiments bombardés et les personnes vivant dans le quartier furent obligées de rester dans les décombres de leurs maisons pendant quatre jours, jusqu’à ce que l’eau se retire et qu’elles puissent sortir…” . Le “Lac Milan”est en effet une magnifique plaisanterie. Mais pendant que les journalistes gloussent dans les pubs de Fleet Street, les hôpitaux et les équipes de secours travaillent jours et nuits pour essayer de pallier à la souffrance, à la faim et au dénuement des victimes .
Nos dessinateurs humoristiques trouveront aussi un sujet de commentaires amusants dans ces destructions “Berlin est hors antenne et il sera bientôt aussi hors de la carte!” Mais quand ils publieront les photos et les descriptions des destructions et de la misère à Hambourg et Milan, les habitants de Clydeside et de Coventry, de Plymouth et de East End à Londres, se souviendront des jours et des nuits lorsque leurs maisons étaient bombardées, lorsque leurs proches étaient tués ou attendaient leur tour dans les hôpitaux…Lorsque les journaux racontent avec exultation les flots de réfugiés s’écoulant frénétiquement de Hambourg, avec ce qui reste de leurs biens sur le dos, des habitants de Milan “campant sous les arbres,” les habitants des villes anglaises bombardées se souviendront de leurs propres tentatives pour échapper aux nuits de terreur, ils se souviendront que quand ils fuyaient Plymouth pour la campagne en un long cortège, ils avaient trouvé portes closes les maisons spacieuses des riches et avaient été condamnés à errer sans nourriture ni abris.
Qui souffrent dans les grandes villes industrielles lorsqu’elles sont bombardées, sinon les ouvriers qui ont vécu des vies de misère et de labeur, tout comme ceux de Clydeside ou Coventry ? Quand le port de Naples est bombardé, c’est le quartier populaire surpeuplé qui entoure le port qui souffre le plus. Les bombes n’atteignent pas les villas somptueuses des riches fascistes dispersées le long des côtes de la baie de Naples ; elles frappent ces maisons à plusieurs étages si entassées les unes sur les autres que les rues ne sont rien d’autre que des passages sombres entre elles ; des maisons où les gens s’entassent quatre ou cinq par pièce.
Quand les villes allemandes sont bombardées ce n’est pas l’élite nazie qui souffre. Ils disposent de profonds abris confortables tout comme l’élite de ce pays. Leurs familles ont été évacuées dans des endroits sûrs ou en Suisse. Mais les ouvriers ne peuvent pas s’échapper. Le prolétariat urbain, les ouvriers français, hollandais, belges ou scandinaves sont forcés d’aller travailler malgré les violents bombardements par les agents de la Gestapo de Himmler. Pour eux, s’échapper est impossible.
On demande aux ouvriers britanniques des usines de munitions et d’aéronautique de se réjouir de destructions auxquelles aucun échappatoire n’est possible. Des photographies montrant des amas de ruines sont affichées sur tous les murs avec la légende “Voici le résultat de votre travail.” La classe dirigeante veut qu’ils soient fiers d’avoir contribué à détruire des familles de la classe ouvrière. Car c’est ce qu’ils ont fait. Ils ont aidé leurs maitres à mettre en scène des massacres comparées en comparaisons desquels la destruction de Guernica, les bombardements de Rotterdam et de Varsovie ressemblent à des simulacres de guerre. De telles affiches devraient scandaliser l’humanité, lui donner la nausée devant le rôle que la société capitaliste lui demande de jouer.
Les ouvriers italiens ont montré que, en dépit de vingt années d’oppression fasciste, ils ont appris où était leur intérêt de classe. Ils ont refusé d’être des jouets entre les mains des patrons. Ils se sont mis en grève, ont saboté l’industrie de guerre, ont coupé les lignes téléphoniques et désorganisé les transports. Quelle est la réponse de la Grande-Bretagne Démocratique à leur lutte contre le fascisme ? Des bombardements, toujours plus de bombardements. Les alliés ont demandé au peuple italien d’affaiblir la machine de guerre de Mussolini, et tirent maintenant avantage de leur faiblesse pour les bombarder jusqu’à les réduire en miettes.
Nos politiciens prétendent vouloir une révolution en Europe pour renverser le fascisme. Mais il est aujourd’hui plus clair que jamais que ce qui les effraie le plus, c’est que le fascisme puisse être renversé par une révolte populaire. Ils sont terrifiés par la révolution, par « l’Anarchie ».” Ils veulent rétablir « l’ordre », et comme toujours, ils sont prêts à patauger dans des torrents de sang pour garantir leur idée de l’ordre – ordre dans lequel les ouvriers acceptent leur lot de pauvreté et de souffrances avec résignation.
Combien de fois par le passé avons-nous entendu que l’anarchisme était synonyme de bombes, que les anarchistes travaillaient à la destruction ? Combien de fois la répression de la classe dirigeante et de la police s’est-elle abattue parce qu’un anarchiste avait essayé d’assassiner un simple dirigeant ou un politicien réactionnaire ? Mais un seul raid sur Hambourg tue plus d’enfants, de femmes et d’hommes que tous ceux, réels ou inventés, tués durant toute l’histoire par des bombes anarchistes. Les bombes anarchistes étaient destinées aux tyrans responsables de la misère de millions de personnes ; les bombes de la classe dirigeante tuent sans distinction des milliers d’ouvriers.
“Désordre,” “Anarchie,” criait la Presse bourgeoise lorsque des isolés résolus comme Sbardelotto, Schirru et Lucetti ont essayé de tuer Mussolini…Maintenant, les mêmes capitalistes veulent rayer de la carte d’Europe des villes entières ; veulent réduire à la famine des populations entières, avec le fléau des épidémies et des maladies qui en résulteront dans le monde entier. Voilà la paix et l’ordre qu’ils veulent apporter aux ouvriers du monde avec leurs bombes. »
Marie Louise Berneri
★ Texte original : The Price Of War And Liberation – Marie Louise Berneri – War Commentary, Septembre 1943. http://libcom.org/library/constructive-policy-versus-destructive-war-marie-louise-berneri
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste
★ Maria Luisa (Marie Louise) BERNERI
Militante et propagandiste anarchiste.
Fille aînée du militant et penseur anarchiste italien Camillo Berneri et de Giovannina Caleffi, elle est née le 1er mars 1918 à Arezzo (Toscane). Suite aux persécutions de son père par la police fasciste, la famille émigre en France en 1926, où Marie-Louise (et sa sœur Giliana), va faire ses études en psychologie infantile à la Sorbonne. Elle commence à militer avec des anarchistes français à la même époque. En avril 1936, elle part s'installer à Londres. Elle retourne ensuite en France, avant d'aller rendre visite à son père en Espagne. Elle retournera à Barcelone pour assister aux funérailles de son père, assassiné en mai 1937.
Elle rentre ensuite en Angleterre auprès de Vero Recchioni (Vernon Richards) avec qui elle assurera la rédaction et l'édition du journal "Spain and the World" (1936-1939) et deviendra sa compagne en décembre 1937. Bonne oratrice, elle prend part à diverses conférences et actions militantes, récolte des fonds pour les orphelins de la guerre d'Espagne et anime l'Union des groupes anarchistes de Grande Bretagne. Elle sera également rédactrice des journaux "Revolt !" (1939), puis "War Commentary" (seul organe antimilitariste dans un pays en guerre), et de "Freedom". Elle fera également vivre les éditions "Freedom Press". Elle entretiendra une importante correspondance avec les compagnons d'Amérique et d'Europe. En 1945, les autorités anglaises désirant mettre un terme à ces "activités séditieuses" (antimilitaristes) intentent un procès à Marie Louise, Vernon Richards, Philip Sansom et John Hewetson, mais alors que ses compagnons sont condamnés à 9 mois de prison, elle est acquittée (grâce un article de la loi anglaise qui dit qu'une femme ne peut conspirer avec son mari (sic). Elle poursuit alors son travail éditorial. Son action ne se limite d'ailleurs pas à la stricte propagande militante; passionnée par la psychologie, elle popularisera en Angleterre les ouvrages de Wilhelm Reich, et s'intéressera avec son compagnon à la photographie.
En décembre 1948, elle donne naissance à un fils (qui ne vivra pas). Atteinte d'une infection virale contractée lors de son accouchement, elle meurt de 13 avril 1949.
Après sa mort, se constituera un Comité en sa mémoire, lequel éditera ses ouvrages posthumes: "A tribute" (1949), "Journey through Utopia" (Voyage à travers l'Utopie) 1950, "Neither East nor West" (1952) anthologie de ses articles de 1939 à 1948.
A noter également que son nom sera donné, de 1951 à 1957, à une Colonie libertaire d'enfants (Colonia Maria Luisa Berneri), créée par sa mère Giovanna et Cesare Zaccaria, à Piano di Sorrento (Italie).
"Nous ne bâtissons pas notre mouvement sur d'obscures idées. Peut-être que nous devrions produire moins d'idées, mais nous devrions être capables de les comprendre complètement et de les expliquer aux autres à tout moment."
- SOURCE : Éphéméride Anarchiste
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