★ L’APPEL CONSTANT DU NATIONALISME
« Au cours de ce siècle, la mort du nationalisme a été proclamée à de nombreuses reprises :
• Après la Première guerre mondiale, lorsque les derniers empires d’Europe — autrichien et turc — ont été morcelés en nations autodéterminées et qu’il ne restait plus de nationalistes dépossédés, à l’exception des sionistes ;
• Après le coup d’État bolchevique, quand on a dit que les luttes de la bourgeoisie pour son autodétermination étaient dorénavant supplantées par les luttes des travailleurs, qui eux n’avaient pas de patrie ;
• Après la défaite militaire de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nationale-socialiste, quand les génocides, corollaires du nationalisme, eurent été exhibés à la vue de tous et quand on a pensé que le nationalisme, comme principe et comme pratique, était discrédité à jamais.
Pourtant, quarante ans après la défaite militaire des fascistes et des nationaux-socialistes, on peut voir que non seulement le nationalisme a survécu, mais qu’il a connu une renaissance, qu’il a subi un réveil.
Le nationalisme n’a pas été réveillé uniquement par la soi-disant droite, mais aussi et surtout par la soi-disant gauche.
Après la guerre nationale-socialiste, le nationalisme ayant cessé d’être l’apanage exclusif des conservateurs, est devenu le credo et la pratique de révolutionnaires et s’est avéré le seul principe révolutionnaire vraiment efficace. Les nationalistes gauchistes ou révolutionnaires insistent pour dire que leur nationalisme n’a rien en commun avec le nationalisme des fascistes ou des nationaux-socialistes, que le leur est celui des opprimés, qu’il offre une libération autant personnelle que culturelle. Les revendications des nationalistes révolutionnaires ont été diffusées à travers la planète par les deux plus anciennes institutions hiérarchiques qui survivent toujours à notre époque : l’État chinois et plus récemment l’Église catholique.
Actuellement, le nationalisme est proposé comme une stratégie, une science, une théologie de la libération, comme l’accomplissement du dicton des Lumières selon lequel la connaissance, c’est le pouvoir, une réponse avérée à la question : « Que faire ? ».
Afin de contester ces revendications et de les remettre dans leur contexte, je dois demander qu’est-ce que le nationalisme, non seulement le nouveau nationalisme révolutionnaire mais aussi l’ancien nationalisme conservateur. Je ne peux pas commencer en définissant le terme, parce que le nationalisme n’est pas un mot avec une définition statique, c’est un terme qui recouvre une succession d’expériences historiques distinctes. Je commencerai en traçant une esquisse sommaire de certaines de ces expériences.
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Selon une fausse conception très répandue (et qui se prête à la manipulation), l’impérialisme serait relativement récent, consisterait en la colonisation du monde entier et serait le stade suprême du capitalisme. Ce diagnostic indique un remède spécifique : le nationalisme est proposé comme antidote à l’impérialisme ; on dit que les guerres de libération nationale sont censées démembrer l’empire capitaliste.
Ce diagnostic sert un but, mais il ne décrit aucun événement ni aucune situation. On se rapproche de la vérité en renversant cette conception et en disant que l’impérialisme fut le premier stade du capitalisme, que le monde a été colonisé par des États-nations et que le nationalisme est le stade dominant, contemporain et espérons-le, ultime, du capitalisme.
Les éléments de cette affaire n’ont pas été découverts hier, ils sont aussi courants que la fausse conception qui les nie.
Pour plusieurs bonnes raisons, il fut pratique d’oublier que, jusqu’à des siècles récents, les pouvoirs dominants d’Eurasie n’étaient pas des États-nations, mais des empires. Un Céleste Empire dirigé par la dynastie Ming, un empire arabe dirigé par la dynastie ottomane et un empire catholique dirigé par la dynastie des Habsbourg ont rivalisé les uns avec les autres pour la possession du monde connu. Des trois, les catholiques n’ont pas été les premiers impérialistes mais les derniers. Le Céleste Empire des Ming a dominé la majeure partie de l’Asie orientale et a envoyé de vastes flottes commerciales un siècle avant que les catholiques, ayant traversé l’océan, n’envahissent le Mexique.
Ceux qui célèbrent les exploits des catholiques oublient que, entre 1420 et 1430, le bureaucrate impérial chinois Cheng Ho commandait des expéditions navales de 70 000 hommes et naviguait non seulement vers les proches Malaisie, Indonésie et Ceylan, mais aussi loin de leur port d’origine que le golfe Persique, la mer Rouge et l’Afrique. Les chantres des conquistadores catholiques rabaissent les exploits impériaux des Ottomans, qui ont conquis toutes les provinces de l’ancien Empire Romain, sauf les provinces les plus occidentales, ayant de ce fait dominé l’Afrique du Nord, l’Arabie, le Moyen-Orient et la moitié de l’Europe, contrôlé la Méditerranée et frappé aux portes de Vienne. C’est afin d’échapper à l’encerclement que les catholiques impériaux se mirent en route vers l’ouest, au-delà des frontières du monde connu.
Quoi qu’il en soit, ce sont les catholiques impériaux qui ont « découvert l’Amérique ». La destruction génocidaire ainsi que le pillage de leur « découverte », a bouleversé l’équilibre des forces au sein des empires d’Eurasie.
Est-ce que les empires chinois ou turc auraient été moins meurtriers s’ils avaient « découvert l’Amérique » ? Les trois empires considéraient les étrangers comme n’étant même pas tout à fait humains, donc comme des proies légitimes.
Les Chinois considéraient les autres comme des barbares ; les musulmans et les catholiques considéraient les autres comme des incroyants. Le terme incroyant n’est pas aussi cruel que le terme barbare vu que l’incroyant cesse d’être une proie légitime et devient un humain à part entière par le simple geste de la conversion à la véritable foi, tandis qu’un barbare demeure une proie jusqu’à ce qu’il soit remodelé par le civilisateur.
Le terme incroyant et la moralité qui le sous-tend entraient en conflit avec la pratique des envahisseurs catholiques. La contradiction entre ce qui était dit et ce qui était fait a été mise en lumière très tôt par un détracteur, un prêtre nommé Las Casas, qui a noté que les cérémonies de conversion étaient des prétextes pour séparer et exterminer les non-convertis et que les convertis eux- mêmes n’étaient pas traités comme des confrères catholiques mais comme des esclaves.
Les critiques de Las Casas ont fait un peu plus qu’embarrasser l’Église catholique et l’Empereur. Des lois ont été votées et des enquêteurs ont été envoyés mais sans guère d’effet, parce que les deux objectifs des expéditions catholiques, la conversion et le pillage, étaient contradictoires. La plupart des hommes d’église se sont résignés à accumuler l’or et à damner les âmes. De plus en plus, l’Empereur catholique dépendait de la richesse pillée pour financer la maison impériale, l’armée et les flottes qui transportaient le pillage.
Le pillage continuait à avoir la priorité sur la conversion, mais les catholiques eux continuaient d’être gênés. Leur idéologie ne convenait pas complètement à leur pratique. Les catholiques ont fait grand cas de leurs conquêtes des Aztèques et des Incas, qu’ils décrivaient comme des empires ayant des institutions similaires à celles des Habsbourg et ayant des pratiques religieuses aussi démoniaques que celles de l’ennemi officiel : l’empire barbare des turcs ottomans. La plupart des guerres d’extermination menées par les catholiques ne furent d’ailleurs pas dirigées contre des communautés sans empereur, ni armées constituées. Par contre, les catholiques n’ont pas accordé tellement d’importance à leurs guerres d’extermination à l’encontre des communautés qui n’avaient ni empereur, ni armées régulières. De tels faits d’armes, bien que perpétrés régulièrement, entraient en conflit avec leur idéologie et n’avaient rien d’héroïque.
La contradiction entre les professions de foi et les actions des envahisseurs n’a pas été résolue par les catholiques impériaux. Elle a été résolue par les précurseurs d’un nouveau système social, l’État-nation. Deux précurseurs sont apparus au cours de la même année, 1561, quand l’un des aventuriers d’outremer de l’empereur a déclaré son indépendance de l’empire et que plusieurs banquiers et fournisseurs de capitaux ont déclenché une guerre d’indépendance.
L’aventurier d’outremer, Lope de Aguirre, a échoué à mobiliser des appuis et fut exécuté.
Les banquiers et les fournisseurs de capitaux de l’empereur ont mobilisé les habitants de plusieurs provinces impériales et ont réussi à détacher des provinces de l’empire (des provinces qui furent ultérieurement nommées Hollande).
Ces deux événements n’étaient pas encore des luttes de libération nationale. Ils étaient précurseurs de choses à venir. Ils étaient aussi des réminiscences d’événements passés. Dans l’ancien Empire Romain, les gardes prétoriens avaient été engagés pour protéger l’Empereur ; ils avaient assumé sans cesse plus de fonctions et avaient finalement exercé le pouvoir impérial à la place de l’Empereur. Dans l’Empire Arabe, le calife avait engagé des gardes du corps turcs pour le protéger ; les gardes turcs, comme les prétoriens avant eux, avaient assumé toujours plus les fonctions du calife et ont finalement pris possession du Palais Impérial tout comme du pouvoir impérial.
Lope de Aguirre et les puissants hollandais n’étaient pas les gardes du corps de la monarchie Habsbourg, mais l’aventurier colonial des Andes, tout comme les maisons financières et commerciales hollandaises, ont exercé d’importantes fonctions impériales.
Ces rebelles, comme les anciens gardes romains et turcs, voulaient s’affranchir de l’indignité spirituelle et du fardeau matériel que cela impliquait d’être au service de l’Empereur ; ils exerçaient déjà les pouvoirs de l’Empereur ; pour eux l’Empereur n’était rien de plus qu’un parasite.
L’aventurier colonial Aguirre était visiblement assez incompétent comme rebelle ; son heure n’était pas encore venue. Les puissants hollandais n’étaient pas incompétents et leur heure était venue. Ils n’ont pas renversé l’Empire ; ils l’ont rationalisé. Les maisons commerciales et financières hollandaises possédaient une grande partie de la richesse du Nouveau monde ; elles l’avaient obtenue comme paiement pour avoir approvisionné les flottes de l’Empereur, ses armées et sa maison. Maintenant, ils avaient entrepris de piller les colonies en leur propre nom et pour leur propre bénéfice, émancipés qu’ils étaient désormais d’un suzerain parasite. Et vu qu’ils n’étaient pas catholiques mais protestants calvinistes, ils n’étaient embarrassés par aucune contradiction entre leurs paroles et leurs actions. Ils ne déclaraient pas vouloir sauver des âmes. Leur calvinisme leur disait qu’un Dieu impénétrable avait sauvé et damné toutes les âmes au début des temps et qu’aucun prêtre hollandais ne pouvait altérer son plan.
Les Hollandais n’étaient pas des croisés ; ils se limitaient à un pillage affairiste, calculé et régularisé, qui n’avait rien d’héroïque ou de sentimental. Les flottes de pillards partaient et revenaient selon l’horaire prévu. Le fait que les étrangers que l’on pillait n’étaient pas des croyants est devenu moins important que le fait qu’ils n’étaient pas hollandais.
Les précurseurs du nationalisme en Eurasie occidentale utilisaient le terme « sauvage ». Ce terme était un synonyme du mot barbare, utilisé par le Céleste Empire d’Eurasie orientale. Les deux termes désignaient des êtres humains comme proies légitimes.
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Au cours des deux siècles suivants, les invasions, les assujettissements et les expropriations amorcées par les Habsbourg furent imités par les autres maisons royales européennes.
Vu avec les lunettes d’historiens nationalistes, les premiers colonisateurs, aussi bien que leurs imitateurs plus tardifs, ont l’apparence de nations : Espagne, Hollande, Angleterre, France. Mais observés du point de vue du passé, les pouvoirs colonisateurs sont les Habsbourg, Tudor, Stuart, Bourbon, Orange – c’est-à-dire des dynasties identiques aux familles dynastiques qui se sont querellées pour la richesse et le pouvoir depuis la chute de l’Empire Romain Occidental. Les envahisseurs peuvent être considérés de ces deux points de vue car une transition était en cours. Ces entités n’étaient plus de simples domaines féodaux, mais pas encore des nations à part entière ; elles possédaient déjà certains attributs, mais pas tous, d’un État-nation. L’élément manquant le plus notable était l’armée nationale. Les Tudors et les Bourbons avaient déjà manipulé l’anglicité ou la francité de leurs sujets, particulièrement durant les guerres contre les sujets d’un autre monarque. Mais ni les Écossais et les Irlandais, ni les Corses et les Provençaux n’étaient recrutés pour combattre et mourir pour « l’amour de la patrie ». La guerre était un fardeau onéreux du monde féodal, une corvée, les seuls volontaires étaient des aventuriers qui rêvaient d’or ; les seuls patriotes étaient des patriotes de l’Eldorado.
Les principes de ce qui allait devenir le credo nationaliste n’ont pas plu aux dynasties au pouvoir qui s’accrochaient à leurs propres principes éprouvés. Les nouveaux principes plaisaient à leurs serviteurs les plus hauts placés ; les créanciers, les vendeurs d’épices, les fournisseurs de matériel militaire et les pilleurs de colonies. Ces gens, tel Lope de Aguirre et les notables hollandais, comme anciennement les gardes romains et turcs, exerçaient des fonctions clés mais demeuraient des serviteurs. Beaucoup d’entre eux, si ce n’est la majorité, brûlaient d’envie de s’affranchir de l’ignominie et du fardeau, de se débarrasser d’un souverain parasite, de continuer l’exploitation de leurs compatriotes et le pillage des colonies en leur propre nom et pour leur propre bénéfice.
Connus plus tard comme étant la bourgeoisie ou la classe moyenne, ces gens étaient devenus riches et puissants dès l’époque des premières flottes ayant mis le cap vers l’ouest.
Une partie de leur richesse était issue des colonies pillées, comme paiement pour les services vendus à l’Empereur ; cette somme de richesses, c’est ce que, plus tard, on appellera l’accumulation primitive de capital. Une autre partie de leurs richesses provenait du pillage de leurs propres compatriotes et de leurs voisins par une méthode connue plus tard sous le nom de capitalisme ; la méthode n’était pas tout à fait nouvelle, mais elle est devenue répandue après que les classes moyennes aient mis la main sur l’or et l’argent du Nouveau monde. Ces classes moyennes exerçaient des pouvoirs importants mais elles n’étaient pas encore assez expérimentées dans l’exercice du pouvoir politique central. En Angleterre, elles ont renversé le monarque et ont proclamé une république, mais craignant que les forces populaires qu’elles avaient mobilisées contre la noblesse ne se retournent contre la classe moyenne, elles ont rapidement réinstauré un autre monarque de la même maison dynastique.
Le nationalisme ne s’est vraiment solidifié qu’à la fin du XVIIIème siècle quand deux explosions, à treize années d’intervalle, firent éclater le statut des deux plus hautes classes et changèrent de façon permanente la géographie politique du globe.
En 1776, les marchands coloniaux et les aventuriers répétèrent l’exploit d’Aguirre et proclamèrent leur indépendance des dynasties dirigeantes d’outremer, surpassèrent leur prédécesseur en mobilisant leurs camarades colons et réussirent à se séparer de l’Empire britannique hanovrien. En 1789, des marchands et des scribes éclairés surpassèrent leurs prédécesseurs hollandais en mobilisant, non pas quelques provinces environnantes, mais une population de sujets toute entière, en renversant et en assassinant le monarque Bourbon au pouvoir et en redéfinissant les liens féodaux en liens nationaux.
Ces deux événements marquent la fin d’une ère. Dorénavant, les dynastes qui survivaient, rapidement ou graduellement, devenaient des nationalistes et les régimes monarchiques qui restaient prirent, plus que jamais, les attributs des États-nations.
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Les deux révolutions du XVIIIème siècle ont été très différentes et elles ont contribué au credo et à la pratique du nationalisme, par des éléments différents et conflictuels. Je n’ai pas l’intention d’analyser ici ces événements, mais seulement de rappeler au lecteur certains de leurs éléments.
Les deux révoltes ont réussi à briser les liens féodaux de la maison monarchique et les deux se sont achevées par l’établissement d’États-nations capitalistes ; mais entre le premier et le dernier acte elles avaient peu en commun. Les principaux acteurs des deux révoltes connaissaient les doctrines rationalistes des Lumières, mais les Américains auto-proclamés se sont confinés aux problèmes politiques, en grande partie à celui d’établir une machinerie d’État capable de reprendre la barre après le départ du roi Georges. Beaucoup de Français sont allés encore plus loin ; ils ont posé la question de la restructuration non seulement de l’État mais de toute la société ; ils ont remis en question non seulement le lien du sujet au monarque mais aussi le lien de l’esclave au maître, un lien qui restait sacré pour les Américains. Les deux groupes étaient sans aucun doute familiers avec l’observation de Jean-Jacques Rousseau que les êtres humains naissent libres mais que partout ils sont enchaînés, mais les Français comprenaient ces chaînes de façon plus profonde et ont fait un plus grand effort pour les briser.
Influencés par les doctrines rationalistes autant que Rousseau lui-même l’avait été, les révolutionnaires français ont essayé d’appliquer la raison sociale à l’environnement humain de la même manière que la raison naturelle, ou la science, commençait à être appliquée à l’environnement naturel. Rousseau s’était sérieusement penché sur la question ; il avait essayé d’établir la justice sociale sur papier, en confiant les affaires humaines à une entité qui représentait la volonté générale. Les révolutionnaires s’agitaient pour établir la justice sociale, non seulement sur papier mais entourés d’êtres humains mobilisés et armés, beaucoup d’entre eux enragés, la majorité pauvres.
L’entité abstraite de Rousseau a pris la forme concrète d’un Comité de salut public, une organisation policière qui se considérait comme l’incarnation de la volonté générale. Les vertueux membres du Comité appliquaient consciencieusement les découvertes de la raison aux affaires humaines. Ils se considéraient comme les chirurgiens de la nation. Ils tailladaient leurs obsessions personnelles dans la société avec la lame de rasoir de l’État.
L’application de la science à l’environnement a pris la forme de la terreur systématique. L’outil de la Raison et de la Justice était la guillotine.
La Terreur décapitait les anciens maîtres et ensuite excitait les révolutionnaires. La peur activa une réaction qui balaya la Terreur ainsi que la Justice. L’énergie mobilisée de patriotes assoiffés de sang fût exportée, afin d’imposer par la force les Lumières aux étrangers, pour étendre la nation en empire.
L’approvisionnement des armées nationales était beaucoup plus lucratif que l’approvisionnement d’armées féodales ne l’avait jamais été, et les anciens révolutionnaires sont devenus des membres riches et puissants de la classe moyenne qui était maintenant la classe dominante, la classe dirigeante. La terreur aussi bien que les guerres ont légué un héritage décisif au credo et à la pratique des nationalismes à venir.
L’héritage de la révolution américaine était d’un genre tout à fait différent. Les Américains étaient moins préoccupés par la justice, mais plus par la propriété.
Les colons-envahisseurs de la côte nord-est du continent n’avaient pas davantage besoin de George d’Hanovre que Lope de Aguirre n’avait eu besoin de Philippe de Habsbourg. Ou plutôt, les riches et les puissants parmi les colons avaient eu besoin de l’appareil du roi George pour protéger leurs richesses, mais pas pour les accumuler. S’ils pouvaient eux-mêmes organiser un appareil répressif, ils n’auraient plus besoin du roi George du tout.
Confiants dans leur faculté de mettre sur pied leur propre appareil, les esclavagistes coloniaux, les spéculateurs fonciers, les exportateurs de produits et les banquiers trouvaient intolérables les impôts et les décrets du roi. Le plus intolérable des décrets du roi fut celui qui interdisait temporairement les incursions dans les terres des habitants autochtones du continent ; les conseillers du roi avaient les yeux rivés sur les fourrures apportées par les chasseurs indigènes ; les spéculateurs fonciers révolutionnaires, eux, avaient les leurs rivés sur les terres des chasseurs.
Contrairement à Aguirre, les colonisateurs fédérés du nord ont réussi à établir leur propre appareil répressif et ils l’ont fait en stimulant au minimum l’appétit de justice ; leur but était de renverser le pouvoir du roi, non pas le leur. Au lieu de compter de façon démesurée sur leurs camarades pionniers moins fortunés ou sur les habitants clandestins des arrière-bois, sans parler de leurs esclaves, ces révolutionnaires ont compté sur des mercenaires et sur l’aide indispensable du monarque Bourbon, qui serait renversé quelques années plus tard par des révolutionnaires plus vertueux.
Les colonisateurs nord-américains ont rompu les liens traditionnels d’allégeance et d’engagement féodal mais, contrairement aux Français, ce n’est que graduellement qu’ils ont remplacé les liens traditionnels par des liens de patriotisme et de nationalité. Ils n’étaient pas encore tout à fait une nation ; ce n’est qu’à contrecœur qu’ils avaient mobilisé la campagne coloniale, et cela ne les avait pas unifié en nation, et la base populaire multilingue, multiculturelle et socialement divisée résistait à une telle fusion. Le nouvel appareil répressif n’avait pas encore fait ses preuves et il n’inspirait pas la loyauté unanime de la base populaire, qui n’était pas encore patriotique. Quelque chose d’autre était nécessaire. Les propriétaires d’esclaves qui avaient renversé leur roi craignaient que leurs esclaves puissent, de la même façon, renverser les maîtres ; l’insurrection en Haïti a rendu leur peur moins hypothétique. Bien qu’ils ne craignaient plus d’être repoussés dans la mer par les habitants indigènes du continent, les marchands et les spéculateurs s’inquiétaient de leur capacité à s’imposer plus profondément à l’intérieur du continent.
Les colons-envahisseurs d’Amérique du Nord avaient recours à un outil qui n’était pas, tel la guillotine, une nouvelle invention, mais qui était tout aussi mortel. Cet instrument sera plus tard nommé racisme et s’intégrera dans la pratique nationaliste. Le racisme, comme d’autres réalisations plus tardives d’Américains à l’esprit pratique, était un principe pragmatique ; son contenu n’était pas important ; ce qui comptait c’était le fait que ça fonctionnait.
Des êtres humains étaient mobilisés en fonction de leur plus petit et superficiel dénominateur commun et ça fonctionnait.
Les gens qui avaient abandonné leurs villages et leurs familles, qui étaient en train d’oublier leur langue et qui perdaient leur culture, qui étaient dépouillés de tout sauf de leur sociabilité, étaient manipulés afin de considérer la couleur de leur peau comme substitut à tout ce qu’ils avaient perdu. On les faisait se sentir fiers de quelque chose qui n’avait rien d’un exploit personnel, ni même, comme la langue, d’une acquisition personnelle.
Ils étaient fusionnés dans une nation d’hommes blancs (les femmes et les enfants blancs n’existaient que comme victimes scalpées, comme preuve de la bestialité de la proie pourchassée). L’ampleur de la misère est illustrée par les choses insignifiantes que les hommes blancs partagent entre eux ; du sang blanc, des pensées blanches et l’appartenance à une race blanche. Les débiteurs, les sans-terre et les domestiques, comme hommes blancs, avaient tout en commun avec les banquiers, les spéculateurs fonciers, les propriétaires de plantations, rien en commun avec les Peaux-rouges, les Peaux-noires ou les Peaux-jaunes. Fusionnés dans un tel principe, ils pouvaient ainsi être mobilisés par lui, transformés en une marée blanche, en bandes de lyncheurs, en « chasseurs d’indiens ».
Initialement, le racisme avait été une méthode parmi d’autres pour mobiliser des armées coloniales et, bien qu’elle ait été exploitée plus à fond en Amérique qu’elle ne l’avait jamais été auparavant, elle n’a pas supplanté les autres méthodes : elle les a plutôt complémentées. Les victimes des pionniers envahisseurs étaient encore décrites comme des incroyants, comme des païens. Mais les colons, comme les Hollandais avant eux, étaient majoritairement des chrétiens protestants et ils ne regardaient pas le paganisme comme quelque chose qu’on soignait, mais quelque chose qu’on punissait. Les victimes continuaient d’être désignées comme des sauvages, des cannibales, des primitifs, mais ces termes, eux aussi, ont cessé d’être des diagnostics de conditions auxquelles on pouvait remédier, ils avaient tendance à devenir des synonymes de non-blanc, une condition à laquelle on ne pouvait remédier. Le racisme était une idéologie parfaitement ajustée à une pratique d’esclavagisme et d’extermination.
Les attroupements de lyncheurs, le regroupement en bandes contre des victimes définies comme inférieures, attiraient les brutes dépourvues d’humanité et à qui il manquait toute notion de respect de l’adversaire. Mais cette approche ne plaisait pas à tout le monde. Les hommes d’affaires américains, moitié arrivistes, moitié escrocs, trouvaient de quoi satisfaire tout le monde. Pour les nombreux Saint-Georges avec une quelconque notion d’honneur et une grande soif d’héroïsme, l’ennemi était dépeint de façon un peu différente ; pour eux, il y avait des nations aussi riches et puissantes que la leur dans les forêts au-delà des montagnes et sur les rives des Grands lacs.
Les chantres des exploits héroïques des espagnols impériaux avaient trouvé des empires au centre du Mexique et au sommet des Andes. Les chantres des héros nationalistes américains ont trouvé des nations ; ils ont transformé les résistances désespérées de villageois anarchiques en conspirations internationales orchestrées par d’archontes militaires tel le Général Pontiac et le Général Tecumseh ; ils ont peuplé les contrées boisées de chefs nationaux formidables, d’États-majors efficaces et de troupes patriotiques innombrables ; ils projetaient leurs propres structures répressives sur ce qui leur était inconnu ; ils y voyaient la copie exacte d’eux-mêmes, avec les couleurs inter-changées – quelque chose comme un négatif photographique. L’ennemi devenait ainsi égal, du moins en terme de structure, de puissance et d’objectifs. La guerre contre un tel ennemi n’était pas seulement de bonne guerre, mais elle était surtout une dure nécessité, une affaire de vie ou de mort. Les autres attributs de l’ennemi (le paganisme, la sauvagerie, le cannibalisme) rendaient les tâches de l’expropriation, de l’esclavage et de l’extermination encore plus urgentes, ils rendaient ces exploits encore plus héroïques.
Le répertoire du programme nationaliste était désormais plus ou moins complet. Cette affirmation risque de déconcerter le lecteur qui ne peut pas encore percevoir d’authentiques nations dans le paysage. Les États-Unis étaient encore le rassemblement d’« ethnicités » plurilingues, plurireligieuses et pluriculturelles, et la nation française avait débordé ses frontières et était devenue un empire napoléonien. Le lecteur pourrait essayer d’appliquer la définition d’une nation comme un territoire organisé constitué de gens qui partagent une langue, une religion et des coutumes communes ou au moins une des trois.
Une telle définition, claire, toute faite et statique n’est pas la description d’un phénomène, mais une excuse pour celui-ci, une justification. Le phénomène n’était pas une définition statique mais un processus dynamique. La langue, la religion et les coutumes qu’ils avaient en commun, comme le sang blanc des colonisateurs américains, étaient de simples prétextes, des outils pour mobiliser des armées. Le point culminant de ce processus n’était pas la consécration des caractéristiques communes, mais une réduction, une perte totale de langage, de religion et de coutumes ; les habitants d’une nation parlaient la langue du capital, faisaient leurs dévotions sur l’autel de l’État, et réduisaient leurs coutumes à ce qui était permis par la police nationale.
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Le nationalisme est le contraire de l’impérialisme uniquement dans le domaine des définitions. En pratique, le nationalisme était une méthodologie pour diriger l’empire du capital. L’accroissement continu du capital, que l’on associait souvent au progrès matériel, au développement économique ou à l’industrialisation, était l’activité principale des classes moyennes, la soi-disant bourgeoisie, parce que le capital était ce qu’ils possédaient, c’était leur propriété ; l’aristocratie, elle, possédait des biens fonciers.
La découverte de nouveaux mondes de richesses avait énormément enrichi ces classes moyennes, mais les avaient aussi rendues vulnérables. Les rois et les nobles qui avaient initialement rassemblé les richesses pillées du Nouveau- monde étaient contrariés de tout perdre, à l’exception de quelques trophées, des mains de leurs marchands bourgeois. À cela on n’y pouvait rien. Les richesses n’arrivaient pas sous des formes exploitables ; les marchands approvisionnaient le roi avec des choses qu’ils pouvaient utiliser en échange des trésors pillés.
Pour autant, les monarques qui se voyaient devenir pauvres pendant que leurs marchands devenaient riches pouvaient aller jusqu’à utiliser leurs serviteurs armés afin de piller les riches marchands. Par conséquent, les classes moyennes ont subi des préjudices continuels sous l’ancien régime – des atteintes à leur propriété. L’armée et la police du roi n’étaient pas des protecteurs fiables de la propriété des classes moyennes, et les puissants marchands qui administraient déjà les affaires de l’empire ont pris des mesures pour mettre fin à l’instabilité ; ils ont aussi pris en main la politique. Ils auraient pu engager des armées privées et souvent ils le faisaient. Mais dès que se sont pointés à l’horizon des instruments pour mobiliser des armées nationales et des forces de police nationale, les hommes d’affaires lésés ont eu recours à eux. La principale vertu d’une force armée nationale est qu’elle garantit qu’un serviteur patriote fera la guerre aux côtés de son propre patron contre les serviteurs d’un patron ennemi.
La stabilité assurée par un appareil répressif national fournissait aux propriétaires l’équivalent d’une serre dans laquelle leur capital pouvait germer, croître, se multiplier. Le terme germer et ses corollaires viennent du vocabulaire propre aux capitalistes. Ces gens voient une unité de capital comme une graine, une semence qu’ils sèment dans un terreau fertile.
Au printemps, ils voient une plante pousser à partir de chaque graine. L’été ils récoltent tellement de semences à partir de chaque plant, qu’après avoir payé pour la terre, le soleil et la pluie, ils ont encore plus de semences qu’ils n’en n’avaient initialement. L’année suivante ils agrandissent leur champ et graduellement c’est toute la campagne qui devient mise en valeur. En réalité, les « graines » initiales sont l’argent ; le soleil et la pluie sont les énergies consacrées par les travailleurs, les plants sont les manufactures, les ateliers et les mines, les fruits récoltés sont les marchandises, fragments d’un monde en transformation et l’excès ou le surplus de graines, les profits, sont les honoraires que le capitaliste garde pour lui-même au lieu de les diviser entre les travailleurs.
Le processus dans son ensemble consistait à transformer des substances naturelles en marchandises ou en objets vendables et à l’enfermement des travailleurs salariés dans les usines de transformation. Le mariage du Capital et de la Science a été responsable du grand bon en avant jusqu’à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Les spécialistes des sciences pures ont découvert les éléments qui composent le monde naturel ; les investisseurs ont placé leurs capitaux dans les diverses méthodes de décomposition ; les spécialistes des sciences appliquées, ou les gestionnaires, se sont assurés que les salariés à leur disposition mènent le projet à bien. Les spécialistes des sciences sociales ont cherché les moyens de déshumaniser les travailleurs, de les rendre plus productifs et semblables à des machines. Grâce à la science, les capitalistes ont été capables de transformer la majeure partie du monde naturel en monde transformé, en artifice, et de réduire la plupart des êtres humains à l’état de producteurs efficaces de l’artifice.
Le processus de production capitaliste a été analysé et critiqué par de nombreux philosophes et poètes, notamment par Karl Marx [1], dont les critiques ont animé, et continuent d’animer, les mouvements sociaux militants. Mais Marx a omis un élément significatif ; la plupart de ses disciples, et plusieurs militants qui n’étaient pas ses disciples, ont bâti leur plate-forme sur cette omission. Marx était un supporteur enthousiaste de la lutte menée par la bourgeoisie pour s’affranchir des attaches féodales. Qui n’était pas enthousiaste à cette époque ? Marx, qui a observé que les idées dominantes d’une époque étaient les idées de la classe dirigeante, partageait en fait plusieurs des idées de la classe moyenne nouvellement habilitée. C’était un adepte des Lumières, du rationalisme et du progrès matériel.
C’est Marx qui a judicieusement remarqué que chaque fois qu’un travailleur reproduit sa force de travail, chaque minute qu’il voue à la tâche qui lui est assignée, il contribue au renforcement de l’appareil matériel et social qui le déshumanise.
Pourtant, le même Marx était un adepte de l’application des sciences à la production. Marx a fait une analyse approfondie du processus de production comme exploitation du travail, mais n’a fait que des commentaires superficiels et peu enthousiastes à propos des conditions nécessaires pour la production capitaliste, à propos du capital initial qui rend possible ce processus [2]. Sans le capital initial, il n’aurait pu y avoir aucun investissement, aucune production, aucun grand bond en avant. Cette condition nécessaire a été analysée par Préobrazhensky, un marxiste russe des débuts de l’ère soviétique, qui emprunta plusieurs des idées éclairées de la polonaise marxiste Rosa Luxembourg pour formuler sa théorie de l’accumulation primitive [3]. Par primitive, Préobrazhensky voulait dire le sous-sol de l’édifice capitaliste, la fondation, la condition nécessaire. Cette condition préalable ne peut émerger du processus de production capitaliste par lui-même si ce processus n’est pas déjà enclenché. Cela doit venir de l’extérieur du mode de production et c’est effectivement le cas. Cela vient des colonies pillées. Cela vient des populations expropriées et exterminées des colonies.
Anciennement, quand il n’y avait pas de colonies outremer, le capital de départ, la condition préalable pour la production capitaliste, était extirpé des colonies intérieures, des paysans dépouillés dont les terres étaient encloîtrées et les récoltes réquisitionnées, des Juifs et des Musulmans expulsés dont les possessions étaient expropriées.
L’accumulation primitive ou préliminaire du capital n’est pas quelque chose qui s’est produit une seule fois, dans un passé lointain, et puis plus jamais. C’est quelque chose qui continue d’accompagner le processus de production capitaliste, c’en est une partie intégrante. Le processus décrit par Marx est responsable des profits attendus et réguliers ; le processus décrit par Préobrazhensky est responsable des décollages, des aubaines et des grands bonds en avant. Les profits réguliers sont périodiquement détruits par des crises qui sont endémiques au système ; de nouvelles injections de capital préliminaire sont les seuls remèdes connus à ces crises. Sans une accumulation primitive de capital permanente, le processus de production arrêterait ; chaque crise tendrait à devenir permanente.
Le génocide, l’extermination calculée rationnellement de populations humaines désignées comme proies légitimes, n’a pas été une aberration dans une marche vers le progrès autrement pacifique. Le génocide a été une condition préalable de ce progrès. C’est pourquoi les forces armées nationales étaient indispensables aux détenteurs de capital. Ces forces ne protégeaient pas uniquement les propriétaires de capital de la colère insurrectionnelle de leurs propres salariés exploités. Ces forces capturaient aussi le Saint Graal, la lanterne magique, le capital préliminaire, en frappant aux portes d’étrangers en résistance ou non, en pillant, en déportant et en assassinant.
Les empreintes des armées nationales sont les traces de la marche du progrès. Ces armées patriotiques étaient, et sont encore, la septième merveille du monde. En elles, le loup se couche aux côtés de l’agneau, l’araignée aux côtés de la mouche. En elles, les travailleurs exploités étaient les amis des exploiteurs, les paysans endettés, ceux des créanciers, les crédules ceux des charlatans, dans une camaraderie stimulée non par l’amour mais par la haine – la haine des sources potentielles de capital préliminaire, désignées comme incroyants, sauvages ou races inférieures.
Les communautés humaines aussi diversifiées dans leurs coutumes et leurs croyances que les oiseaux le sont dans leurs ramages, ont été envahies, dépouillées et finalement exterminées dans des exactions qui dépassent l’imagination. Les vêtements et les objets des communautés disparues étaient rassemblés comme des trophées et étalés dans des musées comme des traces additionnelles de la marche du progrès ; les croyances et coutumes éteintes sont vite devenues les attractions d’une autre des nombreuses sciences de l’envahisseur. Les terres expropriées, les forêts et les animaux étaient récupérés comme des aubaines, comme capital préliminaire, comme une condition préalable pour le processus de production qui transformerait les champs en fermes, les arbres en bois, les animaux en chapeaux, les minéraux en munitions, les survivants humains en main d’œuvre bon marché. Le génocide était, et est toujours, la condition préalable, la pierre angulaire et le canevas des complexes militaro-industriels, des environnements transformés, de l’univers des bureaucrates et des parkings.
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Le nationalisme était tellement parfaitement adapté à sa double tâche, la domestication des travailleurs et le pillage des étrangers, que c’était intéressant pour tout le monde – c’est-à-dire, pour quiconque qui brassait ou aspirait à brasser une part de capital.
Au cours du XIXème siècle, surtout durant la seconde moitié, chaque propriétaire de capital pouvant être investi découvrit qu’il avait des racines parmi ses compatriotes mobilisables qui parlaient sa langue maternelle et vénéraient les dieux de son père. La ferveur d’un tel nationaliste était ouvertement cynique vu qu’il était le compatriote qui n’avait plus de liens avec la famille de son père et de sa mère : il trouvait son salut dans son épargne, priait ses investissements et parlait le langage des coûts comptables. Mais il avait appris des Américains et des Français que même s’il ne pouvait pas mobiliser ses compatriotes comme loyaux serviteurs, comme clients et consommateurs, il pouvait les mobiliser comme de loyaux camarades italiens, grecs ou allemands, comme des camarades catholiques, orthodoxes ou protestants. Les langues, les religions et les coutumes sont devenues des matériaux de soudure pour la construction d’États-nations.
Les matériaux de soudure étaient des moyens, pas des fins. Le but des entités nationales n’était pas de développer des langues, des religions ou des coutumes mais de développer des économies nationales, de transformer les compatriotes en travailleurs et en soldats, de transformer la mère-patrie en mines et en manufactures, et de transformer les domaines dynastiques en entreprises capitalistes. Sans le capital, il ne pouvait y avoir de munitions et de provisions, d’armée nationale ou de nation.
L’épargne et les investissements, l’étude de marché et les coûts comptables, les obsessions des anciennes classes moyennes rationalistes sont devenues les obsessions dominantes. Ces obsessions rationalistes sont devenues non seulement souveraines mais aussi exclusives. Les individus qui avaient d’autres obsessions, des obsessions irrationnelles, étaient mis de côté dans des asiles de fou.
Les nations étaient habituellement monothéistes mais n’avaient plus besoin de l’être ; l’ancien ou les anciens dieux avaient perdu leur importance sauf comme matériaux de soudure. Les nations étaient mono-obsessives et si le monothéisme servait l’obsession dominante, alors lui aussi était mobilisé.
La Première guerre mondiale a marqué la fin d’une des phases du processus de nationalisation, la phase qui avait débuté avec les révolutions française et anglaise, la phase qui avait été annoncée beaucoup plus tôt avec la déclaration d’Aguirre et la révolte des puissants Hollandais. Les demandes conflictuelles des nations anciennes et nouvellement constituées étaient en fait les causes de cette guerre.
L’Allemagne, l’Italie et le Japon ainsi que la Grèce, la Serbie et l’Amérique latine coloniale avaient déjà pris la plupart des attributs de leurs prédécesseurs nationalistes, ils étaient devenus des empires nationaux, des monarchies, des républiques, et les plus puissants des nouveaux venus aspiraient à s’attaquer à l’attribut principal manquant, l’empire colonial. Durant cette guerre, tous les éléments mobilisables des deux derniers empires dynastiques, l’Ottoman et celui des Habsbourg, se sont constitués en nations. Quand des bourgeoisies avec des langues et des religions différentes, tels les Turcs et les Arméniens, ont revendiqué le même territoire, les plus faibles ont été traités comme les soi- disant Amérindiens ; ils ont été exterminés. Souveraineté nationale et génocide étaient (et sont encore) des corollaires.
Langue et religion communes semblent être des corollaires à la nationalité, mais seulement en vertu d’une illusion d’optique. Comme matériaux de soudure, les langues et les religions étaient utilisées quand elles servaient leur but, éliminées quand elles ne le faisaient pas. Ni la Suisse multilingue ni la Yougoslavie multi- religieuse n’ont été bannies de la famille des nations. Les formes de nez et la couleur des cheveux auraient aussi pu être utilisées pour mobiliser des patriotes et, en fait, le furent plus tard. Les héritages partagés, les racines et les choses en commun n’avaient qu’à satisfaire un seul critère, le critère de la raison pragmatique à l’américaine : pourvu que ça fonctionne. Les caractéristiques partagées étaient importantes non pas à cause de leur contenu culturel, historique ou philosophique mais parce qu’elles étaient utiles pour organiser une police, protéger la propriété nationale et mobiliser une armée afin de piller les colonies.
Une fois qu’une nation était constituée, les êtres humains qui vivaient sur le territoire national mais qui ne possédaient pas les caractéristiques nationales pouvaient être transformés en colonies internes, c’est-à-dire en sources de capital préliminaire. Sans capital préliminaire, aucune nation ne pouvait devenir une grande nation et les nations qui aspiraient à la grandeur mais qui n’avaient pas de colonies outremer pouvaient se rabattre sur le pillage, l’extermination et l’expropriation de ceux de leurs compatriotes qui ne possédaient pas les caractéristiques nationales.
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L’établissement des États-nations fut accueilli avec un enthousiasme euphorique par les poètes aussi bien que les paysans qui pensaient que leurs muses ou leurs dieux étaient enfin descendus sur terre. Les principaux rabat-joie, au milieu des bannières et des confettis, étaient les anciens dirigeants, les colonisés et les disciples de Karl Marx.
Les pouvoirs renversés et les colonisés étaient peu enthousiastes pour des raisons évidentes.
Les disciples de Karl Marx n’étaient pas enthousiastes parce qu’ils avaient appris de leur maître que libération nationale signifiait exploitation nationale, que le gouvernement national était le comité exécutif de la classe capitaliste nationale, que la nation n’avait rien d’autre pour les travailleurs que des chaînes. Ces stratèges de la classe ouvrière, qui n’étaient pas eux-mêmes des ouvriers mais des bourgeois au même titre que les dirigeants capitalistes, ont proclamé que les travailleurs n’avaient pas de pays et se sont organisés au sein d’une Internationale. Cette Internationale s’est divisée en trois, et chaque Internationale a évolué de plus en plus vers ce que Marx refusait de voir.
La Première Internationale a été prise en main par Bakounine, jadis traducteur russe de Marx et plus tard son adversaire, un rebelle invétéré qui avait été un fervent nationaliste jusqu’à ce qu’il en apprenne plus sur l’exploitation grâce à Marx. Bakounine et ses compagnons, rebelles contre toute autorité, se sont aussi rebellés contre Marx ; ils soupçonnaient Marx d’essayer de transformer l’Internationale en un État aussi répressif que l’État féodal et l’État national combinés. Bakounine et ses disciples étaient catégoriques dans leur rejet de tous les États, mais étaient ambigus à propos de l’entreprise capitaliste. Encore plus que Marx, ils glorifiaient la science, célébraient le progrès matériel et saluaient l’industrialisation.
Étant rebelles, ils considéraient chaque bataille comme une bonne bataille, mais la meilleure d’entre toutes était la lutte contre les anciens ennemis de la bourgeoisie, la lutte contre les seigneurs féodaux et l’Église catholique. Par conséquent, l’Internationale bakouniniste a prospéré dans des lieux comme l’Espagne, où la bourgeoisie n’avait pas complété sa lutte pour l’indépendance, mais au lieu de cela, s’était alliée avec les barons féodaux et l’Église comme protection contre les travailleurs et les paysans insurgés. Les bakouninistes se sont battus pour compléter la révolution bourgeoise sans et contre la bourgeoisie. Ils se disaient anarchistes et dédaignaient tous les États, mais n’ont jamais tenté d’expliquer comment ils obtiendraient une industrie de base (ou qui va au-delà), le progrès et la science (c’est-à-dire le capital), sans armée et sans police. On ne leur a jamais donné une vraie chance de résoudre leur contradiction en pratique et les bakouninistes d’aujourd’hui ne l’ont toujours pas résolu : en fait, ils ne se sont pas encore rendu compte qu’il existe une contradiction entre l’anarchisme et l’industrie.
La Deuxième Internationale, moins rebelle que la Première, a rapidement trouvé un terrain d’entente avec le capital aussi bien qu’avec l’État. Solidement implantés dans la zone que Marx n’avait pas explorée, les dirigeants de cette organisation ne se sont pas empêtrés dans les contradictions bakouninistes.
C’était évident pour eux que l’exploitation et le pillage étaient des conditions nécessaires au progrès matériel et se sont conciliés de façon réaliste à ce qu’on ne pouvait pas changer. Tout ce qu’ils demandaient était une plus grande part des profits pour les travailleurs et des places dans l’establishment politique, comme représentants des travailleurs.
Comme les bons syndicalistes qui les ont précédés et suivis, les professeurs socialistes étaient embarrassés par « la question coloniale » mais leur embarras, comme celui de Philippe de Habsbourg, leur a à peine donné mauvaise conscience. Avec le temps, les socialistes impériaux allemands, les socialistes royaux hollandais et les socialistes républicains français ont même cessé d’être des internationalistes.
La Troisième Internationale ne s’est pas seulement réconciliée avec le capital et l’État ; elle les a choisis comme but. Cette Internationale n’était pas composée d’intellectuels rebelles ou dissidents ; elle a été créée par un État, l’État russe, après que le parti bolchevique se soit installé aux commandes. La principale activité de cette Internationale était de vanter les exploits de l’État russe réaménagé, du parti au pouvoir et de son fondateur, un homme qui se faisait appeler Lénine. Les exploits de ce parti et de son fondateur ont été effectivement considérables mais ceux qui en faisaient les louanges faisaient de leur mieux pour cacher ce qui était le plus important à leur sujet.
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La Première guerre mondiale avait laissé deux vastes empires dans un dilemme. Le Céleste Empire de Chine, l’État permanent le plus ancien du monde, et l’empire des Tsars, un projet beaucoup plus récent, oscillaient entre la possibilité de devenir des États-nations ou de se décomposer en plus petites unités comme leurs homologues Ottoman et Habsbourg l’avaient fait.
Lénine résolut ce dilemme pour la Russie. Une telle chose est-elle possible ? Marx avait observé qu’un seul individu ne pouvait pas changer les circonstances ; qu’il ne pouvait qu’en profiter. Marx avait probablement raison. L’exploit de Lénine n’a pas été de changer les circonstances, mais d’en tirer profit d’une façon extraordinaire. L’exploit était monumental dans son opportunisme.
Lénine était un bourgeois russe qui maudissait la faiblesse et l’inaptitude de la bourgeoisie russe [4]. Il était un adepte du développement capitaliste, un fervent admirateur du progrès à l’américaine, il n’a pas fait cause commune avec ceux qu’il maudissait mais plutôt avec leurs ennemis, avec les disciples anticapitalistes de Marx. Il profita des lacunes dans la théorie de Marx pour transformer la critique du mode de production capitaliste en un manuel pour développer le capital, une sorte de guide pratique. Les études de Marx sur l’exploitation et l’appauvrissement sont devenues de la nourriture pour les affamés, une corne d’abondance. Les hommes d’affaires américains avaient déjà mis en marché l’urine comme eau de source, mais aucun escroc américain n’avait accomplit une inversion d’une telle ampleur.
Aucune circonstance n’a été changée. Chaque étape de l’inversion était menée avec les circonstances disponibles, avec des méthodes éprouvées. Les paysans russes ne pouvaient pas être mobilisés en fonction de leurs caractères russes ou leur orthodoxie ou leur blancheur, mais ils pouvaient être mobilisés, et le furent, en fonction de leur exploitation, leur oppression, des siècles de souffrance sous le despotisme des Tsars. L’oppression et l’exploitation sont devenues des matériaux de soudure. Les longues souffrances sous les Tsars ont été utilisées de la même façon et dans le même but que les scalps des femmes et des enfants blancs avaient été utilisés par les Américains ; elles ont été utilisées pour organiser le peuple en unités combattantes, en embryons d’armée et de police nationale.
La présentation du dictateur et du comité central du Parti comme une dictature du prolétariat libéré semblait être quelque chose de nouveau, mais là encore, ce n’était nouveau que par les mots employés. C’était quelque chose d’aussi vieux que les Pharaons et les Lugals de l’Égypte ancienne et de la Mésopotamie qui avaient été choisis par Dieu pour diriger leur peuple et qui avaient représenté le peuple dans leurs dialogues avec Dieu. C’était une combine éprouvée des dirigeants. Même si les précédents antiques étaient temporairement oubliés, un précédent plus récent avait été fourni par le Comité de Salut Public français qui s’était présenté comme l’incarnation de la volonté générale de la nation.
Le but, le communisme, soit le renversement et la suppression du capitalisme, semblait aussi quelque chose de nouveau, un changement dans les circonstances. Mais c’était seulement le mot qui était différent. Le but du dictateur du prolétariat était encore le progrès à l’américaine, le progrès capitaliste, l’électrification, le transport de masse rapide, la science, la transformation du monde naturel. Le but était le capitalisme que la bourgeoisie russe, faible et inapte, n’avait pas réussi à développer. Avec Le Capital de Marx comme lumière et comme guide, le dictateur et son parti allaient développer le capitalisme en Russie ; ils serviraient de substituts à la bourgeoisie et ils utiliseraient le pouvoir d’État non seulement pour policer le processus mais pour le mettre en œuvre et le gérer aussi.
Lénine n’a pas vécu assez longtemps pour démontrer sa virtuosité comme administrateur général du capital russe mais Staline, son successeur, a amplement démontré les pouvoirs de la machine du fondateur. La première étape a été l’accumulation primitive de capital. Si Marx n’avait pas été très clair à ce sujet, Préobrazhensky, lui, avait été très clair. Préobrazhensky fut emprisonné mais sa description des méthodes éprouvées pour accumuler le capital préliminaire a été appliquée à la grande Russie. Le capital préliminaire des capitalistes anglais, américains, belges et autres était venu du pillage des colonies d’outremer. Ce manque n’était pas un obstacle. La campagne russe toute entière a été transformée en une colonie.
Les premières sources de capital préliminaire furent les Koulaks, des paysans qui possédaient quelque chose qui valait la peine d’être pillé. Cette campagne a si bien réussi qu’elle a été appliquée aussi à tous les autres paysans, avec la prévision rationnelle qu’une multitude de petits montants pillés à plusieurs personnes pouvait générer un stock substantiel.
Les paysans n’étaient pas les seuls colonisés. L’ancienne classe dirigeante avait déjà été profondément expropriée de toute sa richesse et de ses propriétés. Mais encore, d’autres sources de capital préliminaire furent trouvées. Avec tout le pouvoir d’État concentré entre leurs mains, les dictateurs ont rapidement découvert qu’ils pouvaient manufacturer les sources d’accumulation primitive. Des entrepreneurs qui avaient réussi, des travailleurs et des paysans insatisfaits, des militants d’organisations rivales et même des membres du Parti qui étaient désillusionnés pouvaient être désignés comme contre-révolutionnaires, encerclés, expropriés et envoyés dans des camps de travail. Toutes les déportations, exécutions et expropriations de masse des anciens colonisateurs ont été répétées en Russie.
Les anciens colonisateurs, étant des pionniers, procédaient par tâtonnements. Les dictateurs russes n’avaient pas à se rabattre sur l’apprentissage par tâtonnement. À leur époque, toutes les méthodes pour se procurer du capital préliminaire avaient déjà été éprouvées et pouvaient être appliquées scientifiquement. Le capital russe s’est développé dans un environnement complètement contrôlé, une serre ; chaque levier, chaque variable était contrôlé par la police nationale.
Les fonctions qui avaient été laissées au hasard ou à d’autres corps dans des environnements moins contrôlés revenaient à la police dans la serre russe. Le fait que les colonisés n’étaient pas à l’extérieur mais à l’intérieur, et ainsi sujets non pas à la conquête mais à l’arrestation, augmentait le rôle et la taille de la police. Avec le temps, l’omnipotente et omniprésente police est devenue l’émanation visible et la concrétisation du prolétariat et le communisme est devenu un synonyme d’organisation policière et de contrôle total.
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Les attentes de Lénine ne se sont pas, toutefois, complètement réalisées dans la serre russe. La police, en bonne capitaliste, faisait des merveilles pour amasser du capital préliminaire provenant des contre-révolutionnaires expropriés. Toutefois, elle est loin d’avoir fait aussi bien pour administrer le processus de production capitaliste. Il est peut-être encore trop tôt pour le dire avec certitude, mais jusqu’à aujourd’hui cette bureaucratie policière a été au moins aussi incapable dans ce rôle que la bourgeoisie que Lénine maudissait ; son habileté à toujours découvrir de nouvelles sources de capital préliminaire semble être la seule chose qui puisse l’avoir maintenue à flot.
L’attrait de cet appareil n’a pas été non plus à la hauteur des attentes de Lénine. L’appareil de police léniniste n’a pas attiré les hommes d’affaires ou les politiciens déjà établis ; il ne s’est pas rendu acceptable comme méthode supérieure de gestion du processus de production. Cet appareil a attiré une classe sociale un peu différente (une classe que je tenterai brièvement de décrire) et s’est rendu acceptable aux yeux de cette classe premièrement comme méthode pour s’emparer du pouvoir national et deuxièmement comme méthode d’accumulation primitive du capital.
Les héritiers de Lénine et de Staline n’ont pas été de véritables gardes prétoriens, exerçant réellement le pouvoir économique et politique au nom et pour le bénéfice d’un monarque superflu ; ils n’en étaient qu’une pale copie ; des étudiants du pouvoir économique et politique qui désespéraient de ne jamais atteindre ne serait-ce qu’un stade intermédiaire du pouvoir.
Le modèle léniniste a offert à de tels gens l’espoir de sauter par-dessus les niveaux intermédiaires pour se rendre directement dans le palais central. Les héritiers de Lénine étaient des commis et des petits fonctionnaires, des gens comme Mussolini, Mao Zedong et Hitler, des gens qui, comme Lénine lui-même, maudissaient les bourgeoisies faibles et incapables pour avoir échoué à établir la grandeur de leur nation. (Je n’inclus pas les sionistes au sein des héritiers de Lénine car ils appartiennent à une génération précédente. Ils étaient des contemporains de Lénine qui avaient, peut-être indépendamment, découvert le pouvoir de persécution et la souffrance comme matériaux de soudure pour la mobilisation d’une armée et d’une police nationale. Les sionistes ont fait leurs propres contributions. Leur traitement d’une population religieuse dispersée comme nation, leur imposition de l’État-nation capitaliste comme objectif ultime de cette population et leur réduction d’un héritage religieux à un héritage racial ont contribué significativement à la méthodologie nationaliste et ont eu des conséquences fatidiques lorsque ces mécanismes furent appliqués à une population de Juifs, pas tous sionistes, par une population soudée ensemble en tant que « race allemande ».)
Mussolini, Mao Zedong et Hitler ont gratté sous le vernis des slogans et ont vu les exploits de Lénine et Staline pour ce qu’ils étaient : des méthodes pour saisir et maintenir le pouvoir d’État. Tous les trois ont réduit la méthodologie jusqu’à l’essentiel. La première étape était de s’associer avec des étudiants du pouvoir qui pensaient comme eux et ainsi former le noyau de l’organisation policière, une équipe appelée, selon l’expression de Lénine, le Parti. L’étape suivante était de recruter la base provenant des masses, les troupes disponibles et les fournisseurs de troupes. La troisième étape était de s’emparer de l’appareil d’État, d’installer le théoricien dans le bureau du Duce, du Président ou du Führer, de répartir les fonctions de police et d’administration au sein de l’élite ou des cadres et de mettre les masses au travail. La quatrième étape était d’assurer le capital préliminaire nécessaire pour remettre sur pied ou inaugurer un complexe militaro-industriel capable de supporter le leader national et ses cadres, la police et l’armée, les administrateurs industriels ; sans ce capital il ne pouvait y avoir ni armes, ni pouvoir, ni nation.
Les héritiers de Lénine et Staline ont simplifié encore plus la méthodologie dans leurs efforts de recrutement en minimisant l’exploitation capitaliste et en se concentrant sur l’oppression nationale. Parler d’exploitation n’était plus utile et, en fait, était devenu plutôt embarrassant, vu qu’il était devenu évident pour tout le monde, en particulier pour les travailleurs salariés, que les révolutionnaires victorieux n’avaient pas mis fin au travail salarié mais avaient encore plus étendu son domaine.
Étant aussi pragmatiques que les hommes d’affaires américains, les nouveaux révolutionnaires ne parlaient pas de libération du travail salarié, mais de libération nationale [5].
Ce genre de libération n’était pas le rêve d’utopistes romantiques : c’était précisément ce qui était possible, et tout ce qui était possible, dans le monde existant. Il suffisait de se prêter aux circonstances déjà existantes pour la réaliser. La libération nationale consistait en la libération du président national et de la police nationale des chaînes de l’impuissance ; l’investiture du président et l’établissement de la police n’étaient pas des rêves fumeux mais des composantes d’une stratégie éprouvée, une science.
Les partis fascistes et nationaux-socialistes furent les premiers à prouver que cette stratégie fonctionnait, que l’exploit du parti bolchevique pouvait être répété. Le président national et leurs équipes se sont installés au pouvoir et ont entrepris de se procurer le capital préliminaire dont la grandeur nationale avait besoin. Les fascistes se sont rués dans l’une des dernières régions d’Afrique qui n’avait pas été encore envahie et l’ont pillée comme les premiers industriels avaient pillé leurs empires coloniaux. Les Nationaux-socialistes ont ciblé les Juifs, une population interne qui avait été membre d’une « Allemagne unifiée » au même titre que d’autres Allemands, comme leur source première d’accumulation primitive parce que beaucoup de Juifs, comme plusieurs des Koulaks de Staline, avaient des biens qui valaient la peine d’être pillés.
Les sionistes avaient donné l’exemple aux nationaux-socialistes en réduisant la religion à une race, et les nationaux-socialistes pouvaient prendre exemple sur les pionniers américains pour trouver des façons d’utiliser l’instrument du racisme. L’élite d’Hitler avait juste besoin de traduire le corpus de recherche des racistes américains pour équiper ses instituts scientifiques avec de grandes bibliothèques. Grosso modo, les Nationaux-socialistes ont traité les Juifs de la même façon que les Américains avaient jadis traité les peuples autochtones d’Amérique du Nord, sauf que les Nationaux-socialistes ont appliqué une technologie plus récente et beaucoup plus puissante dans la tâche de déporter, exproprier et exterminer des êtres humains. Mais en cela, les nouveaux exterminateurs n’étaient pas des innovateurs ; ils se sont à peine prévalus des circonstances qui étaient les leurs.
Les fascistes et les Nationaux-socialistes ont été rejoints par les bâtisseurs d’empires japonais qui craignaient que le Céleste Empire en décomposition ne devienne une source de capital préliminaire pour les industriels russes ou les révolutionnaires chinois. Formant un axe, les trois ont entrepris de transformer les continents du monde en sources d’accumulation primitive de capital. Ils ne furent pas dérangés par les autres nations jusqu’à ce qu’ils commencent à empiéter sur les colonies et les territoires des puissances capitalistes établies. La réduction de capitalistes déjà établis au statut de proie colonisée pouvait être pratiquée à l’interne, où c’était légal depuis que les dirigeants de la nation faisaient leurs lois. Et cela avait déjà été pratiqué à l’interne par les léninistes et les staliniens. Mais une telle pratique équivalait à un changement de circonstances et cela ne pouvait être transposé à l’étranger sans provoquer de guerre mondiale. Les puissances de l’Axe sont allées trop loin et ont perdu.
Après la guerre, bien des gens raisonnables ont dit que les objectifs de l’Axe étaient irrationnels et que Hitler était un fou. Cependant, ces mêmes gens raisonnables considéraient que des hommes comme George Washington et Thomas Jefferson étaient sains d’esprit et rationnels, même si ces hommes envisageaient et ont effectivement entrepris la conquête d’un vaste continent, ainsi que la déportation et l’extermination de la population de celui-ci à un moment où un tel projet était encore moins faisable que le projet de l’Axe [6]. C’est vrai que les technologies, ainsi que les sciences physiques, chimiques, biologiques et sociales, employées par Washington et Jefferson étaient assez différentes de celles appliquées par les Nationaux-socialistes. Mais si le savoir c’est le pouvoir, si c’était rationnel pour les pionniers de jadis de mutiler et de tuer avec de la poudre à canon à l’époque des voitures tirées par des chevaux, pourquoi était-ce irrationnel pour les Nationaux-socialistes de mutiler et de tuer avec des explosifs puissants, des gaz et des agents chimiques à l’âge des fusées, des sous-marins et des autoroutes ?
Les nazis étaient, pour autant que cela soit possible, encore plus portés sur la science que les Américains. À leur époque, ils étaient synonymes d’efficacité scientifique aux yeux d’une bonne partie du monde. Ils conservaient des dossiers sur tout, classifiaient et analysaient leurs résultats, publiaient leurs classifications dans des journaux scientifiques. Avec eux, même le racisme n’était pas la propriété des agitateurs de la conquête de l’ouest mais bien celle d’instituts renommés.
Plein de gens raisonnables semblent faire l’équation que la folie c’est l’échec. Ce ne serait pas la première fois. Plein de gens disaient que Napoléon était fou quand il était en prison ou en exil, mais quand il a resurgi comme empereur, ces mêmes gens parlaient de lui avec respect, avec révérence même. L’emprisonnement et l’exil ne sont pas vus uniquement comme des remèdes à la folie mais aussi comme ses symptômes. L’échec, c’est la bêtise.
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Mao Zedong, le troisième pionnier national-socialiste (ou national-communiste, le second mot n’importe plus, vu que ce n’est rien d’autre qu’une relique historique ; l’expression « fasciste de gauche » irait tout aussi bien mais elle est encore moins porteuse de sens que les expressions avec le mot nationaliste), a réussi à faire pour le Céleste Empire ce que Lénine avait fait pour l’empire des tsars. Le plus ancien appareil bureaucratique du monde ne s’est pas décomposé en plus petites unités, ni en colonies appartenant à d’autres industriels ; il a resurgi, grandement modifié, en une « république du peuple », comme phare pour les nations opprimées.
Le Président et ses cadres ont suivi les traces d’une longue lignée de prédécesseurs et ont transformé le Céleste Empire en une vaste source de capital préliminaire, complétée par les purges, les persécutions et les grands bonds en avant qu’elles impliquent.
La deuxième étape, le lancement du mode de production capitaliste, a été accomplie selon le modèle russe, c’est à dire par la police nationale. Cela n’a pas fonctionné beaucoup mieux en Chine qu’en Russie. Apparemment, les fonctions d’entrepreneur doivent être confiées à des escrocs ou à des gens débrouillards qui sont capables de tromper les gens et, habituellement, les flics n’inspirent pas la confiance requise. Mais ça, c’était moins important pour les maoïstes que ça l’avait été pour les léninistes. Le mode de production capitaliste demeure important, du moins aussi important que les razzias organisées pour l’accumulation primitive, vu que sans capital il n’y a pas de pouvoir, pas de nation. Mais les maoïstes ont de moins en moins vanté leur modèle comme une méthode supérieure d’industrialisation, et en ça ils sont plus modestes que les russes et moins déçus par les résultats de leur police industrielle.
Le modèle maoïste s’offre aux gardiens de sécurité et aux étudiants du monde entier comme une méthodologie éprouvée du pouvoir, une stratégie scientifique de la libération nationale. Généralement connue sous la Pensée de Mao Zedong [7], cette science offre aux aspirants présidents et cadres l’espoir d’un pouvoir sans précédent sur les êtres vivants, les activités humaines et même sur les pensées. Le pape et les prêtres de l’Église catholique, avec toutes leurs inquisitions et leurs confessions, n’ont jamais eu autant de pouvoir, pas parce qu’ils l’auraient rejeté, mais parce qu’il leur manquait les instruments qui ont été rendus disponibles par la science moderne et la technologie.
La libération de la nation est la dernière étape pour l’élimination des parasites. Le capitalisme avait déjà plus tôt nettoyé la nature des parasites et réduit une bonne partie de ce qui restait de la nature à l’état de matériaux bruts pour l’industrie de la transformation. Le socialisme national moderne ou le nationalisme social brandit l’espoir d’éliminer aussi les parasites de la société humaine. Les parasites humains sont habituellement des sources de capital préliminaire, mais le capital n’est pas toujours « matériel » ; il peut aussi être culturel ou « spirituel ». Les coutumes, les mythes, la poésie et la musique du peuple sont liquidés évidemment ; une partie de la musique et des costumes de l’ancienne « culture folklorique » réapparaissent, transformés, emballés, comme éléments du spectacle national, comme décoration dans la propagande pour l’accumulation nationale ; les coutumes et les mythes deviennent des matériaux bruts pour la transformation par une ou plusieurs des « sciences humaines ». Même le ressentiment inutile des travailleurs envers leur travail salarié aliéné est liquidé. Quand la nation est libérée, le travail salarié cesse d’être un fardeau onéreux et devient une obligation nationale à être effectuée dans la joie. Les habitants d’une nation totalement libérée lisent 1984 d’Orwell comme une étude anthropologique, comme une description d’une époque ancienne.
Ce n’est plus possible aujourd’hui de faire la satire de cet état des choses. Chaque satire risque de devenir une bible pour encore un autre front de libération nationale [8]. Chaque écrivain satirique risque de devenir le fondateur d’une nouvelle religion, un Bouddha, un Zarathoustra, un Jésus, un Mahomet ou un Marx. Chaque exposition aux ravages du système dominant, chaque critique du fonctionnement du système, devient du fourrage pour les chevaux des libérateurs, des matériaux de soudure pour les bâtisseurs d’armées. La pensée de Mao Zedong, dans ses nombreuses versions et révisions, est une science totale ainsi qu’une théologie totale ; dans sa physique sociale comme dans sa métaphysique cosmique. Le Comité de salut public français prétendait représenter la volonté générale de la nation française uniquement. Les révisions de la Pensée de Mao Zedong prétendaient représenter la volonté générale des opprimés du monde entier.
Les révisions constantes de cette Pensée sont nécessaires car ses formulations initiales n’étaient pas applicables à toutes, en fait à aucune population colonisée du monde. Aucun des colonisés du monde ne partageait l’héritage chinois d’avoir eu à supporter un appareil d’État pendant les deux mille dernières années. Peu de régions opprimées du monde avaient possédé dans un passé proche ou lointain, une seule des caractéristiques d’une nation.
La Pensée devait être adaptée aux peuples dont les ancêtres avaient vécu sans président national, sans armée ou police, sans les processus de production capitaliste et par conséquent, sans le besoin de capital préliminaire.
Ces révisions ont été réalisées en enrichissant la Pensée initiale avec des emprunts à Mussolini, à Hitler et à l’État sioniste d’Israël. La théorie mussolinienne de l’épanouissement de la nation dans l’État était un dogme central. Tout groupe de personnes, qu’il soit petit ou grand, industriel ou non-industriel, concentré ou dispersé était vu comme des nations, pas au regard de leur passé, mais en terme d’aura, de leur potentialité, une potentialité assignée à leurs fronts de libération nationale. Le traitement d’Hitler (et des sionistes) de la nation comme entité raciale était un autre principe central.
Les cadres étaient recrutés parmi des gens dépossédés de tout lien avec leurs ancêtres et leurs coutumes et en conséquence, les libérateurs ne pouvaient être distingués des oppresseurs en termes de langage, croyances, coutumes et armes ; le seul lien qui les reliaient ensemble et aux masses était ce matériel de soudure qui avait aussi relié les serviteurs blancs avec leurs patrons blancs dans la conquête de l’Ouest en Amérique ; le « lien racial » donnait une identité à ceux qui n’en avaient pas, de la parenté à ceux qui n’avaient pas de famille, une communauté à ceux qui avaient perdu la leur ; c’était le dernier lien pour les gens dont la culture avait été réduite à néant.
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Cette pensée mise à jour pouvait maintenant être appliquée aux Africains aussi bien qu’aux Navajos, aux Apaches ou aux Palestiniens [9]. Les emprunts à Mussolini, Hitler et aux sionistes sont judicieusement camouflés parce que Mussolini et Hitler ont échoué à s’accrocher au pouvoir qu’ils avaient saisi et parce que les sionistes, en réussissant, avaient transformé leur État en chien de garde international contre tous les autres fronts de libération nationale. Lénine, Staline et Mao Zedong se voient accorder beaucoup plus de crédit que ce qu’ils méritent.
Les modèles révisés et universellement applicables fonctionnent beaucoup comme les originaux, mais avec moins d’incidents ; la libération nationale est devenue une science appliquée ; l’appareil a été testé fréquemment ; les nombreux défauts dans les modèles originaux ont maintenant été arrangés. Tout ce qui manque pour faire marcher l’engin est un chauffeur, une courroie de transmission et du carburant.
Évidemment, le chauffeur c’est le théoricien lui-même ou son plus proche disciple. La courroie de transmission c’est l’État-major, l’organisation, aussi appelé le Parti ou le parti communiste. Le parti communiste avec un « c » minuscule c’est exactement la compréhension populaire de ce que cela doit être. C’est le noyau de l’organisation policière qui fait les purges et qui sera lui-même purgé quand le leader deviendra un leader national et qu’il aura besoin de re- réviser la Pensée invariante en s’adaptant à la famille des nations, ou du moins à la famille des banquiers, des fournisseurs de munitions et des investisseurs. Et le carburant : ce sont les nations opprimées, les masses en souffrance, les peuples libérés qui sont et continueront d’être le carburant.
Le leader et l’État-major ne sont pas arrivés de l’extérieur, ils ne sont pas des agitateurs étrangers. Ils sont des composantes du mode de production capitaliste. Ce processus de production a invariablement été accompagné par le racisme.
Le racisme n’est pas un élément nécessaire à la production. Mais le racisme (sous une certaine forme) a été un élément essentiel dans le processus d’accumulation primitive du capital et presque toujours cela a infiltré le mode de production.
Les nations industrialisées se sont procurées leur capital préliminaire en expropriant, en déportant, en persécutant, en ségréguant, et presque toujours en exterminant des peuples désignés comme proies légitimes. Les familles furent brisées, les habitats détruits, leurs repères culturels et leurs coutumes leur furent extirpés.
Les descendants des survivants de tels assauts sont chanceux s’ils arrivent à préserver les moindres reliques, les ombres les plus passagères de la culture de leurs ancêtres. Beaucoup des descendants ne retiennent même pas ces ombres ; ils sont complètement dépouillés ; ils travaillent ; ils grossissent encore plus l’appareil qui a détruit la culture de leurs ancêtres. Et dans le monde du travail ils sont relégués dans les marges, dans les tâches les plus déplaisantes et les moins bien payées. Cela les choque. Un employé de supermarché, par exemple, en sait peut-être plus long sur les marchandises en stock et les commandes qu’un gérant et il peut savoir que le racisme est la seule raison pour laquelle il n’est pas gérant et que le gérant n’est pas un petit employé comme lui. Un gardien de sécurité peut savoir que le racisme est la raison pour laquelle il n’est pas chef de police. C’est parmi les gens qui ont perdu toutes leurs racines, qui rêvent d’être gérants de supermarché et chef de police que les fronts de libération nationale s’enracinent ; c’est là que le leader et l’État-major sont formés.
Le nationalisme continue d’attirer les plus démunis car les autres perspectives leur semblent bouchées. La culture des ancêtres a été détruite ; par conséquent, selon des normes pragmatiques, c’est qu’elle a échoué ; les seuls ancêtres qui ont survécu sont ceux qui se sont accommodés du système de l’envahisseur et ils ont survécu sur les bords des dépotoirs. Les utopies variées des poètes et des rêveurs et les nombreuses « mythologies du prolétariat » ont aussi échoués ; elles n’ont pas été prouvées en pratique ; elles n’ont été rien d’autre que du vent, des châteaux en Espagne, de belles promesses ; le prolétariat actuel a été aussi raciste que les patrons et la police.
L’employé de supermarché et le gardien de sécurité ont perdu tout contact avec l’ancienne culture ; les châteaux en Espagne et les utopies ne les intéressent pas, il les rejettent avec cet esprit terre à terre d’homme d’affaires qui n’a que mépris pour les poètes, les créateurs et les rêveurs. Le nationalisme leur offre quelque chose de concret, quelque chose qui a été éprouvé, quelque chose dont on sait qu’il fonctionne. Pour les descendants des persécutés, il n’y a pas la moindre raison pour eux de continuer à être persécutés quand le nationalisme leur offre l’espoir de devenir des persécuteurs.
Les proches ou lointains parents des victimes peuvent devenir un État-nation raciste ; ils peuvent eux-mêmes rassembler d’autres gens dans des camps de concentration, persécuter les autres à volonté, perpétrer des guerres génocidaires contre eux, se procurer du capital préliminaire en les expropriant. Et, si les « parents raciaux » des victimes d’Hitler peuvent le faire, les proches et lointains parents des victimes d’un Washington, Jackson, Reagan et Begin peuvent le faire aussi.
Chaque population opprimée peut devenir une nation, un négatif photographique de la nation de l’oppresseur, un endroit où l’ancien petit employé est le gérant du supermarché, où l’ancien gardien de sécurité est le chef de police. En appliquant la stratégie corrigée, chaque gardien de sécurité peut suivre le précédent établi par les gardes prétoriens de la Rome antique.
La milice d’une grande société minière étrangère peut proclamer une république, libérer le peuple et continuer à les libérer jusqu’à ce qu’ils n’aient plus rien d’autre que la possibilité de prier pour que cesse la libération. Même avant la prise du pouvoir, une bande peut s’autoproclamer comme un Front et offrir à des gens matraqués d’impôts et constamment harcelés par la police quelque chose qui leur manque encore : un organisme qui soit à la fois percepteur et commando de choc ; c’est-à-dire des percepteurs et policiers supplémentaires, mais au profit du peuple. De cette façon, les gens peuvent être libérés des caractéristiques de leurs ancêtres stigmatisés ; toutes les reliques qui survivent encore des temps préindustriels et des cultures non-capitalistes peuvent enfin être extirpées de façon permanente.
L’idée qu’une compréhension du génocide, qu’une mémoire de l’holocauste puisse, à elle seule, pousser les gens à vouloir démanteler le système est erronée. L’appel constant du nationalisme suggère que le contraire est encore plus vrai, c’est-à-dire qu’une compréhension du génocide a poussé les gens à mobiliser des armées génocidaires, que la mémoire des holocaustes a poussé les gens à perpétrer des holocaustes. Les poètes sensibles qui rappelaient les pertes et les chercheurs qui les ont documentées ont été comme les scientifiques qui ont découvert la structure de l’atome. Les chercheurs des sciences appliquées ont utilisé cette découverte pour séparer le noyau de l’atome, pour produire des armes qui peuvent séparer le noyau de chaque atome ; les nationalistes ont utilisé la poésie pour séparer et fusionner les populations humaines, pour mobiliser des armées génocidaires, pour perpétrer de nouveaux holocaustes.
Les scientifiques, les poètes et les chercheurs se considèrent innocents des campagnes dévastées et des corps carbonisés. Le sont-ils vraiment ?
Il me semble qu’au moins une des observations de Marx est vraie : chaque minute dévouée au mode de production capitaliste, chaque pensée qui contribue au système industriel agrandit un pouvoir qui est hostile à la nature, à la culture, à la vie. La science appliquée n’est pas quelque chose d’étranger, c’est une partie intégrante du processus de production capitaliste. Le nationalisme n’est pas tombé du ciel. C’est un produit du processus de production capitaliste, comme les agents chimiques qui empoisonnent les lacs, l’air, les animaux et les gens, comme les centrales nucléaires qui irradient des micro-environnements en attendant l’irradiation du macro-environnement.
En guise de post-scriptum, j’aimerais répondre à une question avant qu’elle ne soit posée : « Ne crois-tu pas que le descendant d’un peuple opprimé s’en sort mieux s’il peut être directeur d’un grand magasin ou commissaire de police ? » Ma réponse est une autre question : quel gérant de camp de concentration ou bourreau national n’est pas effectivement le descendant d’un peuple opprimé ? »
Détroit, décembre 1984.
P.S.
Traductions de l’anglais : L’Insécurité sociale (Paris), 1986 ; Édition Au bord de l’Arve, 1989 ; La Sociale (Montréal), 2011, revue en 2016 par Diomedea.
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[1] Le sous-titre du premier volume du Capital est "Une critique de l’économie politique : Le développement de la production capitaliste" (publié par Charles H. Kerr & Co., 1906 ; réédité par Random House, New York).
[2] In Ibid., pages 784-850 : Section VIII : « L’accumulation primitive du capital ».
[3] E. Preobrazhensky, The New Economics (Moscou, 1926 ; traduction anglaise publiée par Clarendon Press, Oxford, 1965), cet ouvrage annonçait la fatalité de « la loi de l’accumulation primitive socialiste ».
[4] Voir V.I. Lenine, Le Développement du capitalisme en Russie (Moscou : Progress Publishers, 1964 ; première édition, 1899). Je cite un passage de la page 599 : « Si l’on compare l’époque précapitaliste de la Russie à son époque capitaliste (et c’est précisément cette comparaison qu’il faut faire si on veut résoudre le problème qui nous occupe), force nous est de reconnaître qu’en régime capitaliste, notre économie nationale se développe d’une façon extrêmement rapide. Mais si on compare ce rythme de développement à celui qui serait possible étant donné le niveau actuel, de la technique et de la culture, on doit reconnaître qu’effectivement le développement du capitalisme en Russie est lent. Et il ne peut en être autrement car aucun pays capitaliste n’a conservé une telle abondance d’institutions surannées, incompatibles avec le capitalisme dont elles freinent les progrès et qui aggravent considérablement la situation des producteurs » (Source de la traduction : marxists.org).
[5] Ou de la libération de l’État : « Notre mythe est la nation, notre mythe est la grandeur de la nation » ; « C’est l’État qui crée la nation, qui confère au peuple une volonté, et par conséquent une vie réelle, en l’instruisant de son unité morale » ; « En toute circonstance, la liberté maximale coïncide avec la force maximale de l’État » ; « Tout pour l’État ; rien contre l’État ; rien à part l’État ». Tiré de Che cosa A il fascismo et La dottrina del fascismo, cité par G.H. Sabine, A History of Political Theory (New York, 1955), pp. 872-878.
[6] « ... la progression de nos colonies forcera assurément le sauvage, autant que le loup, à se retirer ; quoique leur forme diffère, les deux sont des bêtes de proie » (G. Washington en 1783). « ... Si jamais nous sommes contraints de prendre les armes contre une ou l’autre des tribus, nous ne les déposerons pas avant que ladite tribu ne soit exterminée, ou chassée au- delà... » (T. Jefferson en 1807). « ... les massacres cruels qu’ils ont perpétrés contre les femmes et les enfants de nos frontières, pris de surprise, nous obligera à les poursuivre jusqu’à l’extermination ou à les chasser vers des lieux qui dépassent notre portée » (T. Jefferson en 1813). Cité par Richard Drinnon dans Facing West : The Metaphysics of Indian-Hating and Empire Building (New York : New American Library, 1980), pp. 65, 96, 98.
[7] Facilement disponible en version de poche sous le titre de Citations du Président Mao (Pekin : Political Department of the people’s Liberation Army, 1966).
[8] Black & Red a tenté de satiriser cette situation il y a plus de 10 ans en publiant un faux Manuel à l’usage des leaders révolutionnaires, un « guide pratique » où l’auteur, Michael Velli, offrait de faire pour le prince révolutionnaire moderne ce que Machiavel avait fait pour le prince féodal. Ce « manuel » bidon fusionnait la pensée de Mao avec celles de Lénine, Staline, Mussolini, Hitler et leurs émules modernes, en plus d’offrir des recettes pour préparer des organisations révolutionnaires et saisir le pouvoir absolu. De manière fort déconcertante, au moins la moitié des commandes pour cet ouvrage venait d’aspirants libérateurs nationaux, et il n’est pas impossible que les versions les plus actuelles de la métaphysique nationaliste contiennent effectivement certaines des recettes proposées par Michael Velli.
[9] Je n’exagère pas. J’ai sous les yeux un long pamphlet au titre de The Mythology of the White Proletariat : A Short Course for Understanding Babylon (La mythologie du prolétariat blanc : leçon succincte pour comprendre Babylone) par J. Sakai (Chicago : Morningstar Press, 1983). En tant qu’application de la pensée de Mao à l’histoire américaine, c’est l’ouvrage maoïste le plus délicat qui m’ait été donné de parcourir. L’auteur documente et décrit, de façon parfois très frappante, l’oppression subie par les Africains asservis en Amérique, les déportations et les exterminations des peuples autochtones du continent américain, l’exploitation raciste des Chinois, l’incarcération des nippo- américains dans des camps de concentration, etc. L’auteur mobilise toutes ces expériences de terreur absolue, non pas pour chercher des moyens de supplanter le système qui les a perpétrées, mais pour inciter les victimes à reproduire entre elles ce même système. Assorti d’images et de citations des présidents Lénine, Staline, Mao Zedong et Ho-chi Minh, cet ouvrage n’essaie même pas de cacher ou de maquiller ses visées répressives ; il recommande aux Africains, ainsi qu’aux Navajos, Apaches et Palestiniens, de s’organiser en partis, de saisir le pouvoir et de liquider tous les parasites.
- SOURCE : Infokiosques.net