Contre leur liberté d'expression
Publié le 1er décembre 2010, in Le blog de luftmench.
« Dans les moments de lutte, les pauvres se fichent de la liberté d'expression de l'ennemi :
- Quand des travailleurs séquestrent un patron, accessoirement, ils l'empêchent d'expliquer benoîtement à la télé pourquoi il lui est nécessaire de briser leurs vies.
- Quand des chômeurs occupent une administration, y interrompant le travail en cours, on ne se préoccupe pas de savoir que la dite administration ne pourra pas édicter en temps et en heure la circulaire qui nous prive de nos droits, c'est même l'un des objectifs de l’occupation.
- Quand on se bat dans la rue, quand on y érige des barricades, on bloque physiquement d'autres hommes, mais on récupère aussi un territoire où leur voix modèle le paysage et l'atmosphère en temps normal.
Mais les pauvres engagés dans la lutte concrète contre la bourgeoisie n'ont guère le temps de s'exprimer longuement, même s'ils en ont le droit, au moins formel.
D'autres en ont fait métier : professeurs d'université ou de grandes écoles, ils sont les penseurs de ce temps, se vivent comme "la voix des sans voix" sans jamais s'interroger sur leur légitimité.
Pierre Bourdieu avait inauguré cette manière de faire pendant le mouvement des chômeurs de l’hiver 97-98 : l'École Normale Supérieure était occupée depuis plusieurs jours par des centaines de précaires, cernés par des escadrons de flics dont l'objectif premier était bien d'empêcher la diffusion de la lutte et de son contenu à l'extérieur.Le prestigieux professeur s'était planté là, dos à l'École, dos aux occupants, face à des dizaines de caméras, pour expliquer pourquoi les autres affrontaient la police, cette même police qui le laissait s'exprimer, lui. Devenu spécialiste après cet épisode, le digne homme se vit cité par les organisations « représentatives » des chômeurs et précaires quand il s'agissait d'expliquer le sens profond de la lutte. Les concernés, ceux qui vivaient la précarité dans leur peau se trouvèrent vite réduits au statut d'exemples illustrant les théories des professeurs, car Bourdieu n'était pas seul en lice, de Moulier Boutang à Negri, beaucoup de gens avaient des mots à mettre dans la bouche de ceux qui faisaient le mouvement.
A la fin des années 90, au moment où l'attaque capitaliste contre les acquis sociaux entraînait économiquement la chute des catégories sociales intermédiaires, et notamment des professions intellectuelles, une petite niche d'emploi innovant commença ainsi à se développer : parler à la place du mouvement social du haut de sa chaire d'universitaire devint un moyen commode de se distinguer des concurrents, dans un contexte de privatisation des universités.
Le modèle était évidemment celui de l'intellectuel révolutionnaire d'autrefois. Mais si Lénine ou Trostky étaient pourchassés par toutes les polices européennes pour leur activité d'écriture, si la réunion dans un café ou fut élaborée la plateforme maknoviste au milieu des années 20 fut interrompue par les flics, si empêcher la diffusion des brochures et des écrits fut un des principaux objectifs des structures répressives jusqu'au milieu du siècle dernier, aujourd'hui, l'intellectuel « révolutionnaire » n'a pas ce souci.
Invité à la télé, il peut y dénoncer la censure atroce qui s'exerce contre ses idées car « il passe à ce soir ou Jamais, certes, mais pas au journal de Jean Pierre Pernaud. »
Certes ses journées sont épuisantes : entre son emploi à l'Université, les tribunes à rédiger pour les médias internet, Rue 89 ou Mediapart, et les débats du mouvement où ouvriers, sans papiers ou étudiants en lutte sont conviés à l'écouter... sa vie n'est pas de tout repos.
Une vie de mots sans importance mais bien payés et reconnus socialement.
Mais comme toute marchandise en monde capitaliste, le commerce des mots est livré à la concurrence. A l'extrême-gauche, pour une lutte médiatisée, trente" intellectuels" désormais pour vouloir en parler.
Ainsi le jeune émeutier de banlieue comme son alter ego palestinien sont-ils des cibles très convoitées. Tout le monde a quelque chose à en dire, mais on tourne vite en rond. La sphère médiatique se lasse vite des idées neuves, le concept d'Indigène seul a fait son temps, le scandale bien réel enfin dévoilé du « post-colonialisme » ne suffit plus à lui seul. Récemment, dans Libération, nombre d'intellectuels et d'universitaires ont innové à propos du procès de Villiers-le-Bel en annonçant l'évènement comme le passage à la lutte armée des classes dangereuses "noires et arabes."
Accessoirement, aucun jeune de Villiers-le-Bel, aucun habitant n'avait formulé les choses de cette manière à propos des tirs contre des policiers. Accessoirement, cette tribune libre intervenait dans un procès ou l'objectif des inculpés était justement de démonter une version selon laquelle des groupes parfaitement organisés auraient prémédité de "tuer du flic". Accessoirement, la tribune de libre expression provocatrice de nos intellectuels "pas habitants" de Villiers-le-Bel fut-elle reprise par une partie des média d'extrême-droite et présentée comme la parole de la banlieue.
Les jeunes inculpés qui n'avaient pas parlé de lutte armée ont été condamnés à des peines de dizaines d'années de prison.
Pour les intellectuels universitaires, la question est surtout celle de la prochaine provocation, de la prochaine surenchère sur les luttes, du prochain usage de la liberté d'expression qui leur est concédée.
Ils en ont le droit, ils savent s'en servir, et ils en vivent.
La dessus, la liberté d'expression ne diffère pas des autres libertés bourgeoises inscrites dans le marbre des constitutions des pays démocratiques. Les libertés sont exactement comme les produits dans les rayons du supermarché, la question n'est pas la pénurie, mais la possibilité d'acheter la marchandise disponible.
Personne ne remettra cette idée en cause pour certaines libertés, ainsi personne à gauche n'ira dire que chacun dispose à parts égales de la liberté d'entreprendre ou d'être propriétaire. Bien au contraire, tout anticapitaliste, même modéré, part du principe que ces libertés fonctionnent sur le principe d'un exploiteur et d'un exploité, d'une partie qui fait ce qu'elle veut et de l'autre qui subit forcément et se fait déposséder.
De fait, l'ensemble du mouvement révolutionnaire, et même une grande partie du réformisme socialiste originel s'est construit sur un objectif : priver la bourgeoisie de ces deux libertés, celles de s'approprier la marchandise et le travail des autres.
Et pour tous les révolutionnaires, il ne s'agissait pas de se réapproprier ces libertés, de les transmettre d'une classe à une autre, mais d'abolir le salariat et la propriété.
Le rêve révolutionnaire repose sur la destruction sociale de ces deux libertés bourgeoises, c'est celui d'un monde ou personne ne pourra plus entreprendre d'exploiter les autres.
Dans le cadre de la lutte des classes, la liberté d'expression du prolétariat est elle aussi muselée, tout naturellement. La destruction des moyens de communication de l'ennemi de classe est donc une nécessité immédiate pour les prolétaires. Virer des espaces de décision collective du mouvement, ceux qui ne partagent pas la volonté de lutter aussi. Ne pas laisser la parole à tout le monde, c'est même la base du combat. Quand cette base n'existe pas ou est remise en cause, très vite le mouvement s'effondre: ainsi dans ces AG d'université ou on laisse s'exprimer ceux qui sont contre la grève ou le blocage, ou l'on revient en arrière en débattant sur l'existence même du mouvement. Ainsi en est-il aussi lorsque le syndicalisme passe de la négociation, ou chacun expose l'état du rapport de forces et les revendications qui vont avec, à la concertation ou les représentants des patrons et des ouvriers sont censés s'exprimer, s'écouter et s'entendre... sur le dos du prolétariat.
« Le prolétaire s'exprime mal », c'est un lieu commun entendu toute notre scolarité. Et pour cause, cela ne fait pas partie des savoirs que l'on veut bien nous transmettre, et individuellement, l'exploitation ne nous permettra pas de les développer plus tard.
La liberté d'expression est donc une liberté virtuelle au niveau individuel: seule la lutte, la construction d'outils collectifs, le partage des savoirs permettent aux pauvres de pouvoir dire et communiquer efficacement entre eux.
Mais dans le cadre capitaliste, ils ont toujours un train de retard et ne sont jamais à égalité car il ne s'agit pas seulement de dire, mais d'être entendu. Tout le monde peut faire son blog, tout le monde peut envoyer des communiqués de presse, tout le monde peut donner son avis, mais tout le monde ne sera pas repris, pas référencé, et pas entendu de la même manière.
Comme pour toutes les autres libertés, l'accès aux moyens de production, le côté de la barrière de classe où l'on est détermine tout. C'est la raison pour laquelle l'extrême droite et les mouvements fascistes règnent quasiment sans partages sur le net, en termes d'audience et de nombre de sites, en termes de participation au débat « libre et ouvert » sur les forums des grands médias.
C'est la raison pour laquelle aucune loi ne peut contrer cette domination: loi Gayssot ou pas, il n'y a rien de plus facile, malheureusement qu'accéder aux discours révisionnistes ou négationnistes, il est même difficile d'y échapper. Des centaines de commentaires sont postés chaque jour sur les plateformes vidéos, sur les forums généralistes avec des liens vers les sites néo-nazis, ou plus subtilement vers des sites apparemment neutres mais qui renvoient à leur tour vers la propagande raciste et antisémite.
Il arrive que des sites soient fermés : ils mettent généralement quarante-huit heures à rouvrir ailleurs, parfois un tout petit peu plus.
Dans ce contexte, on peut comprendre que l'extrême-droite fasse du foin autour de la loi Gayssot et déclare la liberté d'expression « menacée ». Le propre du fascisme est de se présenter comme une rébellion anticapitaliste, comme l'ennemi du système et d'utiliser les quelques freins étatiques à son développement pour entretenir cette image.
De la même manière, lorsqu'un Ministre d'État va un peu trop loin et trop ouvertement dans l'enrichissement personnel, lorsqu'un chef d'entreprise abuse un peu sur le nombre de valises de billets qu'il balade à droite à gauche, lorsque des conflits de pouvoir au sein même de la bourgeoisie donnent lieu au sacrifice de quelques lampistes, les lampistes en question hurleront au populisme, à la remise en cause de la « liberté » de l'industrie, voire au retour des rouges qui criminalisent le brave producteur et crient haro sur l'argent.
Aucun anticapitaliste n'ira les prendre au sérieux, évidemment.
Pourtant, lorsqu'il arrive qu'un néo-nazi, un fasciste ou un révisionniste soit condamné pour ses propos et la diffusion de sa propagande, lorsqu'il arrive que l'un d'eux se retrouve en prison, toute une partie de l'extrême gauche, et une partie des libertaires se sentent brusquement investis d'une mission : défendre la liberté d'expression, au prétexte que cette épisodique répression des propos de leurs ennemis fascistes serait une atteinte aux fondements éthiques du combat révolutionnaire, et menacerait leur propre liberté d'expression.
A chaque fois, les mêmes arguments ressortent : l'attaque étatique contre des négationnistes ou des fascistes serait le prélude et le prétexte à un muselage du camp adverse, et des Noam Chomsky, des Jean Bricmont, seraient d'une lucidité salvatrice lorsqu'ils les défendent. Depuis dix ans, l'on nous annonce que la loi Gayssot sera suivie de bien d'autres.
Mais c'est bien là un point de vue externe à la lutte, un point de vue qui émane d'une classe qui a elle même le privilège de la liberté d'expression.
- Les délits d'outrage, les délits d'incitation à l'émeute, les délits de manifestation non autorisée existent depuis que la république est née et répriment invariablement les mêmes, les prolétaires en révolte qui n'ont jamais eu le droit de dire ce qu'ils voulaient.
- La diffamation et l'injure sont des infractions qui ont toujours permis de faire taire ceux qui s'attaquaient aux intérêts de la bourgeoisie et n'avaient pas les moyens financiers de faire face à de longues et couteuses procédures juridiques, pas les moyens de se payer des avocats spécialisés.
- Le devoir de réserve dans la fonction publique a toujours été utilisé pour imposer le silence aux agents de l'État sur le véritable fonctionnement des administrations ou ils travaillent.
Depuis la fin de la guerre d'Algérie, les lois d'amnistie votées à cette occasion ont un effet particulier sur la liberté d'expression. Si l'on dénonce les crimes commis par un membre de l'État français à cette époque, et que l'on est attaqué en diffamation, on ne pourra pas se défendre en apportant la preuve des crimes allégués car ceux-ci sont couverts par la loi d'amnistie.
Ce dernier exemple montre bien que des lois existent dans ce pays contre la liberté d'expression des victimes du racisme et du colonialisme. Elles n'ont jamais donné lieu à une levée de bouclier comparable à celle contre la loi Gayssot, qui après tout ne s'attaque qu'à la liberté d'expression des bourreaux et de leurs soutiens, et de manière bien peu efficace.
La question qui se pose aujourd’hui à tout prolétaire en lutte menacé par la montée du fascisme est donc simple : comment faire taire les bourgeois et les fascistes, comment détruire ou neutraliser les moyens de propagande de l’ennemi ?
La « liberté d’expression » doit être détruite, au même titre que toutes les libertés bourgeoises, il ne s’agit pas de les reprendre pour nous, c’est impossible.
Le monde que nous voulons sera celui de la liberté d’apprendre, de la liberté d’accès à la vérité scientifique, celui de la liberté de réflexion, qu’entrave nécessairement la liberté d’exprimer des mensonges, de manipuler le prolétariat en laissant libre cours aux manipulations des charlatans de l’irrationnel.
Reconnaître à nos ennemis le droit de s’exprimer, c’est leur reconnaitre le droit de gagner la bataille : car les mots sont des armes mortelles.
- En Europe de l’Est, les antifascistes tombent sous les coups de la liberté d’expression capitaliste, parce que les néo-nazis publient leur nom et leur adresse sur des sites hébergés aux États-Unis.
- En France, des femmes voient leur vie brisée par la culpabilité parce qu’elles ont cherché sur Internet des informations sur l’avortement et sont tombées sur les sites des anti-IVG, bien mieux référencés que ceux du planning familial.
Des jeunes Juifs se font tabasser parce que se répand sur toute la toile le négationnisme qui les présente comme les plus grands manipulateurs de l’Histoire.
La révolution, c’est nécessairement bâillonner la bourgeoisie et ses alliés fascistes.
Nécessairement donc, ceux qui défendent le droit de nos ennemis à propager leur haine sont dans leur camp, volontairement ou pas.
En ce qui concerne les « intellectuels » progressistes qui défendent Faurisson ou Reynouard, peu nous importe qu’ils ne soient pas des fascistes : sans doute défendent-ils leur bout de gras pour la plupart, ce qui leur reste de privilèges concédés par la bourgeoisie : parler à tort et à travers, provoquer sans rien risquer.
Concernant Chomsky, le cas est plus grave.
Nous n'avons pas de temps à perdre à nous interroger longuement sur le hasard étrange, qui fait qu'un écrivain et universitaire américain , par deux fois, signe une pétition en faveur de révisionnistes français, qui ne sont pas si nombreux tout de même, sans les avoir lus. Nous nous contenterons de remarquer que Noam Chomsky ne connaît pas non plus les précaires français mis en examen suite à des plaintes de la CFDT pour leurs propos sur cette confédération, qu'il ne connait pas non plus les antifascistes russes réprimés depuis aout pour leur simple appartenance revendiquée à des mouvements d'opposition à l'extrême droite, qu'il ne connaît pas non plus les nombreuses personnes condamnées pour outrage au chef de l'Etat français, qu'il n'a pas lu les textes anti-patronaux pour lesquels des syndicalistes et des travailleurs sont régulièrement condamnés suite à une plainte de leur boite. Et que Noam Chomsky n'a pas signé les pétitions de soutien à leur sujet, et ce bien que leur liberté d'expression soit aussi directement mise en cause.
De ceci, l'on ne peut déduire que deux choses : ou Noam Chomsky a lu Faurisson et Reynouard, et trouve un intérêt spécifique à les défendre, eux et pas d’autres, ou Chomsky ne les a effectivement pas lu, auquel cas il semblerait que ses contacts en France, qui l'amènent à signer des pétitions parmi d'autres sont manifestement prioritairement des antisémites et pas des militants révolutionnaires.
Mais peu importe : on peut défendre les fascistes parce qu’on l’est soi même ou seulement parce qu’on y trouve un intérêt matériel, ou même parce qu’on s’est laissé manipuler.
Mais de toute façon, dans la lutte à mort entre le fascisme et les prolétaires, il n’y a pas de troisième voix, pas plus qu’il n’y a de "troisième voie" entre le capitalisme ou la Révolution sociale.
Les soldats perdus de l’extrême-gauche qui défendent la liberté d’expression des fascistes sont des soldats quand même, au service des généraux de l’extrême-droite.
Être liberticide c’est une nécessité, faire fermer leur gueule aux fascistes une priorité vitale. »
- SOURCE : Le blog de Luftmench
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