★ Gibier de misère
Gibier de misère, par Albert Libertad in L’Anarchie, 12-19 septembre 1897.
« Si tu veux être heureux
Nom de Dieu
Fous le bon Dieu dans la merde »
Ravachol
« Les deux marchands d’émotions quotidiennes à un sou pour cœurs de concierges (ces bonnes chiennes de garde) et de romans éducateurs pour petites ouvrières (les futures suicidées) ont ajouté à leur marchandise habituelle l’article d’actualité contre les révoltés. C’est Le Petit Journal et Le Petit Parisien, roquets aboyant après les beaux chiens de chenils bourgeois, Figaro, Débats et autres, qui frappent à leur tour, mais à bonne distance, aux jambes des anarchistes.
Au bois de Vincennes, dimanche dernier, quelques camarades avaient projeté une simple promenade. On s’était donné rendez-vous par la voie d’un journal. On devait chanter et quelques-uns dire, en plein air il est vrai, leur indignation contre un monde où tout, paraît-il, est cependant pour le mieux. Manifestation redoutable, au premier chef et dont il importait, on le voit, de signaler l’audace criminelle aux autorités armées pour en prévenir le retour.
Le même dimanche, au matin, un homme avait le courage, dédaignant la honte patiente de ceux qui l’entouraient, de protester à haute voix, dans une basilique, contre la cynique effronterie d’un prédicateur de charité. L’histoire de ce criminel, que Le Petit Journal à la tête de ses confrères, désigne à la haine publique pour avoir osé troubler un exercice de culte, vaut d’être contée dans sa révoltante réalité, comme aussi l’histoire de ce qui fit éclater sa colère.
Frappé dès l’enfance d’ataxie, né dans un milieu pauvre, cet homme dut, malgré la plus redoutable des infirmités, demander au travail dont il était incapable le droit de vivre. Il fut occupé par des amis qui durent eux-mêmes, un jour, renoncer à ses services. Sans ressources et sans emploi à vingt ans, mais d’intelligence heureusement assez robuste et vaillante pour commander à des membres impuissants, l’infortuné que ses premières plaintes contre une société qui l’accueillait pareillement avaient déjà rendu suspect dut quitter Bordeaux, son pays.
Il partit à pied vers Paris. Ceux qui rencontrèrent dans la vie de ces effrayants infirmes que sont les ataxiques peuvent imaginer le douloureux calvaire parcouru, de la Gironde à la Seine, à travers des campagnes hostiles au vagabond, sous l’incessante persécution du gendarme ou le regard haineux du paysan, par cet homme, plus faible qu’un petit enfant. Il arriva pourtant jusqu’ici, mais tant épuisé, tant écœuré surtout par la dureté de ses semblables et le désespoir de se subvenir qu’il ne vit plus que la prison pour refuge. Ses premières nuits, en effet, furent d’atroces fuites de banc en banc sur les boulevards extérieurs, devant l’injure et la menace des agents. Les pauvres jambes flageolantes et l’estomac torturé, l’ataxique, achevant son calvaire, gravit dimanche matin le mont des Martyrs et pénétra dans la basilique édifiée à renfort de millions en mémoire éhontée du cœur de ce problématique Jésus qui chassait les vendeurs du temple...
Le jeudi et le dimanche matin, la basilique du doux cœur de Jésus s’ouvre à plusieurs milliers de mendiants, qui viennent à la distribution du pain. Ces miséreux font queue ainsi qu’aux théâtres les jours de représentations populaires, une ou deux heures durant, à la porte de la crypte. Les portes ouvertes, on les parque sous la surveillance de curés et de sacristains chargés de leur direction, des chants et de la récitation des prières pendant la messe de plus d’une heure et le sermon dont ces âmes privilégiées doivent se nourrir avant de satisfaire, avec les 0,20 francs de pain accordés, à leur fringale d’estomac. Un mot, un geste, un rire, de l’inattention pendant le prêche ou le refus de prier à haute voix et chanter entraînent l’expulsion et la privation d’aumône. Pendant l’office, comme dompteurs en cage ou gardes-chiourme au bagne, les sacristains et les curés délégués à cette fonction parcourent les rangs, menaçant qui ne témoigne pas de son ardeur. Enfin, les deux heures d’attente et les deux heures d’office supportées, les mendiants sont autorisés à défiler un à un devant le distributeur qui leur remet une livre de pain. Par ce temps de sacrifices à l’alliance et de pain cher, on le voit, c’est un véritable sacrifice.
Dimanche dernier, à ce repas de gueux, un révolté se présenta, le vagabond ataxique. Sans attendre sa ration, quand il entendit le prédicateur parler de l’influence des idées malsaines, il osa crier au menteur abominable qui parlait ainsi combien son audace était exaspérante. Pensez-vous que les gueux qui formaient le bataillon autour de ce fier mais si faible isolé, le voyant déjà chanceler sous la poigne bien nourrie des suisses et bedeaux, pensez-vous qu’un seul d’entre eux prit sa défense ? Le gibier lâche de misère se dispersa sans murmures, abandonnant aux chiens d’église le vagabond audacieux qu’on remit aux agents. Et comme le prisonnier revendiqua non seulement son acte de révolte mais parla d’autres révoltés, la prison s’est ouverte et fermée sur lui. Le tribunal statuera sur le cas de ce criminel, dont il faut espérer qu’on va débarrasser la société pour au moins quelques temps ! [...]
Elle est haute et, paraît-il, solidement perchée, votre grande machine du Sacré-Cœur.
La haine monte plus haut et détruit plus solide. »
Albert Libertad
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