Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchisme


Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail.  
Paris et Barcelone pendant le Front populaire français et la révolution espagnole,   
1936-1938.  

 

I. Barcelone

L’étude de la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail - l’absenté­isme, les retards, les simu­la­tions de mala­die, les vols, le sabo­tage, les ralen­tis­se­ments du tra­vail, l’indis­ci­pline et l’indiffér­ence - permet de mieux com­pren­dre deux évé­nements poli­ti­ques contem­po­rains : la révo­lution espa­gnole et le Front popu­laire français. Un examen atten­tif de la rés­ist­ance au tra­vail dans les usines de Paris et de Barcelone sous les gou­ver­ne­ments de Front popu­laire en France et tout au long de la révo­lution en Espagne fait appa­raître dans la vie de la classe ouvrière des cons­tan­tes essen­tiel­les. L’absenté­isme, l’indis­ci­pline, et autres mani­fes­ta­tions d’une aver­sion pour le tra­vail préex­istaient à la vic­toire du Front popu­laire en France et à l’écla­tement de la guerre et de la révo­lution en Espagne, mais il est intér­essant de noter que cette rés­ist­ance per­sista après la prise du pou­voir poli­ti­que et, à des niveaux différents, du pou­voir éco­no­mique, dans ces deux pays, par les partis et les syn­di­cats qui prét­endaient représ­enter la classe ouvrière. En effet, tant dans la situa­tion révo­luti­onn­aire que dans la situa­tion réf­orm­iste, les partis et syn­di­cats de gauche furent contraints de faire face à d’innom­bra­bles refus des ouvriers à tra­vailler.

La rés­ist­ance ouvrière au tra­vail au xxe siècle a été lar­ge­ment ignorée ou sous-estimée par les his­to­riens marxis­tes du tra­vail et les théo­riciens de la moder­ni­sa­tion - deux écoles de l’his­to­rio­gra­phie du tra­vail impor­tan­tes, sinon domi­nan­tes [1]. Quoique opposées sur bon nombre de ques­tions, toutes deux par­ta­gent une vision pro­gres­siste de l’his­toire. La plu­part des marxis­tes considèrent la classe ouvrière comme acquérant gra­duel­le­ment une cons­cience de classe, allant de l’an sich (en soi) au für sich (pour soi), se cons­ti­tuant en classe pour soi et ayant pour but final d’expro­prier les moyens de pro­duc­tion ; les théo­riciens de la moder­ni­sa­tion, eux, envi­sa­gent les tra­vailleurs dans leur adap­ta­tion au rythme, à l’orga­ni­sa­tion et aux exi­gen­ces géné­rales de la société indus­trielle. Ni les marxis­tes ni les théo­riciens de la moder­ni­sa­tion n’ont suf­fi­sam­ment pris en compte les cons­tan­tes de la culture de la classe ouvrière que révèle sa rés­ist­ance opiniâtre au tra­vail. En fait, ces concep­tions pro­gres­sis­tes de l’his­toire de la classe ouvrière sont inca­pa­bles d’appréh­ender cor­rec­te­ment la per­ma­nence de l’absenté­isme, du sabo­tage et de l’indiffér­ence. Il n’est pas pos­si­ble non plus de reje­ter la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail dans les deux situa­tions, l’une révo­luti­onn­aire, l’autre réf­orm­iste, du second tiers du xxe siècle en la trai­tant de « pri­mi­tive » ou d’exem­ple de « fausse cons­cience ». La per­sis­tance de mul­ti­ples formes de refus du tra­vail est cer­tai­ne­ment l’indice d’une rép­onse com­préh­en­sible aux dif­fi­cultés sans fin de la vie quo­ti­dienne des ouvriers, et d’un sain scep­ti­cisme vis-à-vis des solu­tions pro­posées tant par la gauche que par la droite.

La pre­mière partie de cet essai exa­mi­nera la situa­tion révo­luti­onn­aire à Barcelone. Elle cher­chera à mettre en évid­ence les diver­gen­ces de cons­cien­ces de classe entre les ouvriers mili­tants de gauche, voués corps et âme au dével­op­pement des forces pro­duc­ti­ves pen­dant la révo­lution espa­gnole, et le bien plus grand nombre de ceux non-mili­tants qui conti­nuèrent à rés­ister au tra­vail, sou­vent tout comme ils le fai­saient aupa­ra­vant. Différentes cons­cien­ces de classe s’affrontèrent ainsi durant la révo­lution espa­gnole. Mon propos n’est pas de définir quelle fut la forme de cons­cience de classe « la plus juste », mais de mon­trer com­ment la per­sis­tance de la rés­ist­ance au tra­vail a sapé les des­seins révo­luti­onn­aires des mili­tants et remis en ques­tion leur prét­ention à représ­enter la classe ouvrière.

La seconde partie de cet arti­cle ten­tera de dém­ontrer l’impor­tance de la rés­ist­ance au tra­vail pen­dant le Front popu­laire à Paris. De même qu’en Espagne, le refus du tra­vail était pro­fondément enra­ciné dans la culture de la classe ouvrière franç­aise et devait per­sis­ter, et même s’étendre, indép­end­amment des impor­tan­tes réf­ormes socia­les mises en œuvre par la coa­li­tion des partis et syn­di­cats de gauche qui com­po­saient le Front popu­laire. Tout comme, à Barcelone, les mem­bres des syn­di­cats et des partis qui appe­laient de leurs vœux une pro­duc­tion et une pro­duc­ti­vité accrues dans le but de mettre fin à la sta­gna­tion éco­no­mique, échouèrent à cause du refus d’un grand nombre d’ouvriers de tra­vailler avec zèle. Ici encore, des cons­cien­ces de classe de formes différ­entes entrèrent en conflit, et la ten­ta­tive réf­orm­iste du Front popu­laire, à l’instar de la révo­lution espa­gnole, en fut désunie et affai­blie.

En Espagne, la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail a, bien sûr, une longue his­toire qui date d’avant la guerre civile et la révo­lution. Au XIXe siècle, les ouvriers cata­lans, comme les ouvriers français, étaient atta­chés à la tra­di­tion du dilluns sant (Saint-Lundi), un jour de congé offi­cieux pris sans auto­ri­sa­tion par beau­coup de tra­vailleurs en pro­lon­ge­ment de la trêve domi­ni­cale. Les conflits sur l’horaire de tra­vail se pour­sui­vi­rent au xxe siècle, y com­pris sous la seconde République. En 1932, par exem­ple, les ouvriers mani­festèrent leur volonté de ne pas tra­vailler le lundi 2 mai, parce que le 1er mai était tombé un diman­che. Plus impor­tant, il y avait une lutte inces­sante autour de la « récu­pération » des jours fériés de milieu de semaine, qui étaient sou­vent des jours de fête tra­di­tion­nels ; les ouvriers cata­lans, en grande majo­rité déchr­ist­ianisés et anti­clé­ricaux, per­sis­taient à les célébrer. En 1927, l’asso­cia­tion patro­nale (Fomento del Trabajo Nacional), sise à Barcelone, notait qu’en dépit de la loi les patrons qui ten­taient de forcer leurs employés à récupérer les jours fériés autres que le diman­che pou­vaient s’atten­dre à des trou­bles [i]. Effectivement, il y eut au prin­temps et à l’été 1927, durant plu­sieurs jours, des grèves pour pro­tes­ter contre un projet de faire des jours de fête des jours ouvrés. En 1929, les ouvriers se bat­taient à nou­veau pour conser­ver leurs congés tra­di­tion­nels. Le conflit fut par­ti­cu­liè­rement dur dans la pro­vince de Barcelone, car « la pres­sion de la classe ouvrière a empêché la récu­pération des jours fériés tom­bant en semaine, ainsi que l’auto­rise la loi » [2]. Les « ten­sions socia­les » ren­daient impos­si­ble toute récu­pération des jours fériés à Barcelone.

Les ouvriers bar­ce­lo­nais bataillèrent ferme pour une semaine de tra­vail plus courte ; cette ques­tion fut au cœur d’une mul­ti­tude de grèves durant la seconde République. A la fin de 1932 et au début de 1933, les menui­siers firent grève pen­dant trois mois pour la semaine de 44 heures. En 1933, les ouvriers de la cons­truc­tion de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo) se mirent en grève pen­dant plus de trois mois pour la semaine de 40 heures, et à la fin août, ils obte­naient une semaine de 44 heures au lieu des 48 heures qu’ils devaient faire aupa­ra­vant. En octo­bre 1933, les ouvriers de l’eau, du gaz et de l’élect­ricité de la CNT et de l’UGT (Unión General de Trabajadores) obte­naient, sans la moin­dre grève, la semaine de 44 heures [3]. Lorsque la semaine de tra­vail de 48 heures fut rétablie en novem­bre 1934, plu­sieurs grèves éclatèrent et les ouvriers quit­taient les usines après n’avoir tra­vaillé que 44 heures.

La rés­ist­ance ouvrière au tra­vail pen­dant la seconde République n’emprun­tait pas uni­que­ment les formes col­lec­ti­ves que sont les débra­yages et les grèves, mais aussi celles d’actions indi­vi­duel­les telles que par exem­ple l’absenté­isme, la simu­la­tion de mala­dies et l’indiffér­ence. En 1932, les indus­triels du tex­tile accu­saient leurs pro­pres contre­maîtres d’absen­ces non auto­risées [4]. Le fleu­ron de l’indus­trie de la cons­truc­tion méca­nique, la Maquinista Terrestre y Marítima, signa­lait que lors de la cons­truc­tion d’un pont à Séville, les ouvriers se ren­daient eux-mêmes mala­des en se cou­pant inten­tion­nel­le­ment afin de tirer avan­tage des indem­nités mala­die ; ce qui, par contre­coup, pro­vo­qua l’exclu­sion de la Maquinista de sa com­pa­gnie d’assu­rance. D’une manière géné­rale, les employeurs cata­lans étaient opposés à un pro­gramme d’assu­rance acci­dent et d’indem­ni­sa­tions imposé par le gou­ver­ne­ment, parce qu’ils crai­gnaient que ce pro­gramme n’incite les ouvriers à faire traîner leurs mala­dies. Leur argu­ment était que l’expéri­ence des com­pa­gnies d’assu­rance confir­mait l’étendue de la fraude dans les déc­la­rations de mala­die, sans comp­ter les auto­mu­ti­la­tions [5]. La res­sem­blance est frap­pante avec l’affir­ma­tion des indus­triels cata­lans, au temps du bienio negro [6] (1934-1935), années où la droite était au pou­voir, que les ouvriers fai­saient sou­vent montre d’« un désir mini­mal de tra­vailler ». Au cours de ces années 1930, les employeurs repoussèrent les deman­des conti­nuel­les de la CNT et de l’UGT de sup­pri­mer le tra­vail aux pièces.

Les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­lis­tes de la CNT le sup­primèrent dans leurs col­lec­ti­vités quand la révo­lution éclata en rép­onse au pro­nun­cia­miento, mais pres­que imméd­ia­tement, les mili­tants anar­cho-syn­di­ca­lis­tes et marxis­tes, qui avaient pris le contrôle des usines, furent amenés à réagir contre la rés­ist­ance des ouvriers. Après la déf­aite de la rév­olte des généraux du 18 juillet 1936, dans les pre­miers jours de la révo­lution, la CNT adju­rait plu­sieurs fois les ouvriers de se remet­tre à l’ouvrage. Le 26 juillet, un com­mu­ni­qué dans le jour­nal de la CNT, Solidaridad Obrera, deman­dait que les chauf­feurs de bus jus­ti­fient de leur absence au tra­vail. Le 28 juillet, un autre arti­cle ordon­nait vigou­reu­se­ment à tous les ouvriers d’Hispano-Olivetti de retour­ner à leur poste et menaçait de sanc­tions ceux qui ne vien­draient pas tra­vailler sans raison vala­ble. Quoique le 30 juillet, le même jour­nal eût déclaré que le tra­vail avait repris dans la plu­part des entre­pri­ses de Barcelone, le 4 août, il lançait encore un appel à l’« auto­dis­ci­pline ». Le len­de­main, le syn­di­cat des coif­feurs por­tait « à la connais­sance de ses adhérents qu’ils avaient l’obli­ga­tion » de tra­vailler 40 heures par semaine et fai­sait savoir qu’il ne tolé­rerait pas une réd­uction de la journée de tra­vail.

Cette aver­sion pour le tra­vail posa, dès le début de la révo­lution, un pro­blème aux mili­tants syn­di­ca­lis­tes qui géraient les usines et ate­liers à Barcelone, et il leur fallut bien s’en occu­per. Incontestablement, cette rés­ist­ance au tra­vail contre­di­sait la théorie anar­cho-syn­di­ca­liste de l’auto­ges­tion qui appe­lait les ouvriers à s’impli­quer acti­ve­ment, et à contrôler leur lieu de tra­vail, avec l’avè­nement de la révo­lution. Autrement dit, les acti­vis­tes anar­cho-syn­di­ca­lis­tes et marxis­tes deman­daient aux tra­vailleurs de Barcelone d’assu­mer avec entrain leur rôle d’ouvriers. Mais ces der­niers ne cédaient pas aux exi­gen­ces des mili­tants syn­di­caux, qui se plai­gnaient entre autres du manque de par­ti­ci­pa­tion aux assem­blées d’usine et du non-paie­ment des coti­sa­tions syn­di­ca­les, et dép­loraient que la seule façon de faire assis­ter les ouvriers aux assem­blées étaient de tenir celles-ci pen­dant les heures de tra­vail, donc au dét­riment de la pro­duc­tion. C’est ainsi, par exem­ple, que la col­lec­ti­vité Construcciones Mecánicas modi­fia ses pro­jets de convo­quer les assem­blées le diman­che, étant donné que « per­sonne n’y vien­drait », et choi­sit le jeudi à la place [7]. Dans Barcelone révo­luti­onn­aire, les ouvriers se mon­traient par­fois hos­ti­les à par­ti­ci­per à la démoc­ratie ouvrière.

Selon les pro­pres chif­fres de la CNT (à uti­li­ser avec pru­dence), elle ne représ­entait en mai 1936 que 30 % des ouvriers indus­triels cata­lans (en baisse par rap­port aux 60 % de 1931). Par conséquent, les « dizai­nes de mil­liers » d’ouvriers censés avoir peu de « cons­cience de classe » entraient dans les syn­di­cats pour y trou­ver une pro­tec­tion sociale et un emploi stable [8]. H. Rüdiger, un délégué de l’AIT (Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs) à Barcelone, écrivait, en juin 1937, qu’avant la révo­lution la CNT comp­tait seu­le­ment de 150 000 à 175 000 mem­bres en Catalogne. Dans le mois qui suivit l’écla­tement de la guerre civile, le nombre d’adhérents cata­lans à la CNT attei­gnit d’un bond qua­si­ment le mil­lion. Rüdiger en concluait : Les quatre cin­quièmes sont donc des nou­veaux venus. Une grande partie d’entre eux ne peu­vent pas être comptés comme des révo­luti­onn­aires. Je pour­rais vous citer n’importe quel syn­di­cat en exem­ple. Beaucoup de ces nou­veaux mem­bres pour­raient tout aussi bien être à l’UGT [9].

Les mili­tants syn­di­ca­lis­tes s’efforçaient d’exau­cer cer­tai­nes atten­tes de leur base. Comme on l’a vu, le syn­di­cat CNT de l’indus­trie tex­tile et ves­ti­men­taire satis­fit, au com­men­ce­ment de la révo­lution, à une reven­di­ca­tion qu’il avançait depuis des années en sup­pri­mant les inci­ta­tions à la pro­duc­tion, en par­ti­cu­lier le tra­vail aux pièces, selon lui « cause prin­ci­pale des condi­tions misé­rables » des ouvriers. Néanmoins, à cause de la faible pro­duc­ti­vité et de l’indiffér­ence des ouvriers, la sup­pres­sion du tra­vail aux pièces devint rapi­de­ment l’objet des atta­ques du syn­di­cat lui-même : Dans les bran­ches indus­triel­les regroupées dans notre syn­di­cat [CNT], et où pré­valait en grande partie avant le 19 juillet le tra­vail aux pièces, la pro­duc­tion a lar­ge­ment décliné main­te­nant qu’il y a un salaire heb­do­ma­daire fixe (…). Avec tout cela, nous ne pou­vons pas donner à notre éco­nomie une base ferme, c’est pour­quoi nous espérons que tous les tra­vailleurs (…) feront extrê­mement atten­tion à tirer le meilleur parti des outils de tra­vail et des matières pre­mières, et qu’ils four­ni­ront le ren­de­ment maxi­mum [10].

Les pro­blèmes au sujet du tra­vail aux pièces ont per­duré dans l’indus­trie de l’habille­ment tout au long de la révo­lution. La col­lec­ti­vité de la confec­tion F. Vehils Vidals, avec plus de 450 ouvriers, qui fabri­quait et ven­dait des che­mi­ses et des lai­na­ges, imposa, dès février 1937, un système élaboré de primes pour sti­mu­ler son per­son­nel. En 1938, le tra­vail aux pièces fut réint­roduit dans les ate­liers de fabri­ca­tion de chaus­su­res réc­emment regroupés, et un cor­don­nier, membre du syn­di­cat CNT du tex­tile, pro­testa contre cette réint­rod­uction en menaçant d’arrêter le tra­vail. En mai 1938, les ouvriers des che­mins de fer de Barcelone se virent noti­fier le rétabl­is­sement quasi total du tra­vail aux pièces :

Il faut obéir aux ordres des chefs et les exé­cuter.

Lors de la fixa­tion des tarifs, il faudra partir du prin­cipe qu’ils soient équi­tables (…) [et] per­met­tent d’obte­nir un salaire aux pièces rai­son­na­ble. N’oublions pas la règle de base qui est de tra­vailler en commun et de ne pas cher­cher à tri­cher entre nous ni avec son chef. Un compte rendu détaillé du tra­vail accom­pli (…) devra être présenté tous les mois à la date qui convien­dra dans chaque sec­teur, accom­pa­gné d’un rap­port suc­cinct sur les rés­ultats obte­nus et les com­pa­rant avec ceux des mois pré­cédents, jus­ti­fiant les ren­de­ments et les varia­tions observées dans le tra­vail [11].

En août 1937, le Conseil tech­nico-admi­nis­tra­tif du syn­di­cat CNT du bâtiment pro­po­sait une révision des théories anar­cho-syn­di­ca­lis­tes sur les salai­res. Pour le Conseil, le dilemme était le sui­vant : ou bien il res­tau­rait la dis­ci­pline du tra­vail et abo­lis­sait le salaire unique, ou il cou­rait au dés­astre. Le Conseil cons­ta­tait des « influen­ces bour­geoi­ses » au sein de la classe ouvrière et appe­lait à rétablir les gra­ti­fi­ca­tions pour les tech­ni­ciens et l’enca­dre­ment. Il recom­man­dait en outre de ne se char­ger que des « tâches ren­ta­bles » ; il fal­lait contrôler le tra­vail, les « masses devaient être réé­duquées mora­le­ment », et l’ouvrage rémunéré en fonc­tion de l’effort et de la qua­lité. En juillet 1937, une déc­la­ration com­mune de la Agrupación Colectiva de la Construcción CNT-UGT de Barcelone admet­tait que la paye devait dép­endre de la pro­duc­tion. Les spéc­ial­istes de chaque sec­tion fixe­raient une « éch­elle de ren­de­ment mini­mum » :

Tout cama­rade qui ne réa­li­sera pas ce mini­mum dét­erminé par la sec­tion à laquelle il appar­tient sera sanc­tionné, et pourra même être exclu s’il réci­dive.

Le rap­port CNT-UGT recom­man­dait l’affi­chage de cour­bes de ren­de­ment, en plus des textes de pro­pa­gande, afin de sti­mu­ler le moral et d’accroître la pro­duc­ti­vité ; tout en sou­li­gnant que les ouvriers de la cons­truc­tion fai­saient sou­vent traîner les choses de crainte de se retrou­ver au chômage une fois un chan­tier fini. Tant en public qu’en privé, les marxis­tes de l’UGT pré­co­nisaient que le salaire soit lié au ren­de­ment et que des sanc­tions soient imposées aux contre­ve­nants. Le 1er février 1938, l’UGT disait à ces mem­bres de taire toute reven­di­ca­tion en ces temps de guerre, et les exhor­tait à tra­vailler plus. Néanmoins, le syn­di­cat UGT des maçons signa­lait le 20 novem­bre 1937 qu’un conflit sala­rial dans la Agrupación Colectiva avait entraîné des arrêts de tra­vail, et même des actes de sabo­tage. Il notait aussi que cer­tains ouvriers ne vou­laient pas tra­vailler parce qu’ils ne rece­vaient pas 100 pese­tas par semaine, et qua­li­fiait l’atti­tude de ces ouvriers de « dés­astr­euse et hors de propos en ce moment » [12]. Le 15 déc­embre 1937, il infor­mait que les ouvriers les moins payés exi­geaient une éga­li­sation des salai­res et qu’il était en pour­par­lers avec la CNT en vue de fixer des normes de pro­duc­tion minima. En jan­vier 1938, le syn­di­cat UGT du bâtiment fai­sait savoir dans un rap­port que le pré­sident de la Agrupación Colectiva de la Construcción CNT vou­lait condi­tion­ner une pro­po­si­tion d’aug­men­ta­tion de salaire à une amél­io­ration de la dis­ci­pline chez les ouvriers.

Confrontés à de nom­breu­ses reven­di­ca­tions sala­ria­les, les syn­di­cats adoptèrent des tac­ti­ques différ­entes pour accroître la pro­duc­ti­vité et cher­chèrent à assu­jet­tir la paye à la pro­duc­tion. Lorsqu’on aug­men­tait les salai­res dans des entre­pri­ses col­lec­ti­visées ou contrôlées par les syn­di­cats, on exi­geait dans le même temps une aug­men­ta­tion cor­res­pon­dante du ren­de­ment. En juillet 1937, le syn­di­cat CNT des ouvriers du plomb deman­dait que les salai­res fus­sent liés à la pro­duc­tion. Le 11 jan­vier 1938, le syn­di­cat CNT de la cons­truc­tion mét­al­lique déc­larait que les aug­men­ta­tions de salaire devaient s’accom­pa­gner d’un allon­ge­ment de l’horaire de tra­vail. La petite entre­prise de fabri­ca­tion de vêtements J. Lanau, avec ses trente ouvriers, se trou­vait elle aussi dans une situa­tion ana­lo­gue. Selon un rap­port de son comp­ta­ble de novem­bre 1937, le per­son­nel, en majo­rité féminin, était assuré pour les acci­dents, les mala­dies et les gros­ses­ses. Les ouvrières, écrivait-il, entre­te­naient de bonnes rela­tions avec le pro­priét­aire et dis­po­saient d’un comité de contrôle com­posé de deux représ­entants de la CNT et d’un de l’UGT. Néanmoins, la pro­duc­tion avait baissé de 20 %, et le comp­ta­ble recom­man­dait, pour régler ce pro­blème, d’établir des « quotas de pro­duc­tion bien définis » à l’ate­lier et dans les ventes.

Conflits sala­riaux et liti­ges sur le tra­vail aux pièces étaient loin d’être les seules mani­fes­ta­tions du méc­ont­en­tement ouvrier ; les syn­di­cats, tout comme les employeurs avant la révo­lution, durent aussi faire face à de gros pro­blèmes concer­nant les horai­res de tra­vail. Pendant la révo­lution, la classe ouvrière cata­lane, en grande majo­rité indiffér­ente en matière de reli­gion, conti­nuait à res­pec­ter les jours de congés reli­gieux tra­di­tion­nels qui tom­baient en milieu de semaine. La presse anar­cho-syn­di­ca­liste et com­mu­niste cri­ti­quait sou­vent la déf­ense indéf­ec­tible de ces tra­di­tions par les ouvriers, dont il sem­blait, comme on l’a vu, qu’elles étaient pro­fondément enra­cinées dans la culture de la classe ouvrière espa­gnole. En déc­embre 1936, Síntesis, la publi­ca­tion de la col­lec­ti­vité CNT-UGT Cros, et en jan­vier 1938, Solidaridad Obrera, fai­saient savoir que les congés reli­gieux tra­di­tion­nels ne pou­vaient pas servir d’excuse pour ne pas se prés­enter au tra­vail. En fait, l’obser­vance des congés reli­gieux tom­bant un jour ouvré (aucun obser­va­teur n’a jamais noté une par­ti­ci­pa­tion impor­tante des ouvriers de Barcelone aux messes domi­ni­ca­les), parallè­lement à l’absenté­isme et aux retards, expri­mait un désir cons­tant d’éch­apper à l’usine, qu’elle fût ratio­na­lisée ou démoc­ra­tique.

Les luttes à propos de l’horaire de tra­vail et des congés n’étaient pas rares. En novembre 1937, un cer­tain nombre de che­mi­nots refusèrent de tra­vailler les same­dis après-midi et s’attirèrent un blâme de l’UGT pour indis­ci­pline. Le Comité cen­tral de contrôle ouvrier du gaz et de l’élect­ricité réc­lama la liste de ceux qui avaient quitté leur poste le jour du nouvel an 1937 afin que des sanc­tions puis­sent être prises à leur encontre [13]. Le 4 octo­bre 1937, lors d’une réunion extra­or­di­naire du Conseil général du gaz et de l’élect­ricité, des représ­entants de la CNT reconnu­rent que cer­tains de ses mem­bres ne res­pec­taient pas l’horaire de tra­vail ; alors qu’un délégué UGT lui deman­dait si la Confédération était en mesure de l’impo­ser, l’un des représ­entants de la CNT rép­ondait :

J’ai bien peur que non. Ils [les ouvriers réfr­act­aires] se com­por­te­ront tou­jours de la même façon, et ne vou­dront jamais tran­si­ger (…). C’est inu­tile d’essayer de faire quel­que chose alors qu’ils ont montré qu’ils se fichaient des accords et des ins­truc­tions émanant du comité du bâtiment, des com­mis­sions de sec­tion, etc. Ils n’y accor­dent aucune atten­tion, que les ordres vien­nent d’un syn­di­cat [anar­cho-syn­di­ca­liste] ou de l’autre [marxiste].

Dans de nom­breu­ses bran­ches d’indus­trie les cama­ra­des étaient sou­vent « mala­des ». En février 1937, le syn­di­cat CNT de la mét­all­urgie déc­larait sans amba­ges que cer­tains ouvriers abu­saient des acci­dents du tra­vail. En déc­embre 1936, un mili­tant impor­tant du syn­di­cat des ouvriers du plomb se plai­gnait des « irré­gu­larités com­mi­ses dans quasiment tous les ate­liers par rap­port aux mala­dies et aux horai­res [de tra­vail] ». En janvier 1937, un autre ouvrier du plomb notait « du relâche­ment » dans plu­sieurs ate­liers :

Il y a beau­coup d’ouvriers qui s’absen­tent une journée ou une demi-journée par conve­nance per­son­nelle, et non parce qu’ils sont mala­des [14].

La com­mis­sion tech­ni­que CNT des maçons attira l’atten­tion sur le cas d’un ouvrier qui, ayant un cer­ti­fi­cat médical d’« épil­ep­tique », fut sur­pris en train de jar­di­ner lors d’une visite des mem­bres de la com­mis­sion [15].

On signa­lait des vols dans les ate­liers et les col­lec­ti­vités. Le syn­di­cat CNT des métaux non fer­reux affirma qu’un cama­rade tra­vaillant dans une usine contrôlée par la CNT avait emporté des outils lors de son départ à l’armée. En déc­embre 1936, la sec­tion des méca­niciens de la fameuse colonne Durruti avi­sait le syn­di­cat CNT de la mét­all­urgie qu’un cama­rade était parti avec des outils « sans doute sans y prêter atten­tion », et deman­dait que le syn­di­cat lui fasse res­ti­tuer l’outillage man­quant le plus rapi­de­ment pos­si­ble. Le syn­di­cat CNT des cor­don­niers fit lui aussi état de vols. Et cer­tains mili­tants et offi­ciels des col­lec­ti­vités furent même accusés de déto­ur­nements et d’abus de fonds [16].

Confrontés au sabo­tage, au vol, à l’absenté­isme, aux retards, aux mala­dies simulées et autres formes de rés­ist­ance de la classe ouvrière au tra­vail et au lieu de tra­vail, les syn­di­cats et les col­lec­ti­vités coopé­rèrent pour établir des règles et règ­lements stricts équi­valents aux contrôles des entre­pri­ses capi­ta­lis­tes, ou les sur­pas­sant. Le 18 juin 1938, les délégués CNT et UGT de la col­lec­ti­vité Gonzalo Coprons y Prat, qui fabri­quait des uni­for­mes mili­tai­res, fai­saient part d’un sérieux déclin de la pro­duc­tion pour lequel il n’y avait pas d’« expli­ca­tion satis­fai­sante ». Les délégués des deux syn­di­cats appe­laient au res­pect des quotas de pro­duc­tion et de l’horaire de tra­vail, à un contrôle rigou­reux des absen­ces, et au « ren­for­ce­ment de l’auto­rité morale des tech­ni­ciens » [17]. La col­lec­ti­vité de la confec­tion F. Vehils Vidals, qui avait mis en place un système com­plexe de sti­mu­lants pour ses 450 ouvriers, approu­vait le 5 mars 1938, lors d’une assem­blée géné­rale, un ensem­ble de règles assez sévères [18] : on nomma un ouvrier pour contrôler les retards et un trop grand nombre d’arrivées après l’heure entraînait une exclu­sion ; les cama­ra­des mala­des rece­vaient la visite d’un délégué du conseil de la col­lec­ti­vité, et s’ils n’étaient pas chez eux, ils étaient mis à l’amende ; il était inter­dit de quit­ter la col­lec­ti­vité durant les heures de tra­vail, et toute tâche effec­tuée à l’intérieur de la col­lec­ti­vité devait l’être dans l’intérêt de celle-ci, autre­ment dit, les pro­jets per­son­nels étaient bannis ; les cama­ra­des quit­tant les ate­liers avec des paquets étaient obligés de les prés­enter aux gardes chargés de la sur­veillance ; si un ouvrier était témoin d’un vol, d’une fraude ou de tout autre acte mal­honnête, il devait le signa­ler ou sinon en être tenu pour cores­pon­sa­ble ; les tech­ni­ciens étaient priés de faire un rap­port heb­do­ma­daire sur ce qui avait été réalisé ou non dans leurs sec­tions ; enfin, on ne tolé­rerait pas que les cama­ra­des per­tur­bent l’« ordre au sein de l’usine ni au-dehors », et tout ouvrier qui n’assis­tait pas aux assem­blées devait payer une amende.

D’autres col­lec­ti­vités de l’indus­trie ves­ti­men­taire publièrent un ensem­ble de règles simi­lai­res. En février 1938, le conseil CNT-UGT de Pantaleoni Germans ins­tau­rait un horaire de tra­vail inten­sif et des pénalités pour les retards. On nomma un cama­rade afin de contrôler les entrées et les sor­ties. Il fal­lait accep­ter les tâches impar­ties et les ins­truc­tions « sans dis­cu­ter » et les exé­cuter en temps voulu. Tout dép­la­cement à l’intérieur de l’usine était soumis à l’auto­ri­sa­tion du chef de sec­tion, et un dép­la­cement non auto­risé avait pour conséqu­ence une mise à pied et une rete­nue de salaire pou­vant aller de trois à huit jours. Aucun outil ne devait sortir de la col­lec­ti­vité sans auto­ri­sa­tion et une pér­iode pro­ba­toire d’un mois fut ins­ti­tuée pour tous les ouvriers. Le comité de contrôle CNT-UGT de l’entre­prise Rabat prévint que tout cama­rade absent au tra­vail, alors qu’il n’était pas malade, se ver­rait sup­pri­mer sa paye. Les ouvriers de cette entre­prise, en majo­rité des femmes, furent avisés que l’indis­ci­pline entraînait la perte de son tra­vail, dans une indus­trie, rap­pe­lons-le, où le taux de chômage était élevé. Tous les tra­vailleurs de Rabat étaient tenus d’assis­ter aux assem­blées sous peine d’amen­des. Seules les conver­sa­tions ayant trait au tra­vail étaient admi­ses durant les heures de tra­vail. D’autres col­lec­ti­vités, telles qu’Artgust qui avait demandé sans succès aux ouvriers d’aug­men­ter la pro­duc­tion, impo­saient à leur tour des règles pros­cri­vant les conver­sa­tions, les retards, et même de rece­voir des coups de télép­hone. En août 1938, en prés­ence de représ­entants de la CNT, de l’UGT et de la Generalitat de Catalogne, l’assem­blée ouvrière de la Casa A. Lanau pro­hi­bait les retards, les mala­dies simulées, et le fait de chan­ter durant le tra­vail. Les Magetzems Santeulàlia ins­pec­taient tous les paquets qui entraient et sor­taient de leur usine. Les syn­di­cats CNT et UGT de Badalona, un fau­bourg indus­triel de Barcelone, met­taient sur pied un contrôle des mala­des et conve­naient que les ouvriers devaient jus­ti­fier de leurs absen­ces­qui, se plai­gnaient-ils, étaient « incom­préh­en­sibles » et « abu­si­ves », puis­que la semaine de tra­vail avait été réd­uite à 24 heures (19).

Il sem­ble­rait que la sévérité de ces règles et règ­lements ait été une conséqu­ence de la dég­ra­dation de la pro­duc­tion et de la dis­ci­pline dans de nom­breu­ses entre­pri­ses tex­ti­le­set ves­ti­men­tai­res. Le 15 juin 1937, le comp­ta­ble de la Casa Mallafré CNT-UGT fit un rap­port sur les ate­liers de confec­tion. Selon lui, en conclu­sion, l’admi­nis­tra­tion de la col­lec­ti­vité était intègre et irrép­roc­hable, mais « la partie la plus déli­cate du pro­blème » res­tait la pro­duc­tion, or « dans la pro­duc­tion résid[ait] le secret de l’échec ou du succès indus­triel et com­mer­cial ». Si le ren­de­ment des ate­liers se main­te­nait aux niveaux extrê­mement bas d’aujourd’hui, pré­venait-il, l’entre­prise - qu’elle fût col­lec­ti­visée, sous contrôle syn­di­cal ou bien socia­lisée - ferait faillite. La pro­duc­tion actuelle ne cou­vrait même pas les dép­enses heb­do­ma­dai­res, et il fal­lait abso­lu­ment accroître le ren­de­ment si l’entre­prise vou­lait sur­vi­vre. Une autre col­lec­ti­vité ves­ti­men­taire CNT-UGT, Artgust, écrivait le 9 février 1938 : « En dépit de nos appels inces­sants au per­son­nel de l’usine, nous n’avons pas réussi jusqu’à main­te­nant à amél­iorer le ren­de­ment » (20), et deman­dait conseil à la CNT et à l’UGT au sujet de la dis­pro­por­tion entre les coûts élevés et la faible pro­duc­ti­vité.

Dans plu­sieurs col­lec­ti­vités des ouvriers furent licen­ciés ou mis à pied. On demanda à un cama­rade d’un ate­lier CNT de cor­don­ne­rie de partir à cause de sa faible pro­duc­ti­vité. Un tailleur méc­ontent, qui avait demandé à être muté dans un autre ate­lier, agressa phy­si­que­ment un collègue, insulta le conseil d’usine, et menaça le direc­teur et un tech­ni­cien. Il fut mis à pied en juin 1938 (21). Une mili­tante de Mujeres Libres, le groupe de femmes de la CNT, fut accusée d’immo­ra­lité, d’absen­ces injus­ti­fiées, et subit même un simu­la­cre de procès de la part de ses cama­ra­des, qui réclamèrent des mesu­res dis­ci­pli­nai­res à son encontre. Cette accu­sa­tion d’« immo­ra­lité » n’était pas excep­tion­nelle pen­dant la révo­lution espa­gnole ; elle révèle que les mili­tants syn­di­ca­lis­tes considéraient l’incompét­ence ou le manque de rés­ultats dans le tra­vail « immo­raux », quand ce n’était pas carrément cri­mi­nels. Ils jugeaient aussi avec rép­ro­bation les acti­vités sans rap­port direct avec la pro­duc­tion. Les mili­tants de la CNT vou­laient en finir avec l’« immo­ra­lité » en fer­mant dès 22 heures les lieux de diver­tis­se­ment tels que bars, salles de concerts et bals (22). On par­lait de réf­ormer les pros­ti­tuées par la thé­rapie du tra­vail, et d’éli­miner la pros­ti­tu­tion comme elle l’avait été en Union sovié­tique. Il fal­lait remet­tre aux len­de­mains de la révo­lution les rela­tions sexuel­les et le désir d’avoir des enfants (23).

Les syn­di­cats de la mét­all­urgie CNT et UGT cher­chèrent à se rendre maîtres de l’indis­ci­pline signalée dans de nom­breu­ses col­lec­ti­vités. En 1938, un ouvrier fut exclu d’une col­lec­ti­vité, lui aussi pour « immo­ra­lité », c’est-à-dire pour n’être pas venu tra­vailler sans jus­ti­fi­ca­tion. Une autre col­lec­ti­vité expri­mait le désir de licen­cier une femme « incons­ciente » qui avait à plu­sieurs repri­ses donné de faus­ses excu­ses pour ses absen­ces (24). En août 1936, le syn­di­cat CNT de la mét­all­urgie aver­tis­sait les cama­ra­des qui ne s’acquit­taient pas des tâches qui leur étaient assi­gnées qu’ils seraient rem­placés « sans aucune considé­ration ». Comme dans le tex­tile, la plu­part des col­lec­ti­vités de la mét­all­urgie publièrent des règles de contrôle des arrêts mala­die :

Le conseil se voit obligé de faire vérifier les absen­ces pour mala­die par un ou une cama­rade que tous et toutes les cama­ra­des de l’usine devront lais­ser entrer chez eux… L’ins­pec­tion pourra avoir lieu autant de fois par jour que le conseil le jugera utile (25).

La Collectivité des ascen­seurs et appli­ca­tions indus­triel­les (Ascensores y Aplicaciones Industriales) annonça que toute ten­ta­tive de fraude concer­nant les arrêts mala­die serait punie d’exclu­sion. L’assem­blée de l’entre­prise Masriera i Carreras, où l’UGT était majo­ri­taire, notait le 1er sep­tem­bre 1938 que « cer­tains cama­ra­des avaient l’habi­tude de com­men­cer le tra­vail avec quinze minu­tes de retard tous les jours » et adop­tait à l’una­ni­mité de rete­nir une demi-heure de paye pour toute absence de cinq minu­tes. En jan­vier 1937, le syn­di­cat des ouvriers du plomb fai­sait savoir que si un tra­vailleur entrait à l’usine avec une demi-heure de retard, il per­drait une demi-journée de salaire. En juillet 1937, la col­lec­ti­vité Construcciones Mecánicas ins­tau­rait une pénalité équi­valant à une perte d’un quart d’heure de paye pour s’être lavé les mains ou changé avant la fin de la journée de tra­vail.

Les pro­blèmes étaient les mêmes dans le ser­vice public. Le 3 sep­tem­bre 1937, le Conseil général des indus­tries de l’élect­ricité et du gaz cons­ta­tait une « baisse de ren­de­ment » et déc­larait que son devoir était de déf­endre l’intérêt commun contre une mino­rité qui man­quait de « mora­lité ». Les ouvriers qui arri­ve­raient en retard ou seraient absents de manière répétée seraient mis à pied ou licen­ciés. Il était expressément inter­dit aux tra­vailleurs de se réunir pen­dant les heures de tra­vail, et le Conseil infor­mait qu’il pren­drait des mesu­res dis­ci­pli­nai­res toutes les fois que ce serait néc­ess­aire. En jan­vier 1938, lors de sa ses­sion éco­no­mique, la CNT défin­issait « les droits et les devoirs du pro­duc­teur » :

Il y aura dans chaque sec­teur pro­fes­sion­nel quelqu’un chargé de rép­artir les tâches, qui sera offi­ciel­le­ment res­pon­sa­ble (…) pour la quan­tité et la qua­lité du tra­vail et le com­por­te­ment des ouvriers.

Ce rép­ar­titeur des tâches était habi­lité à ren­voyer un ouvrier pour « paresse ou immo­ra­lité » ; et d’autres offi­ciels étaient là pour vérifier si des acci­dents mineurs du tra­vail d’« ori­gine sus­pecte » étaient fondés ou « dou­teux » : Tous les ouvriers et employés auront un dos­sier où seront consi­gnés les détails de leur per­son­na­lité pro­fes­sion­nelle et sociale [19].

Les syn­di­cats com­bi­naient ces règles et règ­lements répr­ess­ifs avec de vastes cam­pa­gnes de pro­pa­gande afin d’amener la base ouvrière, par la per­sua­sion ou la contrainte, à tra­vailler plus éner­giq­uement. Cette pro­pa­gande révélait l’ampleur du bas niveau de la pro­duc­ti­vité et de l’indis­ci­pline. La col­lec­ti­vité Vehils Vidals lançait à tous vents des appels à l’« amour du tra­vail, [au] sacri­fice et [à] la dis­ci­pline ». La col­lec­ti­vité CNT-UGT Pantaleoni Germans vou­lait que son per­son­nel « se consa­cre à son tra­vail ». Les fabri­cants de chaus­su­res exi­geaient « mora­lité, dis­ci­pline et sacri­fice » [20]. En avril 1937, la revue de la grande entre­prise tex­tile Fabra i Coats conju­rait sur une pleine page ses ouvriers de « tra­vailler, tra­vailler et tra­vailler » [21]. La CNT met­tait fréqu­emment en garde ses mili­tants de base de ne pas confon­dre liberté et laxisme, et déc­larait que ceux qui ne tra­vaillaient pas d’arra­che-pied étaient des fas­cis­tes [22]. Pour la Confédération, les ouvriers, parce qu’ils ne tra­vaillaient pas autant qu’ils le devraient, possédaient sou­vent une « men­ta­lité bour­geoise ». D’après elle, les ouvriers avaient le choix entre des avan­ta­ges immédiats ou de réelles amél­io­rations dans le futur. L’heure était à l’« auto­dis­ci­pline ».

En février 1937, la col­lec­ti­vité CNT-UGT Marathon, un fabri­cant de moteurs auto­mo­bi­les, se plai­gnait dans son jour­nal Horizontes :

De nom­breux ouvriers ne voient dans les col­lec­ti­vi­sa­tions rien de plus qu’un simple change­ment de béné­fici­aires ; ils jugent de manière sim­pliste que leur contri­bu­tion à l’usine (…) se limite à louer leurs ser­vi­ces tout comme lors­que l’indus­trie était privée, et ne s’intér­essent qu’à (…) leurs salai­res à la fin de la semaine.

En mai 1937, les mili­tants de Marathon tentèrent de convain­cre leur base de tirer « le maxi­mum » de ces machi­nes tant haïes autre­fois.

En jan­vier 1938, Solidaridad Obrera, le quo­ti­dien de la CNT, publiait un arti­cle inti­tulé : « Nous impo­sons une stricte dis­ci­pline sur le lieu de tra­vail », qui fut réimprimé plu­sieurs fois par les pér­io­diques de la CNT et de l’UGT : Certains, mal­heu­reu­se­ment, se sont mépris sur le sens de la lutte héroïque que mène le prolé­tariat espa­gnol.

Ce ne sont ni des bour­geois, ni des offi­ciers mili­tai­res, ni des curés, mais des ouvriers, d’authen­ti­ques ouvriers, des prolét­aires habi­tués à souf­frir de la répr­ession bru­tale du capi­ta­lisme (…). Leur indis­ci­pline sur le lieu de tra­vail a empêché le fonc­tion­ne­ment normal de la pro­duc­tion (…). Avant, quand le bour­geois payait, il était logi­que de faire du tort à ses intérêts, de sabo­ter la pro­duc­tion et de tra­vailler le moins pos­si­ble (…). Mais aujourd’hui, c’est tout à fait différent (…). La classe ouvrière com­mence à cons­truire une indus­trie qui ser­vira de base à la société nou­velle.

Dans une conver­sa­tion confi­den­tielle avec des mem­bres CNT de la col­lec­ti­vité d’opti­que, une per­son­na­lité com­mu­niste, Ruiz y Ponseti, l’un des diri­geants les plus impor­tants de l’UGT, reconnais­sait que c’était le com­por­te­ment des ouvriers qui met­tait le plus en danger les col­lec­ti­vités. Selon lui, sans aller jusqu’à le dire publi­que­ment, les ouvriers n’étaient tout sim­ple­ment que les « masses », dont, mal­heu­reu­se­ment, la coopé­ration était indis­pen­sa­ble au bon fonc­tion­ne­ment des entre­pri­ses [23].

Par suite, dans Barcelone révo­luti­onn­aire, les diri­geants et mili­tants des orga­ni­sa­tions qui affir­maient représ­enter la classe ouvrière furent forcés de faire la guerre à la rés­ist­ance opiniâtre des ouvriers au tra­vail. Cette pour­suite des luttes ouvrières contre le tra­vail dans des cir­cons­tan­ces où les orga­ni­sa­tions ouvrières étaient à la tête des forces producti­ves, pose la ques­tion de la mesure dans laquelle elles incar­naient véri­tab­lement les intérêts de la classe ouvrière. Il sem­ble­rait que la CNT, l’UGT et le PSUC (Partit Socialista Unificat de Catalunya/parti com­mu­niste cata­lan) reflétaient les vues des ouvriers que ces orga­ni­sa­tions considéraient « cons­cients ». Les « incons­cients », dont le nombre dép­assait de loin celui des « cons­cients », n’avaient aucune représ­en­tation formelle ni orga­ni­sa­tion­nelle. Ils n’ébr­uitaient géné­ra­lement pas leur refus de tra­vailler, pour des rai­sons faci­les à com­pren­dre : après tout, leur rés­ist­ance au tra­vail était subversive dans une révo­lution et une guerre civile où une nou­velle classe diri­geante se consa­crait avec ferveur au dével­op­pement éco­no­mique. Leur silence était un moyen de se déf­endre et une façon de rés­ister. Il empêche tout déco­mpte sta­tis­ti­que des résistances au tra­vail ; et de nom­breux refus n’ont cer­tai­ne­ment jamais été chif­frés ni fait l’objet d’aucun témoig­nage.

Cette his­toire de la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail peut être par­tiel­le­ment recons­ti­tuée à partir des comp­tes rendus des assem­blées des col­lec­ti­vités et, para­doxa­le­ment, des critiques venant des orga­ni­sa­tions qui prét­endaient représ­enter la classe. Les luttes contre le tra­vail met­tent en évid­ence la dis­tance, le fossé séparant les mili­tants, adep­tes du dével­op­pement des moyens de pro­duc­tion, et l’immense majo­rité des tra­vailleurs qui n’étaient pas prêts à se sacri­fier sans rés­erve pour exau­cer l’idéal des mili­tants. Alors que ces der­niers iden­ti­fiaient la cons­cience de classe au contrôle et au dével­op­pement des forces pro­duc­ti­ves, à la mise en œuvre d’une révo­lution pro­duc­ti­viste et d’un effort sans rés­erve pour gagner la guerre, la cons­cience de classe de la plu­part des ouvriers se mani­fes­tait, elle, dans le fait d’éch­apper à l’espace et au temps de tra­vail, tout comme avant la révo­lution.

II. Paris

A Paris, dans le contexte poli­ti­que et éco­no­mique extrê­mement différent du Front popu­laire, la cons­cience de classe de nom­breux ouvriers d’usine se prés­entait sous une forme très proche de celle des ouvriers de Barcelone que nous venons de voir. Mais, avant d’entrer dans les détails de la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail à l’époque du Front popu­laire, rap­pe­lons que les ouvriers français, tout comme les ouvriers espa­gnols, ont une riche histoire de refus du tra­vail, sur laquelle il y a, heu­reu­se­ment pour les his­to­riens, une abondante docu­men­ta­tion. Les études sur les ouvriers au xixe siècle et début du xxe ont montré l’impor­tance du sabo­tage, des retards, de l’ivro­gne­rie, du vol, des ralentissements, des luttes contre le tra­vail aux pièces et de l’insu­bor­di­na­tion [24]. En outre, l’absentéisme, les congés pris sans auto­ri­sa­tion et les conflits à propos de l’horaire de tra­vail ont tous été recensés avant la pre­mière guerre mon­diale.

On en sait moins sur la pér­iode de l’entre-deux-guer­res. Quoi qu’il en soit, la sta­bi­lité poli­ti­que et éco­no­mique rela­tive de la France dans les années 1930, com­pa­ra­ti­ve­ment à son voisin ibé­rique, semble avoir mis une sour­dine à la rés­ist­ance des ouvriers au tra­vail. Chez Citroën, les ralen­tis­se­ments des caden­ces, l’absenté­isme et le sabo­tage parais­sent avoir été « rela­ti­ve­ment limités et s’être bornés à un taux élevé de rota­tion du per­son­nel et à la résig­nation [25] », même s’il y eut plu­sieurs grèves impor­tan­tes [26]. Néanmoins, en 1932, Renault se lançait dans une vaste cam­pa­gne contre le gas­pillage, les tire-au-flanc et la mau­vaise qua­lité de la pro­duc­tion [27]. Des sommes impor­tan­tes furent dépensées dans le dép­ar­tement de super­vi­sion méca­nique qui employait 16 ins­pec­teurs et 279 exa­mi­na­teurs pour vérifier le ren­de­ment d’envi­ron 9 000 ouvriers. Hormis ces ten­ta­ti­ves de pal­lier la déf­ect­uosité de la pro­duc­tion, Renault employait aussi ses pro­pres médecins chargés de faire passer un contrôle aux ouvriers se disant vic­ti­mes d’un acci­dent du tra­vail. La com­pa­gnie cher­chait ainsi à empêcher les ouvriers de trou­ver un doc­teur per­mis­sif ou com­pa­tis­sant qui auto­ri­se­rait le blessé à demeu­rer en congé mala­die plus long­temps que ne le sou­hai­tait la direc­tion. Enfin, on mit en place dans les ate­liers des contrôles stricts afin de réd­uire les vols et les cha­par­da­ges. Cette dis­ci­pline sou­le­vait les fréqu­entes pro­tes­ta­tions des ouvriers qui, comme au xixe siècle, disaient : le bagne, en par­lant de l’usine.

Mais si le com­por­te­ment de la base en Espagne et en France au début du xxe siècle était sou­vent simi­laire, la posi­tion des orga­ni­sa­tions de la classe ouvrière espa­gnole et franç­aise, elle, n’était pas du tout la même. Pour diver­ses rai­sons qui ne peu­vent être développées ici, il n’y avait pas en 1936 en France de situa­tion révo­luti­onn­aire ; et, sous le Front popu­laire, ni les syn­di­cats ni les partis de gauche n’expro­prièrent les usines. Contrairement à la CNT, la CGT (Confédération Générale du Travail), le prin­ci­pal syn­di­cat français, ne diri­gea aucune entre­prise col­lec­ti­visée ou sous contrôle syn­di­cal. Tout en étant asso­ciée au gou­ver­ne­ment du Front popu­laire et sym­pa­thi­sant avec lui, la Confédération devait tenir compte de sa base qui deman­dait à tra­vailler moins et être payée plus. Les appels des hauts diri­geants de la CGT, plus sen­si­bles aux impli­ca­tions natio­na­les et inter­na­tio­na­les de la fai­blesse éco­no­mique et de l’impré­pa­ration mili­taire du pays, à tra­vailler d’arra­che-pied et à ne pas ménager ses efforts, se heur­taient par­fois aux contror­dres des délégués syn­di­caux d’un rang moins élevé qui approu­vaient ouver­te­ment ou taci­te­ment les retards, l’absenté­isme, les mala­dies simulées, les ralen­tis­se­ments de la pro­duc­tion, les vols et le sabo­tage.

Au prin­temps 1936, une vague de grèves sur le tas sui­vait la vic­toire du Front popu­laire. La rés­ist­ance au tra­vail s’inten­si­fia sous les gou­ver­ne­ments de Front popu­laire, même après qu’eurent cessé les occu­pa­tions. Beaucoup d’ouvriers pro­fitèrent du relâche­ment de la dis­ci­pline de type mili­taire qui avait marqué la vie en usine pen­dant la crise des années 1930 pour arri­ver en retard, partir en avance, ne pas se prés­enter au tra­vail, ralen­tir la pro­duc­tion et désobéir aux ordres des supérieurs. Certains ouvriers n’inter­prétaient pas tant l’union de Front popu­laire poli­ti­que­ment qu’en termes de vie quo­ti­dienne ; autre­ment dit, pour la plu­part des ouvriers pari­siens, le « fas­cisme » était asso­cié à une dis­ci­pline de fer dans les ate­liers, une pro­duc­ti­vité inten­sive et une semaine de tra­vail longue et pénible. Un contre­maître qui exi­geait une stricte obé­iss­ance, un chef qui ins­ti­tuait un horaire de tra­vail plus long, ou un ingénieur qui accé­lérait le rythme de la pro­duc­tion se voyaient aus­sitôt traités de « fas­cis­tes » par une bonne partie des ouvriers [28].

Une lettre écrite par un ouvrier pari­sien à son député montre bien le rap­port établi entre tra­vail et fas­cisme dans l’esprit de cer­tains tra­vailleurs [29]. Ce cor­res­pon­dant, qui se déc­rivait comme un « par­ti­san convaincu du Front popu­laire », pro­tes­tait contre le renvoi d’une jeune femme qui avait refusé de venir tra­vailler le jour léga­lement férié du 11 novem­bre. Il accu­sait le direc­teur de l’entre­prise, le maga­sin de luxe Fauchon, d’être un « fas­cite [sic] notoire » et affir­mait que le licen­cie­ment de cette femme était illégal et intolé­rable « sous un gou­ver­ne­ment de Front popu­laire, élu par des tra­vailleurs pour la déf­ense de leurs intérêts ». Bien que celui qui avait écrit cette lettre eût tort rela­ti­ve­ment à l’illé­galité du renvoi (l’inter­dic­tion de tra­vailler les jours de congé légaux ne s’appli­quait pas aux com­mer­ces de luxe mais aux usines et aux mines), son cour­rier - malgré les fautes d’ortho­gra­phe et une connais­sance lacu­naire du code du tra­vail - révèle que le Front popu­laire était assi­milé à la déf­ense des congés. Il est aussi intér­essant de noter que les accu­sa­tions de fas­cisme étaient portées contre un employeur qui vou­lait « récupérer » un jour férié. A Paris comme à Barcelone, il y eut de très nom­breu­ses luttes contre la récu­pération de ces jours de fête.

De même qu’à d’autres époques de l’his­toire de France où un gou­ver­ne­ment « faible » ou pour le moins per­mis­sif tolérait les grèves crois­san­tes, par exem­ple au début de la Monarchie de juillet, à la fin du Second Empire, au cours des pre­mières années de la Troisième République ou encore pen­dant le Bloc des gau­ches [30], le Front popu­laire offrait l’occa­sion de se rebel­ler contre le rythme de tra­vail et de com­bat­tre le tra­vail en tant que tel. Après l’occu­pa­tion de Renault, ces luttes ont emprunté diver­ses formes, et les ouvriers modi­fiaient leurs horai­res, arri­vant après l’heure et par­tant avant l’heure.

Dans différents ate­liers, les ouvriers ont modi­fié, de leur propre ini­tia­tive, les heures de prés­ence, se prés­entant une heure plus tôt ou une heure plus tard à leur tra­vail, et le quit­tant en conséqu­ence [31].

Beaucoup de délégués syn­di­caux ne venaient pas tra­vailler, eux non plus :

Les Délégués n’effec­tuent, en fait, aucun tra­vail effec­tif. Certains n’appa­rais­sent à leur ate­lier qu’à titre acci­den­tel. La plu­part d’entre eux quit­tent leur tra­vail à tout moment, sans en deman­der l’auto­ri­sa­tion à leur Chef. Les Délégués se réun­issent d’une façon pres­que per­ma­nente, et, malgré de nom­breux aver­tis­se­ments donnés, ils persé­vèrent dans cette façon de com­pren­dre leurs fonc­tions [32].

Les délégués, au su de tous, entraient à l’usine dans un état d’« ébriété exces­sif », « fai­sant des pitre­ries, empêchant ainsi les ouvriers de tra­vailler nor­ma­le­ment ». Le 5 février 1937, un délégué ordon­nait d’arrêter les machi­nes à l’heure du déj­euner ; en conséqu­ence, « il fut dif­fi­cile, sinon impos­si­ble de tra­vailler pen­dant le déj­euner » [33].

Tant les délégués syn­di­caux que les ouvriers cher­chaient à avoir un droit de regard sur les embau­ches et les licen­cie­ments chez Renault. En sep­tem­bre 1936, le per­son­nel de l’ate­lier 247 [34] exi­geait la dém­ission de leur chef d’ate­lier « sous prét­exte qu’il les fai[sai]t trop tra­vailler » [35]. Le 25 novem­bre [36] 1937, alors que la direc­tion de Renault refu­sait d’embau­cher un jeune ouvrier sans expéri­ence à un poste hau­te­ment qua­li­fié, Syndicats, l’organe de la ten­dance anti­com­mu­niste au sein de la CGT, pro­tes­tait : « Les indus­triels ne veu­lent embau­cher que les ouvriers capa­bles de ren­de­ment maxi­mum » ; et le jour­nal deman­dait que la CGT exerce un droit de regard sur les embau­ches. Les délégués, de leur côté, exi­geaient de la direc­tion le licen­cie­ment d’employés qui ne vou­laient pas s’affi­lier à la CGT.

La direc­tion épr­ouvait sou­vent des dif­fi­cultés à licen­cier des ouvriers ayant commis une « faute pro­fes­sion­nelle lourde » :

Sur une simple obser­va­tion faite par le Contremaître à un ouvrier celui-ci, sans un mot, appli­qua deux coups de poing sur la figure du Contremaître, lui fai­sant des contu­sions assez séri­euses [37].

Le 8 sep­tem­bre 1936, les délégués de l’ate­lier où avait eu lieu l’inci­dent menaçaient de faire grève si l’ouvrier qui avait été licen­cié pour avoir frappé son contre­maître n’était pas imméd­ia­tement réintégré. De même, il fut impos­si­ble de ren­voyer un chauf­feur de l’entre­prise à l’ori­gine de trois acci­dents séparés en trois jours de suite :

On nous mit dans l’obli­ga­tion de conser­ver cet ouvrier, sous prét­exte que son départ n’était pas motivé par des fautes pro­fes­sion­nel­les, mais parce qu’il avait été le Chauffeur du Député (PC) Costes pen­dant la grève [38].

Les représ­entants syn­di­caux empiétaient sur les pré­ro­ga­tives d’employeur de la direc­tion. Ainsi, dans l’ate­lier 125, une ratio­na­li­sa­tion du pro­ces­sus d’amé­na­gement intérieur des voi­tu­res ayant eu pour effet de réd­uire le nombre d’ouvriers néc­ess­aires, la direc­tion avait décidé de licen­cier ceux dont le taux d’absenté­isme était élevé ; mais les délégués s’opposèrent aux choix de la direc­tion. Les représ­entants syn­di­caux allaient jusqu’à contes­ter le recours à la sous-trai­tance, une mét­hode, selon eux, de licen­cier de facto des employés de Renault ; et, le 22 jan­vier 1937, les ouvriers arrêtaient le tra­vail et blo­quaient un camion de livrai­son de pièces détachées fabri­quées par une entre­prise extéri­eure [39].

Les délégués fai­saient un usage très par­ti­cu­lier des acquis des occu­pa­tions de mai-juin. Après les grèves du prin­temps 1936, les fouilles régulières des paquets et des muset­tes des ouvriers à la sortie des usines avaient pris fin et, dans l’ate­lier 243, un délégué aver­tit qu’il y aurait des « inci­dents » si la direc­tion remet­tait ces contrôles en vigueur [40]. Néanmoins, celle-ci exerça subrep­ti­ce­ment une « sur­veillance dis­crète » pen­dant plu­sieurs mois. Le 4 déc­embre 1937, un délégué et un aco­lyte étaient arrêtés alors qu’ils mon­taient dans un taxi. Tous deux por­taient de gros sacs ; ils furent conduits au poste de police où ils déclarèrent que depuis plu­sieurs mois, ils dérobaient tous les jours cinq kilos de métal anti- fric­tion, qu’ils reven­daient ensuite. Renault réc­lama 200 000 francs de dom­ma­ges, incluant le coût de la mar­chan­dise volée et le prix estimé des « per­tur­ba­tions apportées dans nos fabri­ca­tions ».

Les vols, l’indis­ci­pline, les retards et l’absenté­isme étaient l’expres­sion d’un pro­blème cen­tral : la répugn­ance des ouvriers à pro­duire et tra­vailler autant que le sou­hai­tait la direc­tion. Dans les ate­liers de polis­sage, chro­mage et nicke­lage, les ouvriers (en majo­rité des femmes) débrayèrent avec une « faci­lité déc­onc­ert­ante » et ne for­mulèrent leurs reven­di­ca­tions « qu’après l’arrêt injus­ti­fié du tra­vail » [41]. Les ralen­tis­se­ments du tra­vail et les réc­ri­mi­nations contre le tra­vail aux pièces ont marqué toute la durée du Front popu­laire. Dans l’ate­lier 125, les représ­entants syn­di­caux firent une pétition contre les primes de ren­de­ment et pour un salaire « à la journée ». Les régleurs sur tour auto­ma­ti­que menacèrent de faire grève si le tra­vail aux pièces n’était pas sup­primé et leurs salai­res aug­mentés de 30 % [42]. Le 28 août, il y eut un arrêt de tra­vail dans l’ate­lier des pièces détachées pour pro­tes­ter contre le rythme des caden­ces « considéré trop rapide par les délégués ». Le 12 octo­bre 1936, dans les ate­liers de polis­sage, les représ­entants syn­di­caux s’élevaient « vio­lem­ment » contre les nou­vel­les normes du tra­vail aux pièces. Après juin 1936, on ins­talla de nou­vel­les machi­nes dans la fon­de­rie d’alu­mi­nium, sup­posées réd­uire les coûts de 20 % ; mais la réd­uction atten­due ne fut que de 4 % parce qu’après une « longue dis­cus­sion » les ouvriers refusèrent de « tra­vailler sur ce nou­veau matériel ». Des ralen­tis­se­ments du tra­vail affectèrent divers ate­liers et chaînes d’assem­blage tout au long des années 1937 et 1938, et la direc­tion se plai­gnait de ce que le ren­de­ment en 1938 était inférieur à celui de 1936. De l’avis même des employeurs, il fal­lait impé­ra­ti­vement sur­veiller de très près les ouvriers si l’on vou­lait obte­nir un niveau décent de pro­duc­tion [43].

Les délégués pous­saient sou­vent les tra­vailleurs à rés­ister à l’accé­lé­ration des caden­ces. En 1938, dans les ate­liers de polis­sage, les représ­entants syn­di­caux obli­geaient les ouvriers à leur mon­trer leur fiche de paye, les mili­tants CGT pou­vant ainsi savoir qui dép­assait les quotas imposés de facto. En jan­vier 1937, une ouvrière semi-qua­li­fiée reconnais­sait qu’elle vou­lait bien « en faire plus » mais ajou­tait qu’elle subis­sait des pres­sions de la part des délégués pour qu’elle ne dép­asse pas les­dits quotas [44]. L’un d’eux déc­larait à qui vou­lait l’enten­dre : « Dès qu’il y a un bruit quel­conque dans l’usine, je fais débrayer et je vais voir de quoi il s’agit. » [45]

Dans l’avia­tion, malgré une natio­na­li­sa­tion par­tielle, la par­ti­ci­pa­tion de la CGT aux conseils admi­nis­tra­tifs et autres inno­va­tions favo­ra­bles aux syn­di­cats, les délégués CGT et la base s’oppo­saient par tous les moyens au tra­vail aux pièces et aux primes de ren­de­ment. Chez Salmson, une entre­prise de cons­truc­tion aéron­au­tique privée, la CGT se plai­gnait que son secrét­aire eût été injus­te­ment ren­voyé et que ses délégués fus­sent dans l’impos­si­bi­lité d’exer­cer leurs fonc­tions. En agis­sant de cette façon, la direc­tion, pour­sui­vait-elle n’« encou­ra­geait pas les ouvriers à aug­men­ter les caden­ces » ; et la CGT de déc­larer : « Pour obte­nir un ren­de­ment normal, on doit avoir une atti­tude nor­male vis-à-vis des ouvriers. » [46] Le pré­sident de la Société natio­nale de cons­truc­tions de moteurs à Argenteuil, lui-même fer­vent avocat des natio­na­li­sa­tions, avi­sait son per­son­nel que « dans une usine on tra­vaille » [47]. Des cour­bes du ren­de­ment et de la pro­duc­tion devaient être affi­chées dans chaque ate­lier, et il deman­dait à ses ouvriers de res­pec­ter l’auto­rité basée sur le savoir et les compét­ences. René Belin, le diri­geant CGT qui représ­entait sa Fédération au conseil admi­nis­tra­tif de la Société natio­nale de cons­truc­tions de moteurs, niait avoir « imposé » aux ouvriers une réso­lution fixant la lon­gueur de la journée de tra­vail et le ren­de­ment, mais se pro­nonçait quand même pour le main­tien d’« un ren­de­ment satis­fai­sant dans les usines d’avia­tion, et spéc­ia­lement à la [com­pa­gnie] Lorraine » [48].

Les direc­teurs des entre­pri­ses d’avia­tion natio­na­lisées accordèrent des aug­men­ta­tions de salai­res, une indem­ni­sa­tion élevée des heures sup­plém­ent­aires, des vacan­ces en août, de meilleu­res condi­tions d’hygiène et de sécurité, une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, des moyens de trans­ports spéciaux pour se rendre au tra­vail, et même une par­ti­ci­pa­tion de la CGT aux embau­ches ; cepen­dant, dans le même temps, le patro­nat insis­tait pour que la paye soit cal­culée en fonc­tion de la pro­duc­tion grâce à un système de tra­vail aux pièces et de primes [49]. Les cadres des entre­pri­ses publi­ques et privées étaient convain­cus de la néc­essité de ces primes alors que, malgré l’acqui­si­tion de nou­vel­les machi­nes et l’embau­che de per­son­nel sup­plém­ent­aire, la pro­duc­ti­vité ne ces­sait de déc­liner. En 1938, l’orga­ni­sa­tion patro­nale Constructeurs de Cellules fai­sait appel au minis­tre de l’Air, Guy de la Chambre, en faveur du « dével­op­pement du tra­vail aux pièces ». Les employeurs de la mét­all­urgie alléguaient :

Le tra­vail aux pièces [dans l’avia­tion] est pra­ti­que­ment aban­donné. La Fédération des Métaux (CGT) contraint les ouvriers payés aux pièces à ne pas dép­asser un « pla­fond » de salai­res fixés [50].

En février 1938, le minis­tre de l’Air déc­larait que la pro­duc­tion aéron­au­tique était han­di­capée, non pas à cause de la semaine de qua­rante heures, mais plutôt de l’« insuf­fi­sance du ren­de­ment horaire dans nos usines natio­na­lisées » [51]. Ces luttes contre le tra­vail aux pièces et la vitesse du rythme de pro­duc­tion ne tou­chaient pas seu­le­ment les entre­pri­ses moder­nes, telles que l’aéron­au­tique et l’auto­mo­bile, mais aussi celles de la cons­truc­tion, plus peti­tes et plus tra­di­tion­nel­les, géné­ra­lement le refuge des arti­sans. L’indép­end­ance des plom­biers ou des cou­vreurs, par exem­ple, était énorme en regard du « ter­ri­toire mili­ta­risé de l’usine ». La cons­truc­tion se com­po­sait majo­ri­tai­re­ment d’entre­pri­ses fami­lia­les et auto­no­mes ; alors qu’en 1931, dans la mét­all­urgie, 98,3 % des ouvriers étaient employés dans des établ­is­sements de plus de 100 ouvriers, ils n’étaient que 23,8 % à l’être dans le sec­teur de la cons­truc­tion et des tra­vaux publics [52] ; 40 % envi­ron l’étaient dans des établ­is­sements de moins de 50 ouvriers. Or en 1931, l’indus­trie de la cons­truc­tion fai­sait tra­vailler un mil­lion d’ouvriers, approxi­ma­ti­ve­ment 10 % de la force de tra­vail.

Dans le plus grand projet de cons­truc­tion du Front popu­laire, l’Exposition uni­ver­selle de 1937, auquel par­ti­ci­paient des cen­tai­nes d’entre­pri­ses, les délégués CGT imposèrent des quotas de pro­duc­tion, limi­tant ainsi l’effi­ca­cité du tra­vail payé aux pièces. Ils avaient, par exem­ple, fixé le nombre de bri­ques qu’un maçon pou­vait poser ou à quelle vitesse pou­vait tra­vailler un plâtrier [53]. Il était dif­fi­cile de licen­cier ces ouvriers à cause de la puis­sance de la CGT et des crain­tes de l’admi­nis­tra­tion d’avoir à faire face à des per­tur­ba­tions. Par exem­ple, lors­que l’admi­nis­tra­teur du pavillon de l’Algérie ren­voya neuf cou­vreurs, les ouvriers occupèrent le site en représailles, malgré la prés­ence de la police ; et les offi­ciels durent se résigner à les main­te­nir en place. Arrachard, le secrét­aire général de la Fédération du bâtiment, affir­mait être fréqu­emment inter­venu pour que les ouvriers tra­vaillent nor­ma­le­ment et rem­plis­sent leurs tâches dans les temps impar­tis ; appa­rem­ment en vain [54]. Plusieurs semai­nes après que le 1er mai, date prévue d’ouver­ture, fut passé, les retards dans la cons­truc­tion deve­naient de plus en plus embar­ras­sants pour le gou­ver­ne­ment qui vou­lait faire de l’Exposition la vitrine du Front popu­laire. Le 13 mai 1937, Jules Moch, bras droit de Léon Blum, disait à Arrachard que « la comédie a[vait] assez duré », et que l’ordre devait être res­tauré. En juin 1937, le même menaçait de « pren­dre le public à témoin » et raconter à la presse que le syn­di­cat était res­pon­sa­ble des retards, si les musées n’étaient pas rapi­de­ment ter­minés [55]. Certains pays étr­angers cher­chèrent à employer des ouvriers non français pour ache­ver leurs pavillons ; la CGT non seu­le­ment s’y opposa fer­me­ment, mais s’opposa aussi au recru­te­ment de Français de pro­vince [56]. Les Américains, par exem­ple, auraient bien voulu que leur pavillon soit fini le 4 juillet, jour anni­ver­saire de l’Indépendance, et avaient passé un contrat avec une entre­prise belge pour mettre la der­nière main à un toit mét­al­lique, en raison de l’« impos­si­bi­lité d’obte­nir un ren­de­ment suf­fi­sant des ouvriers français ». Mais la CGT, sou­te­nue par l’ins­pec­tion du tra­vail de l’Exposition uni­ver­selle, exigea l’embau­che d’un cer­tain nombre de ses ouvriers. Ces ouvriers français, fraîc­hement arrivés, n’ont fait que dés­or­ga­niser le chan­tier et déc­ou­rager les ouvriers belges par leur inac­ti­vité abso­lue res­sem­blant à de la grève perlée [57].

La pose du toit prit deux fois plus de temps que prévu.

Il ne fau­drait tou­te­fois pas attri­buer entiè­rement les bais­ses de ren­de­ment et le dés­ordre dans les usines aux seules ini­tia­ti­ves des délégués. Le patro­nat avait ten­dance à reje­ter la faute des trou­bles dans la pro­duc­tion sur des « per­tur­ba­teurs » et des « agi­ta­teurs ». Mais chez Renault, ces meneurs, comme les appe­laient les employeurs, dis­po­saient parmi les ouvriers d’un solide point d’appui. Après tout, les délégués CGT étaient tou­jours élus à une écras­ante majo­rité : en juillet 1936, la Fédération des Métaux recueillait 86,5 % des voix des ins­crits, tandis que les autres syn­di­cats confon­dus n’en obte­naient que 7 %, le taux d’abs­ten­tion étant de 6,5 % [58]. En juillet 1938, la CGT conser­vait le sou­tien de la grande majo­rité : elle obte­nait 20 428 voix sur 27 913 votants, soit 73,2 %. Les autres syn­di­cats - Syndicat Professionnel Français, CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens/Catholiques) et « indép­endants » - en rece­vaient à eux tous 10,9 % ; le taux d’abs­ten­tion, lui, s’élevait subi­te­ment à 15,9 %, plus de deux fois celui de 1936. Certes, on ne peut exclure que les mili­tants CGT aient pu inti­mi­der les votants, mais on peut aussi plau­si­ble­ment avan­cer que les délégués de la Fédération des Métaux, qui béné­ficiaient de telles majo­rités sans com­mune mesure (71 délégués sur 74 en 1938), expri­maient dans l’ensem­ble les atten­tes de leurs électeurs.

La base par­fois met­tait des limi­tes au pou­voir de ses représ­entants. Ainsi, par exem­ple, des délégués sol­li­citèrent de la direc­tion la sup­pres­sion d’une cer­taine prime, en éch­ange d’une pro­messe for­melle que la pro­duc­ti­vité n’en souf­fri­rait pas ; ce qui n’empêcha pas le ren­de­ment de chuter [59]. Le 30 juin 1936 déjà, lors de négoc­iations entre le minis­tre du Travail et les employeurs de la mét­all­urgie, une délé­gation CGT avait promis son aide pour aug­men­ter la pro­duc­tion, mais cet enga­ge­ment, lui aussi, resta lettre morte. L’inter­ven­tion des délégués en faveur d’une amél­io­ration de la pro­duc­tion ris­quait de sus­ci­ter la « colère des tra­vailleurs contre les délégués ». Beaucoup d’ouvriers ne fai­saient sou­vent aucun cas des hauts diri­geants de la CGT et du Parti com­mu­niste : le 16 sep­tem­bre 1936, la direc­tion de Renault signa­lait un arrêt de tra­vail « malgré les inter­ven­tions du secrét­aire de la Fédération des Métaux et de M. Timbault », un impor­tant diri­geant de la CGT. Parfois même, des délégués de rang inférieur déso­béissaient à leurs supérieurs syn­di­caux ou reve­naient sur des accords conve­nus pré­céd­emment :

D’accord avec les délégués, il avait été convenu que les pein­tres feraient deux heures sup­plém­ent­aires pour ter­mi­ner des véhi­cules des­tinés au Salon. A 18 heures, le délégué M., méc­ontent de sa paye, leur donne ordre de partir au nom de la CGT [60].

Même si les délégués qui contre­ve­naient aux règ­lements étaient ren­voyés, la base n’en conti­nuait pas moins de frei­ner la pro­duc­tion.

Certains mili­tants com­mu­nis­tes s’irri­taient du com­por­te­ment des ouvriers. Durant une réunion de cel­lule, un mili­tant

[s’éleva] (…) contre les abus commis par les cama­ra­des : arrêts du tra­vail avant l’heure. Le poin­tage de midi étant sup­primé, on a vu, dit-il, des cama­ra­des dans la rue avant même que midi ait sonné (…), [et avait noté des] arrêt[s] du tra­vail de 20 ou 30 minu­tes avant l’heure, etc. [61].

Un mili­tant com­mu­niste avait été vu en train de dis­cu­ter avec son contre­maître alors qu’il était ivre ; il admit qu’il avait « un tout petit coup dans le nez », et ne reçut qu’un simple aver­tis­se­ment de sa cel­lule.

Avec ou sans le sou­tien des délégués, com­mu­nis­tes ou non, les ouvriers se bat­taient pour prés­erver la semaine de 40 heures, pour beau­coup l’un des prin­ci­paux acquis du Front popu­laire. Le patro­nat de l’avia­tion, lui, sous prét­exte du faible niveau de la pro­duc­tion et de la recru­des­cence des ten­sions inter­na­tio­na­les, fit pres­sion tout au long du prin­temps et de l’été 1938 pour obte­nir une exten­sion de l’horaire de tra­vail. En mars 1938, l’admi­nis­tra­teur d’une entre­prise natio­na­lisée, la SNCASE (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Est), insis­tait sur

la néc­essité, pour accé­lérer la fabri­ca­tion, d’obte­nir rapi­de­ment la faculté de tra­vailler qua­rante-cinq heures (…) [pour] le per­son­nel employé aux bureaux d’études et à la fabri­ca­tion d’outillage.

D’autres indus­triels de l’avia­tion ajou­taient que, pour être effi­cace, la semaine de qua­rante-cinq heures devait être étendue aux four­nis­seurs des matières pre­mières et des pro­duits semi-finis [62]. En juillet 1938, la Chambre syn­di­cale des cons­truc­teurs de moteurs d’avions se réun­issait pour dis­cu­ter de savoir s’il fal­lait accep­ter sim­ple­ment le crédit de 100 heures sup­plém­ent­aires par an, pro­posé par le gou­ver­ne­ment, ou bien tenter d’obte­nir une « déro­gation per­ma­nente » aux res­tric­tions affec­tant la semaine de tra­vail :

M.. X estime que ce n’est pas un crédit d’heures sup­plém­ent­aires, mais bien une déro­gation per­ma­nente qui devrait être obte­nue. Je serais de son avis si la déro­gation per­ma­nente avait quel­ques chan­ces d’être obte­nue, mais je crois savoir qu’il n’en est pas ques­tion ; si donc nous nous can­ton­nons sur une demande de déro­gation per­ma­nente, que nous sommes à peu près cer­tains de ne pas avoir, nous ris­quons de perdre le béné­fice d’un crédit sup­plém­ent­aire de 100 heures ; le mieux est quel­que­fois l’ennemi du bien [63].

En dépit des affir­ma­tions selon les­quel­les les ouvriers étaient prêts à se sacri­fier pour la déf­ense natio­nale, avancées par beau­coup au sein du Front popu­laire, le gou­ver­ne­ment épr­ouvait des dif­fi­cultés à étendre la semaine de tra­vail au-delà des qua­rante heures. Le 2 mars 1938, Syndicats rap­pe­lait que « les ouvriers de la mét­all­urgie [étaient] trop atta­chés à la semaine de 40 heures pour la lais­ser violer. » Le 1er sep­tem­bre 1938, la Société d’Optique et de Mécanique de Haute Précision rece­vait l’auto­ri­sa­tion du gou­ver­ne­ment de majo­rer de cinq heures la semaine de tra­vail, qui pas­sait ainsi de 40 à 45 heures [64]. La direc­tion décidait alors que la journée com­men­ce­rait à 7 heures 30 au lieu de 8 heures et se ter­mi­ne­rait à 18 heures au lieu de 17 heures 30. Le lundi 5 sep­tem­bre, aux ate­liers du bou­le­vard Davout, 59 % des ouvriers refusèrent de se plier au nouvel horaire et arrivèrent après 7 heures 30 ; le soir, ils étaient 58 % à partir avant 18 heures ; le mardi, 57 % arri­vaient après l’heure. Aux ate­liers de la Croix-Nivert, 36 % du per­son­nel arri­vaient en retard le lundi, et 59 % le mardi. « La grande majo­rité » des ouvriers qua­li­fiés ne tenait pas compte du nouvel horaire et était indis­ci­plinée. D’autres sociétés signa­laient aussi d’innom­bra­bles refus de la part des ouvriers de se confor­mer à l’exten­sion légale de la semaine de tra­vail. Pendant la seconde guerre mon­diale, un numéro clan­des­tin du jour­nal socia­liste Le Populaire repro­chait encore aux ouvriers de n’avoir pas voulu faire d’heures sup­plém­ent­aires au temps du Front popu­laire. Le diri­geant CGT Ambroise Croizat reconnais­sait volon­tiers que la semaine de 40 heures han­di­ca­pait la pro­duc­tion aéron­au­tique et qu’il fal­lait allon­ger l’horaire de tra­vail, mais ajou­tait aus­sitôt que « les masses ouvrières » étaient « insuf­fi­sam­ment informées des néc­essités indus­triel­les » [65].

Un célèbre his­to­rien a écrit que la semaine de 40 heures était un « sym­bole » pour les ouvriers (69). Seulement, les luttes pour la prés­erver étaient bien réelles, et les ouvriers dela cons­truc­tion, de la mét­all­urgie et autres indus­tries se sont battus sans relâche pour la conser­ver. La semaine de 40 heures peut appa­raître comme un « sym­bole » du pou­voir crois­sant de la classe ouvrière aux intel­lec­tuels ou à d’autres, mais pour ceux qu’elle concer­nait direc­te­ment - ouvriers et employeurs - cela signi­fiait sur­tout tra­vailler moins. De même, lors­que Edward Shorter et Charles Tilly écrivent que la « grève deve­nait un acte sym­bo­li­que », c’est en exagérer l’aspect emblé­ma­tique [66]. Une grève peut évid­emment avoir un côté sym­bo­li­que, mais c’est d’abord et avant tout un arrêt de tra­vail. Il peut paraître super­flu de le sou­li­gner, mais dans la mesure où les his­to­riens du tra­vail se concen­trent géné­ra­lement sur les causes poli­ti­ques et éco­no­miques d’une grève, ou son sym­bo­lisme, on serait tenté de l’oublier.

Les grèves sous le Front popu­laire, quelle qu’ait été la forme qu’elles pre­naient, expri­maient toutes une hos­ti­lité géné­rale au tra­vail. Pendant la grande vague des occu­pa­tions et des grèves sur le tas du prin­temps 1936, les ouvriers français, à la différ­ence des mili­tants espa­gnols, n’ont jamais cher­ché à faire mar­cher eux-mêmes les usines. Les grèves plus conven­tion­nel­les, sau­va­ges ou non, étaient elles-mêmes clai­re­ment des refus de tra­vailler. Faire la grève, cela vou­lait sou­vent dire pro­fi­ter de l’ins­tant présent, et les danses ou les chants à l’intérieur des usines pen­dant les occu­pa­tions mani­fes­taient la joie de ne pas tra­vailler. Le Front popu­laire fut pour la classe ouvrière une pér­iode par­ti­cu­liè­rement intense de réapp­ropr­iation du présent, de prise de pos­ses­sion du temps pour soi-même.

Employeurs et fonc­tion­nai­res com­pa­raient l’ambiance du Front popu­laire avec celle du début des années 1930. Une grande société de cons­truc­tion, qui était en train de pro­lon­ger le métro jusqu’à la gare d’Orléans, « oppo­sait l’atti­tude en 1934, où la pro­duc­ti­vité était en aug­men­ta­tion, à celle de 1936 » [67]. Un haut fonc­tion­naire d’une com­pa­gnie d’avia­tion natio­na­lisée notait la « vague géné­rale de paresse » qui déf­erlait sous le Front popu­laire. L’Inspecteur général du tra­vail rap­pe­lait le 8 sep­tem­bre 1938 :

Il faut aussi que les syn­di­cats ouvriers ne lais­sent passer aucune occa­sion de pro­cla­mer que le res­pect de la conven­tion col­lec­tive impli­que l’obser­va­tion [par les ouvriers] de la dis­ci­pline néc­ess­aire du tra­vail. Qu’il n’y a pas de dis­ci­pline sans auto­rité. Qu’après avoir par la conven­tion col­lec­tive défini, délimité l’auto­rité qui doit obli­ga­toi­re­ment pré­sider au tra­vail, ceux qui l’exé­cutent ont le devoir étroit de s’y sou­met­tre [68].

A cause du défi des ouvriers à leur auto­rité, du dés­ordre réel ou menaçant et d’un nivel­le­ment de l’éch­elle des salai­res, les per­son­nels d’enca­dre­ment - contre­maîtres, chefs d’ate­lier, mais aussi sans doute ingénieurs et tech­ni­ciens - com­mencèrent à pen­cher en faveur des partis d’extrême droite ou des mou­ve­ments « fas­cis­tes » qui réc­lamaient à grands cris la res­tau­ra­tion de l’ordre et de la dis­ci­pline sur le lieu de tra­vail. Une lettre du 1er déc­embre 1938, vrai­sem­bla­ble­ment écrite par Louis Renault lui-même, indi­quait :

Notre maît­rise a subi, depuis deux ans, tous les contre­coups de la poli­ti­que. Elle a été obligée d’accep­ter sou­vent que la dis­ci­pline ne soit pas res­pectée, que le ren­de­ment soit systé­ma­tiq­uement freiné [69].

Les mou­ve­ments d’extrême droite atti­raient ces cadres (ainsi que cer­tains ouvriers) qui, pour des rai­sons per­son­nel­les ou patrio­ti­ques, exi­geaient du zèle dans le tra­vail et plus de dis­ci­pline, et considéraient les partis et les syn­di­cats de gauche - peu impor­taient leur réf­orm­isme ou leur patrio­tisme affi­chés - comme fon­da­men­ta­le­ment sub­ver­sifs de par leur inca­pa­cité ou leur irré­so­lution à empêcher les grèves, rétablir la dis­ci­pline, et, plus géné­ra­lement, contrôler les ouvriers.

 III. Conclusion

La rés­ist­ance ouvrière au tra­vail ouvre de vastes pers­pec­ti­ves. L’étude de l’aver­sion des ouvriers au tra­vail montre que la prét­ention des syn­di­cats et des partis poli­ti­ques de gauche à représ­enter la classe ouvrière est pour le moins dis­cu­ta­ble. Les ouvriers français et espa­gnols conti­nuèrent de rés­ister tra­di­tion­nel­le­ment au tra­vail malgré les appels des com­mu­nis­tes, socia­lis­tes, anar­chis­tes ou syn­di­ca­lis­tes à accroître la pro­duc­tion. Cette opiniâtreté de la rés­ist­ance ouvrière fit naître des ten­sions entre cer­tains mem­bres de la classe ouvrière et les orga­ni­sa­tions qui prét­endaient les représ­enter. Dans des contex­tes différents, l’un révo­luti­onn­aire, l’autre réf­orm­iste, la per­sua­sion et la pro­pa­gande, des­tinées à convain­cre les ouvriers à tra­vailler d’arra­che-pied, n’attei­gni­rent pas leur but, et il fallut y sup­pléer par la force. A Barcelone, pour arri­ver à accroître la pro­duc­ti­vité, on dut rétablir le tra­vail aux pièces et impo­ser des règ­lements stricts. A Paris, ce n’est qu’après le 30 novem­bre 1938, quand l’Etat fit inter­ve­nir mas­si­ve­ment la police et l’armée pour briser la grève géné­rale décl­enchée en déf­ense de la semaine de 40 heures, que la dis­ci­pline fut res­taurée et que la pro­duc­ti­vité aug­menta dans la plu­part des entre­pri­ses de la région pari­sienne. Il fallut ren­for­cer la per­sua­sion par la contrainte pour faire tra­vailler plus dure­ment les ouvriers.

Les théo­riciens de la moder­ni­sa­tion ont mini­misé ou ignoré la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail et l’usage qui fut fait de la force pour assu­rer un ren­de­ment accru. Cette théorie, qui considère les ouvriers dans leur adap­ta­tion pro­gres­sive à l’usine, a sous-estimé la ténacité de l’absenté­isme, du sabo­tage, des retards, des ralen­tis­se­ments et de l’indiffér­ence - phénomènes qui posèrent d’énormes dif­fi­cultés tant aux révo­luti­onn­aires espa­gnols qu’à la coa­li­tion franç­aise de Front popu­laire. Il est mal­heu­reu­se­ment à peu près impos­si­ble de mesu­rer avec exac­ti­tude le très grand nombre de refus du tra­vail. Le mutisme des ouvriers a empêché de lever le voile sur les actes les plus impor­tants de leur classe. Les actions « sub­ver­si­ves » - des­truc­tions de machi­nes, cha­par­da­ges, ralen­tis­se­ments du tra­vail, mala­dies simulées, sabo­ta­ges - sont rare­ment reven­di­quées et excep­tion­nel­le­ment ren­dues publi­ques. Il va de soi que les partis poli­ti­ques et les syn­di­cats qui prét­endent représ­enter la classe ouvrière rechi­gnent à déc­rire leurs mem­bres autre­ment que sobres, sérieux et tra­vailleurs, dans des pays qui valo­ri­sent par-dessus tout le dével­op­pement des forces pro­duc­ti­ves. Ce qui est le plus intér­essant et le plus impor­tant est sou­vent le plus dif­fi­cile à trou­ver, et c’est géné­ra­lement uni­que­ment dans les archi­ves patro­na­les et poli­cières que ces sujets sont traités. Or, si la dis­crétion des ouvriers empêche toute mesure sta­tis­ti­que du phénomène, la rés­ist­ance au tra­vail pen­dant les années 1930 n’en doit pas moins être considérée comme une part essen­tielle de la vie ouvrière à Barcelone et à Paris.

Non seu­le­ment la théorie de la moder­ni­sa­tion, mais l’his­to­rio­gra­phie marxiste du tra­vail elle aussi, a géné­ra­lement mini­misé ou ignoré la per­sis­tance de la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail dans les deux situa­tions, révo­luti­onn­aire ou réf­orm­iste. Tout comme les théo­riciens de la moder­ni­sa­tion, les marxis­tes ont une concep­tion pro­gres­siste de l’his­toire, et ils pos­tu­lent un mou­ve­ment menant de la classe en soi à la classe pour soi, c’est-à-dire une classe ouvrière en for­ma­tion. Mais cette vision tél­éo­lo­gique de l’his­toire qui pose le prin­cipe du dével­op­pement d’une classe ouvrière pénétrée d’une « cons­cience de classe » impli­ci­te­ment homogène conduit aussi à nég­liger les sur­vi­van­ces de différ­entes cons­cien­ces de classe, et en par­ti­cu­lier la rés­ist­ance ouvrière au tra­vail. Le refus du tra­vail, ainsi que nous l’avons vu, fut un aspect essen­tiel de la culture de la classe ouvrière jusque dans le deuxième tiers du xxe siècle dans deux gran­des villes europé­ennes, alors que la gauche détenait le pou­voir, à différents niveaux certes, mais considé­rables. Tant à Paris qu’à Barcelone, les mili­tants sincè­rement engagés dans leurs partis et syn­di­cats res­taient une mino­rité séparée de la classe ouvrière. Si de nom­breux ouvriers se conformèrent à la nou­velle atmos­phère sociale et poli­ti­que en adhérant aux syn­di­cats, la plu­part adaptèrent leurs tra­di­tions de rés­ist­ance au tra­vail à la nou­velle situa­tion. Les prét­endus « tra­vailleurs cons­cients » et les mili­tants furent alors contraints de faire face à cette tout autre cons­cience de classe de ceux qu’ils appe­laient par­fois les « ouvriers sans cons­cience ».

Il ne suffit bien sûr pas de reje­ter cette pas­si­vité ou ce refus de la classe ouvrière en la qua­li­fiant d’« incons­cience » ou de « fausse cons­cience ». Comme l’écrivait Jean Guéhenno dans son Journal d’une révo­lution (1936-1938), ce fonds d’indiffér­ence, de confu­sion même, est une réaction rela­ti­ve­ment saine. Dans un monde méd­iocre et fac­tice, le scep­ti­cisme est une force, et l’absence d’adhésion de beau­coup d’ouvriers aux idéo­logies des partis et des syn­di­cats, qui dép­endent du monde du tra­vail pour exis­ter en tant qu’orga­ni­sa­tions, n’est pas obli­ga­toi­re­ment de la « fausse cons­cience ».

La rés­ist­ance au tra­vail n’entre dans aucune caté­gorie poli­ti­que bien définie ; elle sub­sista pen­dant toutes les années 1930, quoi­que avec des inten­sités varia­bles, sous les gou­ver­ne­ments de droite ou de gauche. Il est vrai que le refus du tra­vail s’est cer­tai­ne­ment ampli­fié lors­que les régimes de gauche satis­fai­saient les reven­di­ca­tions des ouvriers, telles que l’abo­li­tion du tra­vail aux pièces ou la semaine de 40 heures ; cepen­dant, des poli­ti­ques plus répr­es­sives, comme celles qui furent appli­quées durant le bienio negro ou les pre­mières années de la dépr­ession en France, ont peut-être réduit les luttes contre le tra­vail, mais ne les ont pas éliminées. On peut rai­son­na­ble­ment avan­cer que la rés­ist­ance au tra­vail rép­ondait aux désirs les plus inti­mes de nom­breux ouvriers et que si elle est restée cachée, elle n’en est pas moins une part impor­tante de la culture de la classe ouvrière dans des situa­tions poli­ti­ques dis­sem­bla­bles.

Michael Seidman

Spécialiste de la France et de l’Espagne modernes, Michael Seidman enseigne l’histoire à l’université de Caroline du Nord. 

* * * * *

 
Contribution au débat sur le refus du travail.
Une brochure d’Échanges et Mouvement publiée en 2001.

BP 241 - 75866 Paris Cedex 18.

Courriel : echanges.mouvement@laposte.net

Notes :

[1] Pour l’his­to­rio­gra­phie marxiste, cf. Georg Lukacs, History and Class Consciousness (Cambridge, Mass., 1971), p. 46-82 [Histoire et cons­cience de classe, éditions de Minuit, 1960, cha­pi­tre : « La Conscience de classe » (NdT)] ; George Rudé, Ideology and Popular Protest (New York, 1980), p. 7-26 ; cf. aussi les nou­vel­les posi­tions de Lukacs dans Eric Hobsbawn, Workers : Worlds of Labor (New York, 1984), p. 15-32. On trou­vera les concep­tions des théo­riciens de la moder­ni­sa­tion dans Peter N. Stearns, Revolutionary Syndicalism and French Labor : A Cause without Rebels (New Brunswick, NJ, 1971), et idem, Lives of Labor : Work in a Maturing Industrial Society (New York, 1975). Pour une cri­ti­que de l’appro­che de Lukacs, voir Richard J. Evans, The German Working Class (London, 1982), p. 26-27.

(De Michael Seidman, voir aussi L’indi­vi­dua­lisme sub­ver­sif des femmes à Barcelone, années 1930 (NDE.)

[i] Fomento del Trabajo Nacional, actas, 15 avril 1932 ; Fomento, actas, 14 février 1927.

[2] Federación de Fabricantes de Hilados y Tejidos de Cataluña, Memoria (Barcelona, 1930).

[3] Alberto Balcells, Crisis económica y agi­ta­ción social en Cataluña de 1930 a 1936 (Barcelona, 1971), p. 218.

[4] Federación de Fabricantes, Memoria (Barcelona, 1932).

[5] Alberto del Castillo, La Maquinista Terrestre y Marítima : Personaje histórico, 1855-1955 (Barcelona, 1955), p. 464/465. Fomento, Memoria, 1932, p. 143.

[6] Bieno negro : les deux années noires. (NdT.)

[7] Actas de Junta y los mili­tan­tes de las indus­trias cons­truc­cio­nes metá­licas CNT, 25 février 1938, car­peta (abrégé ci-après : c.) 921, Servicios Documentales, Salamanca (abrégé ci-après : SD).

[8] Balcells, Crisis, p. 196 ; Albert Pérez Baró, 30 meses de colec­ti­vismo en Cataluña (Barcelona, 1974), p. 47.

[9] H. Rüdiger, « Materiales para la dis­cu­sión sobre la situa­ción española », Archives Rudolf Rocker, n° 527-30, Institut inter­na­tio­nal d’his­toire sociale, Amsterdam. Mon propre éch­antillon de 70 ouvriers donne des rés­ultats quel­que peu différents : 54 % des ouvriers inter­rogés avaient adhéré à la CNT après juin 1936 ; le reste pour la plu­part (42 %) s’était affi­lié à la Confédération après mars 1936 ; 4 % seu­le­ment en étaient mem­bres avant 1936. Ce phénomène a été qua­li­fié par Balcells de « recu­pe­ra­ción sin­di­ca­lista bajo el Frente Popular ».

[10] Boletín de Información, 9 avril 1937.

[11] Red nacio­nal de fer­ro­car­ri­les, Servicio de Material y Tracción, Sector Este, mai 1938, c. 1043, SD.

[12] Libro de actas del Comité UGT, Sociedad de Albañiles y Peones, 20 novem­bre 1937, c. 1051, SD.

[13] Lettre du Consejo Obrero, MZA, Sindicato Nacional Ferroviario UGT, 24 novem­bre 1937, c. 467, SD ; Actas de la reu­nión del Pleno, 1er jan­vier 1937, c. 181, SD.

[14] Sindicato de la Industria Sidero-Metalúrgica, Sección lam­pis­tas, Asamblea General, 25 déc­embre 1936, c. 1453, SD.

[15] Boletín del Sindicato de la Industria de Edificación, Madera y Decoración, 10 novem­bre 1937.

[16] Actas de la reu­nión de Junta de Metales no-fer­ro­sos CNT, 18 août 1938, c. 847, SD ; Sección mecá­nica, CNT-FAI, Columna Durruti, Bujaraloz, 13 déc­embre 1936, c. 1428, SD ; Actas de la Sección Zapatería, 15 mai 1938, c. 1436, SD.

[17] Gonzalo Coprons y Prat, Empresa Colectivizada, Vestuarios Militares, c. 1099, SD.

[18] Les infor­ma­tions qui sui­vent sont extrai­tes de Projecte de Reglemantació inte­rior de l’empresa, c. 1099, SD.

[19] José Peirats, La CNT en la Revolución española, 3 vol. (Paris, 1971), t. 3, p. 21/22.

[20] Projecte de Reglementació Interior, 5 mars 1938, c. 1099, SD ; Projecte d’esta­tut inte­rior per el qual hauran de regir-se els tre­bal­la­dors, février 1938, c. 1099, SD ; Actas de la Sección Zapatería, 15 mai 1938, c. 1436, SD.

[21] Revista dels tre­bal­la­dors de Filatures Fabra i Coats, avril 1937.

[22] Boletín del Sindicato de la Industria de Edificación, Madera y Decoración, 10 sep­tem­bre 1937.

[23] Voir Informe confi­den­cial, 27 jan­vier 1938, c. 855, SD.

[24] Voir Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève : France 1871-1890, 2 vol. (Paris et La Haye, 1974) ; Roland Trempé, Les Mineurs de Carmaux, 1848-1914 (Paris, 1971), t. 1, p. 229 ; Yves Lequin, Les Ouvriers de la région lyon­naise, 2 vol. (Lyon, 1977).

[25] L’ouvrage de Sylvie Schweitzer n’a pu être consulté, et le texte a été retra­duit de l’anglais (NdT).

[26] Sylvie Schweitzer, Des engre­na­ges à la chaîne : les usines Citroën 1915-1935 (Lyon, 1982), p. 145-170.

[27] « Campagne », Archives natio­na­les (abrégé ci-après : AN), 91AQ3.

[28] « Déclaration de Madame X », 14 jan­vier 1937 ; « P. », 1er février 1937, AN, 91AQ65 ; « Incidents », AN, 91AQ16.

[29] Lettre à Jean Garchery, 9 déc­embre 1936, AN, F22396.

[30] Perrot, Ouvriers, t. 1, p. 180.

[31] « Autres man­que­ments », 4 sep­tem­bre 1936, Archives Renault (abrégé ci-après : AR).

[32] « Note », 11 sep­tem­bre 1936, AR.

[33] 5 février 1937 », AN, 91AQ16.

[34] Le texte anglais indi­que par erreur « ate­lier 147 » [NdT].

[35] « Les Violations », 21 octo­bre 1936, AR.

[36] Le texte anglais indi­que par erreur « 8 novem­bre » [NdT].

[37] « Les Violations », 4 sep­tem­bre 1936, AR. Il se peut que cette « simple obser­va­tion » du contre­maître ait été moins simple et plus agres­sive que la direc­tion ne vou­lait bien l’admet­tre.

[38] « Autres man­que­ments », 4 sep­tem­bre 1936, AR.

[39] « Rapport concer­nant le licen­cie­ment du per­son­nel de l’ate­lier 125 », (s. d.), AN, 91AQ15 ; « 22 jan­vier 1937 », AN, 91AQ16.

[40] « Note de ser­vice n° 21.344 », 6 déc­embre 1937, AN, 91AQ16.

[41] « Incidents », AR.

[42] Le texte anglais indi­que par erreur : « 38 % » [NdT].

[43] « Incidents », AR ; Note de M. Penard, 22 avril 1938, AN, 91AQ65 ; « Séries de dia­gram­mes de puis­sance absorbée par les ate­liers », 22 avril 1938, AN, 91AQ65 ; « Freinage… des Cadres Camionnettes », « Freinage… des Cadres Celta et Prima », AN, 91A­Q116.

[44] « Déclarations de Madame X », 14 jan­vier 1937, AN, 91AQ65.

[45] « Incidents aux ate­liers », AR.

[46] La Vie ouvrière, 21 juillet 1938.

[47] C. Bonnier, « Huit mois de natio­na­li­sa­tion », AN, 91AQ80.

[48] Syndicats, 22 juin 1938.

[49] Usine, 21 avril 1938 ; SNCAN (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Nord), 11 mai 1938.

[50] Conseil d’admi­nis­tra­tion, Chambre syn­di­cale des cons­truc­teurs, 17 mars 1938, AN, 91AQ80 ; Usine, 9 juin 1938. Voir aussi Robert Frankenstein, Le Prix du réar­mement français, 1935-1939 (Paris, 1982), p. 278.

[51] Usine, 19 février 1938.

[52] Alfred Sauvy, Histoire éco­no­mique de la France entre les deux guer­res, 4 vol. (Paris, 1972), t. 1, p. 232.

[53] AN, Exposition 1937, rap­port, conten­tieux, p. 34 (s. d.).

[54] AN, Exposition 1937, Comité de conten­tieux, 20 juillet 1939 ; La Vie ouvrière, 30 mars 1939.

[55] AN, Exposition 1937, Commission tri­par­tite, 13 mai et 10 juin 1937.

[56] AN, Exposition 1937, note des ingénieurs-cons­truc­teurs, (s. d.), Contentieux, p. 37 ; Lettre de l’admi­nis­tra­teur, 21 avril 1939, Contentieux, p. 40.

[57] AN, Exposition 1937, note (s. d.), Contentieux, p. 37.

[58] « Résultat des élections des délégués ouvriers », AN, 91A­Q116.

[59] « Atelier : Evacuation des copeaux », 30 sep­tem­bre 1936, AN, 91AQ16.

[60] « Les Violations », 21 octo­bre 1936, AR.

[61] « Assemblée Générale des Sections et Cellules d’ate­liers », (s. d.), AN, 91AQ16. Ce docu­ment est pro­ba­ble­ment le rap­port d’un infor­ma­teur de la direc­tion.

[62] SNCASE (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Est), 29 mars 1938 ; « Note de la Chambre syn­di­cale des indus­tries aéron­au­tiques du Sud-Est remise à M. le Ministre du tra­vail », 31 mars 1938, AN, 91AQ80.

[63] « Note », 8 juillet 1938, AN, 91AQ80.

[64] Les infor­ma­tions qui sui­vent pro­vien­nent d’une lettre au ministère du Travail, 6 sep­tem­bre 1938, AN, 39AS830/831.

[65] Robert Jacomet, L’Armement de la France (1936-39) (Paris, 1945), p. 260 ; Croizat, cité par Elisabeth du Réau, « L’Aménagement de la loi ins­ti­tuant la semaine de qua­rante heures », dans René Rémond et Janine Bourdin (éd.), Edouard Daladier : Chef du gou­ver­ne­ment (Paris, 1977), p. 136. 69. Claude Fohlen, La France de l’entre-deux-guer­res, 1917-39 (Paris, 1972), p. 157.

[66] Edward Shorter and Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968 (London, 1974), p. 75.

[67] SPIE-Batignolles, Comité de direc­tion, 15 octo­bre 1937, AN, 89A­Q2025.

[68] SNCASO (Société Nationale de Constructions Aéronautiques du Sud-Ouest), 27 sep­tem­bre 1938 ; dis­cours au Congrès natio­nal des Commissions pari­tai­res, 8 sep­tem­bre 1938, AN, 39AS830/831.

[69] « Note au sujet des effec­tifs », AN, 91AQ15.

 

Pour une histoire de la résistance ouvrière au travail
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