Citations de Rosa Luxemburg sur le militarisme

Publié le par Socialisme libertaire

Rosa Luxemburg

Le militarisme, champ d'action du capital
(citations

"L'accumulation du capital" 

Livre III 
Les conditions historiques 
de l'accumulation 
 
Le capitalisme est la première forme économique douée d'une force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes économiques, n'en supportant aucune autre à côté de lui. 
 
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Le militarisme a une fonction déterminée dans l'histoire du capital. Il accompagne toutes les phases historiques de l'accumulation. Dans ce qu'on appelle la période de l' « accumulation primitive », c'est-à-dire au début du capitalisme européen, le militarisme joue un rôle déterminant dans la conquête du Nouveau Monde et des pays producteurs d'épices, les Indes ; plus tard, il sert à conquérir les colonies modernes, à détruire les organisations sociales primitives et à s'emparer de leurs moyens de production, à introduire par la contrainte les échanges commerciaux dans des pays dont la structure sociale s'oppose à l'économie marchande, à transformer de force les indigènes en prolétaires et à instaurer le travail salarié aux colonies. Il aide à créer et à élargir les sphères d'intérêts du capital européen dans les territoires extra-européens. à extorquer des concessions de chemins de fer dans des pays arriérés et à faire respecter les droits du capital européen dans les emprunts internationaux. Enfin, le militarisme est une arme dans la concurrence des pays capitalistes, en lutte pour le partage des territoires de civilisation non capitaliste.

Le militarisme a encore une autre fonction importante. D'un point de vue purement économique, il est pour le capital un moyen privilégié de réaliser la plus-value, en d'autres termes il est pour lui un champ d'accumulation

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...si la classe ouvrière ne supportait pas la plus grande partie des frais d'entretien des fonctionnaires de l'État et du « mercenaire », les capitalistes eux-mêmes en auraient la charge. Une partie correspondante de la plus-value devrait être directement assignée à l'entretien des organes de leur domination de classe ; elle serait prélevée sur leur propre consommation qu'ils restreindraient d'autant, ou encore, ce qui est plus vraisemblable, sur la portion de la plus-value destinée à la capitalisation. Ils ne pourraient pas capitaliser autant, parce qu'ils seraient obligés de dépenser davantage pour l'entretien direct de leur propre classe. Les charges de l'entretien de leurs parasites étant rejetées en grande partie sur la classe ouvrière (et sur les représentants de la production simple de marchandises : le paysan, l'artisan), les capitalistes peuvent consacrer une partie plus importante de la plus-value à la capitalisation. Mais cette opération de transfert n'implique aucunement la possibilité de la capitalisation, en d'autres termes elle ne crée aucun marché nouveau qui permette d'utiliser la plus-value libérée à produire et à réaliser des marchandises nouvelles. La question change d'aspect si les ressources concentrées entre les mains de l'État par le système des impôts sont utilisées à la production des engins de guerre.

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Par le système des impôts indirects et des tarifs protectionnistes, les frais du militarisme sont principalement supportés par la classe ouvrière et la paysannerie. Il faut considérer séparément les deux sortes d'impôts. D'un point de vue économique, les choses se passent de la manière suivante, en ce qui concerne la classe ouvrière : à moins que les salaires n'augmentent de manière à compenser l'enchérissement des vivres - or ce n'est pas le cas actuellement pour la grande masse de la classe ouvrière, et même pour la minorité organisée dans les syndicats à cause de la pression des cartels et des organisations d'employeurs - les impôts indirects représentent le transfert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrière à l'État .

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Pour le capitaliste individuel, l'ouvrier est un consommateur et acheteur de marchandises aussi valable que n'importe quel autre, qu'un capitaliste, que l'État, le paysan « étranger », etc. N'oublions pas cependant que pour le capital total, l'entretien de la classe ouvrière n'est qu'un mal nécessaire et détourne du but véritable de la production, qui est la création et la réalisation de la plus-value. Si l'on réussit à extorquer la même quantité de plus-value sans être obligé de fournir à la force de travail la même quantité de moyens de subsistance, l'affaire n'en est que plus brillante. C'est comme si le capital était parvenu, sans enchérissement des moyens de subsistance, à réduire d'autant les salaires sans diminuer le rendement des ouvriers. Une réduction constante des salaires entraîne pourtant à la longue la diminution de la production de moyens de subsistance. S'il réduit fortement les salaires, le capital se moque de produire une quantité moindre de moyens de subsistance pour les ouvriers, au contraire il profite de chaque occasion pour le faire ; de même le capital pris dans son ensemble n'est pas mécontent si, grâce aux impôts indirects sans compensation d'augmentation de salaires, la demande de moyens de subsistance de la classe ouvrière diminue. *

Sans doute, quand il y a réduction directe des salaires, le capitaliste empoche-t-il la différence de capital variable, et celle-ci fait augmenter la plus-value relative dans le cas où les prix des marchandises sont restés stables ; maintenant au contraire, cette différence est encaissée par l'État. Seulement par ailleurs il est difficile d'obtenir les réductions générales et permanentes de salaires à n'importe quelle époque, mais en particulier lorsque les organisations syndicales ont atteint un degré élevé de développement. Les vœux pieux du capital se heurtent alors à des barrières sociales et politiques très puissantes.

En revanche, la diminution des salaires réels peut être obtenue rapidement, aisément et dans tous les domaines par le système des impôts indirects, et il faut attendre longtemps avant qu'une résistance se manifeste, celle-ci s'exprime du reste sur le plan politique et n'est pas suivie de résultat économique immédiat. La restriction consécutive de la production des moyens de subsistance apparaît du point de vue du capital total non pas comme une diminution de la vente, mais comme une économie de frais généraux dans la production de la plus-value.
La production de moyens de subsistance pour les ouvriers est une condition sine qua non de la création de la plus-value, c'est-à-dire de la reproduction de la force de travail vivante ; elle n'est jamais un moyen de réaliser la plus-value.

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Pratiquement, sur la base du système d'impôts indirects, le militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau de vie de la classe ouvrière, il assure d'une part l'entretien des organes de la domination capitaliste, l'armée permanente, et d'autre part il fournit au capital un champ d'accumulation privilégié


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La somme d'argent extorquée à la masse paysanne - que nous choisissons ici pour représenter la masse des consommateurs non prolétaires - et transférée à l'État sous forme d'impôts n'est pas à l'origine avancée par le capital, elle ne se détache pas de la circulation capitaliste. Dans la main des paysans, cette somme est l'équivalent de marchandises réalisées, la valeur d'échange de la production simple de marchandises, l'État bénéficie d'une partie du pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes, autrement dit d'un pouvoir d'achat qui de prime abord sert au capital à réaliser la plus-value à des fins d'accumulation.

On peut se demander quelles transformations économiques découlent pour le capital et de quel ordre, du transfert du pouvoir d'achat de ces couches non capitalistes à l'État à des fins militaires. Il semble au premier abord qu'il s'agisse de transformation dans la forme matérielle de la reproduction. Le capital produira, au lieu d'une quantité donnée de moyens de production et de subsistance pour les consommateurs paysans, du matériel de guerre pour l'État pour une somme équivalente. En fait la transformation est plus profonde. Surtout l'État peut mobiliser, grâce au mécanisme des impôts, des sommes, prélevées sur le pouvoir d'achat des consommateurs non capitalistes, plus considérables que celles que ceux-ci auraient dépensées pour leur propre consommation.


En réalité, c'est le système fiscal moderne qui est dans une large mesure responsable de l'introduction forcée de l'économie marchande chez les paysans. La pression fiscale oblige le paysan à transformer progressivement en marchandises une quantité toujours plus grande de ses produits, et en même temps le force à acheter toujours davantage ; elle fait entrer dans la circulation le produit de l'économie paysanne et contraint les paysans à devenir acheteurs de marchandises capitalistes.

Enfin, si nous considérons toujours la production paysanne de marchandises, le système de taxation prive l'économie paysanne d'un pouvoir d'achat bien supérieur à celui qui eût été mis en jeu réellement. Les sommes que les paysans ou les classes moyennes auraient économisées pour les placer dans les caisses d'épargne et dans les banques, attendant d'être investies, sont à présent disponibles dans les caisses de l'État et constituent l'objet d'une demande, et offrent des possibilités d'investissement pour le capital.

En outre, la multiplicité et l'éparpillement des demandes minimes de diverses catégories de marchandises, qui ne coïncident pas dans le temps et peuvent être satisfaites par la production marchande simple, qui n'intéressent donc pas l'accumulation capitaliste, font place à une demande concentrée et homogène de l'État. La satisfaction d'une telle demande implique l'existence d'une grande industrie développée à un très haut niveau, donc des conditions très favorables à la production de la plus-value et à l'accumulation.

De plus, le pouvoir d'achat des énormes masses de consommateurs, concentré sous la forme de commandes de matériel de guerre faites par l'État, sera soustrait à l'arbitraire, aux oscillations subjectives de la consommation individuelle ; l'industrie des armements sera douée d'une régularité presque automatique, d'une croissance rythmique. C'est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l'appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l'opinion publique. C'est pourquoi ce champ spécifique de l'accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d'une capacité d'expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d'opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l'élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même.


Les nécessités historiques de la concurrence toujours plus acharnée du capital en quête de nouvelles régions d'accumulation dans le monde se transforme ainsi, pour le capital lui-même, en un champ d'accumulation privilégié. Le capital use toujours plus énergiquement du militarisme pour s'assimiler, par le moyen du colonialisme et de la politique mondiale, les moyens de production et les forces de travail des pays ou des couches non capitalistes. En même temps, dans les pays capitalistes, ce même militarisme travaille à priver toujours davantage les couches non capitalistes, c'est-à-dire les représentants de la production marchande simple ainsi que la classe ouvrière, d'une partie de leur pouvoir d'achat ; il dépouille progressivement les premiers de leur force productive et restreint le niveau de vie des seconds, pour accélérer puissamment l'accumulation aux dépens de ces deux couches sociales. Cependant, à un certain degré de développement, les conditions de l'accumulation se transforment en conditions de l'effondrement du capital.

Plus s'accroît la violence avec laquelle à l'intérieur et à l'extérieur le capital anéantit les couches non capitalistes et avilit les conditions d'existence de toutes les classes laborieuses, plus l'histoire quotidienne de l'accumulation dans le monde se transforme en une série de catastrophes et de convulsions, qui, se joignant aux crises économiques périodiques finiront par rendre impossible la continuation de l'accumulation et par dresser la classe ouvrière internationale contre la domination du capital avant même que celui-ci n'ait atteint économiquement les dernières limites objectives de son développement.

Le capitalisme est la première forme économique douée d'une force de propagande ; il tend à se répandre sur le globe et à détruire toutes les autres formes économiques, n'en supportant aucune autre à côté de lui. Et pourtant il est en même temps la première forme économique incapable de subsister seule, à l'aide de son seul milieu et de son soi nourricier.

Ayant tendance à devenir une forme mondiale, il se brise à sa propre incapacité d'être cette forme mondiale de la production. Il offre l'exemple d'une contradiction historique vivante ; son mouvement d'accumulation est à la fois l'expression, la solution progressive et l'intensification de cette contradiction. A un certain degré de développement, cette contradiction ne peut être résolue que par l'application des principes du socialisme, c'est-à-dire par une forme économique qui est par définition une forme mondiale, un système harmonieux en lui-même, fondé non sur l'accumulation mais sur la satisfaction des besoins de l'humanité travailleuse et donc sur l'épanouissement de toutes les forces productives de la terre.

Rosa Luxemburg
L'accumulation du capital, 1913.

 

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