Rosa Luxemburg, une vie
Un excellent article de BALLAST sur une grande Dame, Rosa Luxemburg, à la "frontière" entre marxisme et anarchisme...
Une légende ne requiert que deux dates : naître quelques jours avant que n’éclate la Commune de Paris et mourir assassinée au lendemain de la Première Guerre mondiale. La balle qui l’atteignit lui ôta la vie mais lui donna l’éternité : un siècle est passé sans effacer son nom. En 2009, la comédienne Anouk Grinberg lisait ses lettres de prison sur les planches d’un théâtre parisien, en partenariat avec France Culture ; un an plus tard, la chanteuse Claire Diterzi mettait en scène le spectacle Rosa la rouge – la première loua pour l’occasion son ouverture et sa joie de vivre ; la seconde y vit matière à « délire » et « fantaisie ». En janvier 2011, Jean-Luc Mélenchon se recueillait devant sa tombe, jurant « de ne pas laisser rouler au néant le flambeau reçu des beaux combats du passé contre l’inhumanité du capitalisme ». Le film Ich bin eine Terroristin, road movie ingénu, n’allait pas tarder à lui rendre hommage tandis que les éditions Smolny et Agone commençaient à rééditer son œuvre complète. Un colloque s'est tenu à la Sorbonne en son honneur, en 2013 ; un an plus tard on inaugurait à Paris des jardins à son nom. Les mythes arrondissent et arasent les angles et les teintes : ils sont la somme des rumeurs et de l’air du temps. Rosa Luxemburg, rebelle sympa, rock et gauche bon teint ? Rosa, puisqu’il semble d’usage de la nommer par son prénom, « icône féministe » – aux dires de la BBC ? On nous pardonnera de chicaner.
Berlin, 15 janvier 1919.
Rosa Luxemburg se repose dans sa chambre. Quartier cossu de Wilmersdorf. Voilà quelques jours qu’elle vit clandestinement dans cet immeuble. Des affiches, collées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des soldats. Combien sont-ils ? Qui a bien pu la dénoncer ? Elle ramasse quelques livres – dont Faust, de Goethe. Les militaires font irruption dans la pièce ; elle est debout, sa valise prête. La nuit porte du noir et Luxemburg boite. Elle a toujours boité – trace de tous ces mois qu’elle passa, plâtrée et alitée, lorsqu’elle n’était qu’enfant ? Peut-être. À moins que ce ne soit cette jambe, fichu tas d’os, la droite ou la gauche, celle qui fut toujours et résolument plus courte que l’autre ?… Ils l’installent dans une voiture puis roulent en direction de l’hôtel Eden. Karl Liebknecht, camarade et fondateur, à ses côtés, de la Ligue Spartakiste, s’y trouve déjà. On la couvre d’injures. Imagine-t-elle que bientôt tout s’achèvera ? « L’ordre règne à Berlin », pouvait-on lire, la veille, dans l’article qu’elle avait écrit pour le journal Die Rote Fahne. Ses mots tenaient solidement sur leurs pieds. Ses mots n’avaient pas l’œil flottant. Ses mots ne claquaient pas des dents.
« Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme – à considérer les luttes révolutionnaires – est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces "défaites", où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? » Des mots comme ça, il faut bien les payer un jour et Rosa Luxemburg n'est pas sans l'ignorer. Les soldats crachent leur rancœur. « Votre "ordre" est bâti sur le sable. Dès demain la révolution "se dressera de nouveau avec fracas" proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi J’étais, je suis, je serai ! » Le capitaine Waldemar Pabst l’interroge. Elle refuse de lui répondre. Ses mots ne sont pas pour lui.
Le Salut par les masses
Des affiches, collées aux murs de la cité, exigent sa mise à mort. Il est un peu plus de vingt-et-une heures lorsqu’elle entend des soldats.
Le Peuple. Elle n’en venait pas mais ne voyait que par lui. Elle ne vivait pas au quotidien à ses côtés mais n’écrivait que pour lui. Les masses allaient un jour, une fois conscientisées, une fois sûres de leur destin historique et de la mission qui reposait sur leurs épaules jusqu’alors écrasées, écrasées sous les coups de fouets et de crosses, sous les mauvais coups et les coups durs, ces masses, oui, un jour, à n’en point douter, allaient relever la tête pour que tombe la leur, tyrans, bourgeois, possédants et exploiteurs. Ceux-là. Tous ceux-là, les opulents et les prospères, qui considèrent, écrivit-elle dans son article « Masse et Chefs », « la masse comme un enfant à éduquer auquel il n’est pas loisible de tout dire, auquel, dans son propre intérêt, on a même le droit de dissimuler la vérité, tandis que les "chefs", hommes d’État consommés, pétrissent cette molle argile pour ériger le temple de l’avenir selon leurs propres grands projets. Tout cela constitue l’éthique des partis bourgeois aussi bien que du socialisme réformiste, si différentes que puissent être les intentions des uns et de l’autre. »
Mais les masses étaient-elles mûres ? Voici la question que Luxemburg continuait de poser au lendemain de l’armistice et de l’abdication de Guillaume II d’Allemagne. L’Europe crevait le ventre à l’air, râles amers, gorge ouverte. Quatre années à écorcher le cœur des nations. Quatre années à creuser la terre pour n’y voir que du sang. Quatre années à ramper pour les rois et les rats. Cadavres éclatés, tranchées et gueules cassées, mitrailleuses MG 08-15, chlore et ypérite… Dix-neuf millions de morts. Où donc était-il, le Peuple ? Dans la Marne, à Verdun, dans l’Aisne, à Pozières ou à Liège. Il ne savait pas qu’il avait une mission historique à remplir, le Peuple. Il se battait – comme il pouvait. L’écrivain français Léon Werth y était et se souvint : les masses ne firent que servir. Partout, de part et d’autre, la même servilité. « Il ne peut plus croire à l’esprit révolutionnaire des masses, puisque, orienté contre la guerre, il suffit de la guerre pour l’anéantir. […] Derrière les deux talus, il y a deux masses obéissantes qui sont devenues inertes au point de n’être plus capables de souffrir. Derrière les deux talus, il y a des kilomètres d’obéissance. » (Clavel soldat) Personne pour relever le menton. Ou si peu. À compter sur les doigts d’une main qui ferme le poing : Luxemburg, cita-t-il. La légendaire Rosa Luxemburg qui passa une partie de la guerre en prison pour s’être dressée contre elle.
Luxemburg, pourtant, y croyait encore, aux masses, en ce mois de décembre 1918 : le Kaiser ne venait-il pas d’être chassé du trône par les insurgés allemands ? L’Empire n’était-il pas en train de mordre la poussière ? Mutineries, grèves, création de Conseils ouvriers aux quatre coins de du pays et drapeau rouge hissé au Berliner Stadtschloss – le château impérial : n’était-ce pas là, enfin, l’avènement de la Révolution ? Que faire ? Élire une Assemblée constituante sur les vestiges de l’Empire déchu ou prendre le pouvoir afin d’instaurer une authentique République prolétarienne ? Les socialistes allemands s’écharpaient. Mais les spartakistes, menés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ne balbutiaient pas : une Assemblée élue au suffrage universel donnera les clés du pays, comme toujours, l’Histoire en est témoin, à la bourgeoisie – fût-elle républicaine. Foin du parlementarisme ! Foin de la démocratie représentative ! La classe ouvrière doit s’emparer de l’appareil d’État puis bâtir un véritable régime d’émancipation. Seul horizon possible : la lutte à mort contre les nantis. Les textes de Luxemburg refusent toute tergiversation : « Aujourd’hui, nous sommes au milieu de la révolution prolétarienne, et il s’agit aujourd’hui de porter la hache sur l’arbre de l’exploitation capitaliste elle-même. Le parlementarisme bourgeois, comme la domination de classe de la bourgeoisie, dont il est l’objectif politique essentiel, est déchu de son droit à l’existence. C’est maintenant la lutte de classes sous sa forme la plus dépouillée, la plus nue, qui entre en scène. Le capital et le travail n’ont plus rien à se dire, ils n’ont plus maintenant qu’à s’empoigner dans un corps à corps sans merci pour que le combat décide lequel sera jeté à terre. »
La Révolution ne vient pas à point à qui sait l’attendre : elle attend seulement d’être confisquée par les plus pressés. La prise de pouvoir des bolcheviks, l’année passée, hantait tous les esprits.
Le temps pressait. Chaque jour en vain consumé confortait l’ennemi. La Révolution ne vient pas à point à qui sait l’attendre : elle attend seulement d’être confisquée par les plus pressés. La prise de pouvoir des bolcheviks, l’année passée, hantait tous les esprits… Liebknecht et Luxemburg créèrent un Parti communiste d’Allemagne le 30 décembre. Leurs objectifs ? Actualiser le programme en dix points que Marx et Engels avaient formulé dans le Manifeste du parti communiste, en 1848. Qu’est-ce à dire ? Ils établirent vingt-cinq mesures à prendre, déclinées en quatre volets – parmi lesquelles : désarmer la police et les soldats « d’origine non prolétarienne » et armer la classe ouvrière pour défendre, dans l’immédiat, la Révolution ; instaurer un tribunal révolutionnaire pour juger les responsables de la guerre ; réquisitionner des vivres pour nourrir la population ; créer une République allemande socialiste unifiée ; remplacer les parlements par des conseils d’ouvriers élus (avec possibilité de révoquer chacun des représentants) ; supprimer « toutes les différences de caste, de tous les ordres et de tous les titres » ; assurer l’égalité entre les hommes et les femmes ; réduire le temps de travail (durée maximale journalière fixée à six heures) ; confisquer les biens dynastiques de l’Empire ; annuler les dettes de l’État ; exproprier les grandes et moyennes exploitations agricoles et créations de coopératives agricoles socialistes ; exproprier les banques, mines, grandes entreprises industrielles et commerciales ; confisquer toutes les fortunes excédant un montant à définir ; prendre en main les transports publics par la République des Conseils et la direction des usines par des conseils d’entreprises élus liés à des conseils ouvriers ; soutenir, à l’extérieur, les révolutions prolétariennes à échelle mondiale. Rien de moins.
« Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui réservent les classes capitalistes, mais aussi parce que nous sommes tous menacés de disparition si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme », tonna-t-elle en congrès, à la création du Parti. Les masses arriveront à maturation au cours de l’entreprise révolutionnaire elle-même. Hors de question, cependant, de s’emparer du pouvoir sans le soutien du peuple : Luxemburg avait tiré les leçons de l’expérience russe et en savait les impasses. Son parti « ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l’ensemble de l’Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue Spartakiste. » La dictature du prolétariat, oui ; la dictature sur le prolétariat, certainement pas. Luxemburg avait mis en garde contre l’appropriation du pouvoir par une clique de chefs révolutionnaires qui ne manquent jamais de transformer le nouveau régime en une « dictature d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature dans le sens bourgeois, dans le sens de l’hégémonie jacobine ». Un demi-million de travailleurs en grève marchaient dans Berlin début janvier. Les masses étaient donc prêtes. Les masses ne pouvaient qu’être prêtes – n’avait-elle d’ailleurs pas notifié, dans sa correspondance, que « la masse est toujours ce qu’elle doit être, selon les circonstances historiques » (lettre de février 1917) ?
L’Internationale sera le genre humain
En 1911, Rosa Luxemburg évoquait déjà, avec force enthousiasme, « la clarté » et l’état d’esprit « grandiose » qui animaient « nos masses ». La plèbe, immense, contre les élites et leurs cénacles, seule perspective réellement socialiste : « Les masses valent bien mieux que les crétins parlementaires qui se croient leurs dirigeants. » Ces phrases interrogent à défaut d’informer : Luxemburg n’avait-elle pas pris ses salles de meetings, certes combles et exaltées, pour la société tout entière ? N’avait-elle pas confondu les militants, certes opiniâtres et résolus, avec l’ensemble du peuple ? Trois ans plus tard, la guerre faisait craquer les os du Vieux Monde.
Rosa la Rouge, la Juive, l’apatride. Rosa née en Pologne sous domination russe et naturalisée allemande par un mariage blanc. Rosa la cosmopolite déracinée. Rosa l’ennemie de la patrie.
Le nationalisme plantait ses clous aux frontières. Le chauvinisme cerclait de ronces la nuque des peuples. États fiers-à-bras prêts à croiser le fer. Luxemburg fut l’une des rares à hausser la voix : « Devons-nous nous laisser entraîner lamentablement dans une guerre ? Jamais ! » Se battre contre les travailleurs français pour les intrigues et les intérêts des puissants ? « Si on attend de nous que nous brandissions les armes contre nos frères de France et d’ailleurs, alors nous nous écrions : Nous ne le ferons pas ! » Rosa la Rouge, la Juive, l’apatride. Rosa née en Pologne sous domination russe et naturalisée allemande par un mariage blanc. Rosa la cosmopolite déracinée. Rosa l’ennemie de la patrie. La presse lyncha et la justice officia : une première année sous les barreaux du Kaiser. « Et maintenant, condamnez-moi ! », lança-t-elle, bouche bravache, au tribunal qui la jugea. « Tôt ou tard une guerre mondiale éclatera nécessairement », avait-elle annoncé quelques mois avant qu’une balle en plein crâne ne vienne faire taire Jean Jaurès à jamais. Le vent tournait et avec lui les têtes à qui partout le sang montait. Les socialistes allemands votèrent les crédits militaires : Rosa Luxemburg voulut se suicider le soir venu mais ses amis l’en empêchèrent. Le 3 août 1914, l’Allemagne déclarait la guerre à la France : « Je suis chargé et j’ai l’honneur de faire connaître à Votre Excellence qu’en présence de ces agressions, l’Empire Allemand se considère en état de guerre avec la France du fait de cette dernière puissance », assura l’ambassadeur d’Allemagne au président du Conseil français.
Ceux qui déclenchent les guerres n’ont qu’une seule certitude : celle de ne jamais les faire. Luxemburg avait de l’honneur un tout autre sens : appeler un chat par son nom. « Cet effroyable massacre réciproque de millions de prolétaires auquel nous assistons actuellement avec horreur, ces orgies de l’impérialisme assassin qui ont lieu sous les panonceaux hypocrites de "patrie", "civilisation", "liberté", "droit des peuples" et dévastent villes et campagnes, souillent la civilisation, foulent aux pieds la liberté et le droit des peuples, constituent une trahison éclatante du socialisme. » L’impérialisme et le militarisme sont, expliquait-elle, les corollaires du système capitaliste. Luxemburg enrageait entre les murs de sa cellule : « Le cri rauque des vautours et des hyènes qui rôdent autour des champs de bataille »… Le « suicide collectif de la classe ouvrière européenne »… Un honneur, la guerre ? « Une folie, un enfer sanglant… Les dividendes grimpent et les prolétaires tombent ! »
Jour de sortie. Des femmes l’attendaient dans la rue. Des centaines, peut-être un millier, peut-être plus. Elles lancèrent des fleurs et des cris à l’attention de l’ancienne captive : « Vive Rosa, vive la paix ! » Sa liberté fut toutefois de courte durée : deux mois plus tard, lors d’une manifestation, elle appela à la fin de la guerre et à la chute du gouvernement aux côtés de Karl Liebknecht. Le prix de la paix ? Deux années sous les fers… La détention n’entama pas sa détermination. Un policier l’importuna ? Luxemburg le traita de « salaud » et lui lança une plaquette de chocolat en pleine figure… Au trou. L’isolement. Pas la moindre lumière. Un mois et demi dans une pièce d’onze mètres carrés : « Je ne serai plus jamais la même », avoua-t-elle en regagnant sa cellule. Orphelins et veuves… La guerre réclamait jour après jour son tribut de cœurs. Une lettre tomba comme lui naguère, lui, Hans Diefenbach, son tendre ami, son âme aimante de treize années son cadet, lui qui perdit la vie en soignant celle d’autrui. Chairs arrachées par une grenade.
L’hostilité de Luxemburg à l’endroit des revendications nationales suscita, au sein même des mouvements socialistes, plus d’une polémique : l’indépendance de la Pologne ? À quoi bon ?
« Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot », assénaient en leur temps les rédacteurs du Manifeste du Parti communiste. Le jeune Engels estimait par ailleurs que le prolétariat était, dans son ensemble et par essence, dépourvu de « préjugés nationaux » (extrait de « Das Fest der Nationen in London », 1845). La classe ouvrière organisée avait de ce fait vocation à s’emparer de l’État puis à le faire disparaître en même temps que disparaîtront les classes sociales – l’État comme avatar de la domination bourgeoise, espace bureaucratique et citerne à carriéristes insoucieux de l’intérêt collectif¹. Luxemburg entérina.
L’État-nation, écrivit-elle en 1908 (dans le texte « L'État-nation et le prolétariat »), représente « la forme historique indispensable à la bourgeoisie pour passer de la défensive nationale à l’offensive ». La mission historique du prolétariat restait donc d’abolir la structure étatique (incarnation criante de la puissance capitaliste) pour la remplacer par un système socialiste. La Nation moderne, bête insatiable, s’étend et plante ses griffes sur les territoires alentours ou lointains. L’hostilité de Luxemburg à l’endroit des revendications nationales suscita, au sein même des mouvements socialistes, plus d’une polémique : l’indépendance de la Pologne ? À quoi bon ? La ligne de partage des eaux ne passe pas entre un Polonais et un Russe mais entre un travailleur polonais et un bourgeois polonais : unir les exploités et les exploiteurs sous une même bannière illusoire ravit seulement la bourgeoisie. Ainsi consignait-elle dans son ouvrage La Révolution russe (1918) : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est qu’une phrase creuse, une foutaise petite-bourgeoise. »
Les sabres, trempés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et fraient un passage aux financiers.
Luxemburg ne niait pas les singularités culturelles historiques (elle défendit au contraire « la liberté de l’existence culturelle » dans son article « Le problème des nationalités dans le Caucase ») mais s’en prenait à ce qu’elle tenait pour le modèle national bourgeois. Son désir le plus cher ? « Une fraternisation socialiste des peuples. » Une position qui l’opposa à Lénine et fera dire à l’un de ses biographes, Max Gallo, que « la nation était le trou noir de la pensée de Rosa » tant elle refusait d’intégrer le sentiment patriotique, traditionnellement ancré dans la psyché populaire, à ses analyses – et Gallo de faire état de son « aveuglement » (Rosa Luxemburg, une femme rebelle, 1992).
« Les "États-nations", ajoutait-elle, sont aujourd’hui les mêmes outils et formes du pouvoir de classe de la bourgeoisie que l’étaient les États précédents, non-nationaux et, comme eux, ils aspirent à la conquête. Les États-nations ont les mêmes tendances conquérantes, belliqueuses et oppressives – en d’autres termes, des tendances à devenir "non-nationaux" ». L’anticolonialisme de Luxemburg ne souffrait d’aucune ambivalence : les États capitalistes ravagent, rançonnent et razzient les populations et les terres les moins aptes à se défendre militairement. Les sabres, trempés dans l’eau bénite de la Civilisation, de la Démocratie et des Droits de l’Homme, tranchent les têtes et fraient un passage aux financiers.
La République est si fière de ses principes qu’elle peut se dispenser de les appliquer.
À Madagascar, « ce sont les bouches des canons français qui ont semé la mort et de la désolation. Les tirs de l’artillerie française ont balayé des milliers de vies humaines de la surface de la Terre jusqu’à ce que ce peuple libre se prosterne face contre terre et que la reine des "sauvages" soit traînée, comme trophée, dans la "Cité des Lumières". » La République est si fière de ses principes qu’elle peut se dispenser de les appliquer. L’Humanité de Luxemburg avait l’orgueil de sa majuscule : si l’on s’aventurait à lui parler d’une spécificité de la souffrance juive, la militante rétorquait séance tenante : « Pour moi, les malheureuses victimes des plantations de caoutchouc dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les corps servaient de ballons aux Européens, me sont tout aussi proches. […] Il n’y a pas dans mon cœur un petit coin spécial pour le ghetto : je me sens chez moi dans le monde entier, partout où il y a des nuages, des oiseaux et les larmes des hommes. »
Ni bolchevik ni libertaire : un marxisme éthique
Le « luxemburgisme », courant auquel elle donna naissance de son vivant (sans être toutefois à l’initiative d’une telle dénomination), affiche des contours doctrinaux relativement souples, à en juger par ceux qui s’en réclament – la condamnation que Staline en fera lui assurera la sympathie de certains trotskystes et ses prises de position contre l’autoritarisme léniniste séduiront certains libertaires. Un noyau dur apparaît néanmoins : le rejet du militarisme, de l’impérialisme et du capitalisme ; la défense du socialisme internationaliste ; la confiance dans les masses ; l’ambition d’une démocratie ouvrière et d’une administration par Conseils ; la lutte contre le centralisme rigide du marxisme-léninisme. Le professeur américain William A. Pelz, auteur de l’ouvrage Karl Marx, A World to Win, isolera pour sa part cinq éléments :
« 1) confiance constante dans la démocratie ; 2) complète confiance au peuple (les masses) ; 3) dévouement à l’internationalisme dans la théorie et dans les actes ; 4) engagement pour un parti révolutionnaire démocratique ; 5) pratique inébranlable de l’humanisme. »
L’efficacité sert toujours de prétexte à la compromission et l’on a tôt fait de dîner avec le diable en croyant construire le Paradis.
Est-ce trahir l’œuvre de Marx et d’Engels que de s’en inspirer sans s’incliner ? Non point. Du moins, dans l’esprit de Luxemburg. Elle nota ainsi dans son texte « Arrêts et progrès du marxisme » (1903) : « C’est seulement dans le domaine économique qu’il peut être plus ou moins question chez Marx d’une construction parfaitement achevée. Pour ce qui est, au contraire, de la partie de ses écrits qui présente la plus haute valeur, la conception matérialiste, dialectique de l’histoire, elle reste qu’une méthode d’enquête, un couple d’idées directrices générales, qui permettent d’apercevoir un monde nouveau, qui ouvrent aux initiatives individuelles des perspectives infinies, qui offrent à l’esprit des ailes pour les incursions les plus audacieuses dans des domaines inexplorés. [...] On laisse rouiller cette arme merveilleuse. » Si Rosa Luxemburg a toujours clamé son affiliation au socialisme scientifique, elle entendait enduire d’huile les théories marxistes pour qu’elles puissent faire tourner le monde à venir. La fidélité ? Un pas de côté pour mieux revenir au centre.
Le socialisme luxemburgien ne mange pas à la table du cynisme ni du « pragmatisme » politique – celui qui ne craint jamais de salir ses mains puis son âme dans les eaux crottées du « réel ». L’efficacité sert toujours de prétexte à la compromission et l’on a tôt fait de dîner avec le diable en croyant construire le Paradis. Quels étaient les rapports qu’entretenaient Lénine, chef de file de la realpolitik révolutionnaire, et Luxemburg ? Ambigus, à tout le moins. Obliques et composites, faits d’admiration et de franches réserves. Les deux êtres se respectaient mutuellement pour leur intelligence et leur courage : Lénine la compara à un aigle et Luxemburg fit savoir qu’il permit, avec Trotsky et leurs camarades bolcheviks, d’ouvrir une brèche, de redonner des couleurs au verbe oser et de « montr[er] l’exemple au prolétariat mondial ». Elle critiqua cependant, d’une plume qui jamais ne s’émoussait, la ligne autocratique du leader soviétique (qu’elle compara à l’esprit « stérile » d’un gardien de nuit), dénonça la « cuirasse bureaucratique » qui étouffait les travailleurs et reprocha aux bolcheviks le simplisme de certains de leurs positionnements et leur mépris des préceptes démocratiques les plus élémentaires.
Quels étaient les rapports qu’entretenaient Lénine et Luxemburg ? Ambigus, à tout le moins. Obliques et composites, faits d’admiration et de franches réserves.
Luxemburg n’avait nulle foi dans le socialisme des édits et des décrets ni dans celui des minorités : la masse devait s’administrer elle-même. Une révolution ne se planifie pas sur du papier ; elle se vit et laisse une large place à l’improvisation. Le journal bolchevik Pravda l’écœura et elle écrivit que Lénine se trompait « intégralement » lorsqu’il abordait la question des moyens et des fins : on n’élève pas le socialisme sur le sang ; on n’érige pas la démocratie en garrottant la pensée et les opinions ; on ne bâtit rien sur la terreur. « La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement », rappela-t-elle dans La Révolution russe. La liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’expression n’étaient pas à ses yeux de simples peccadilles petites-bourgeoises : elles garantissaient la « voie qui mène à une renaissance ». Elle déclara même, lors de la création de son parti, que la révolution ouvrière « n’a besoin d’aucune terreur pour atteindre ses objectifs, elle abhorre et hait le meurtre ».
Le communiste libertaire Daniel Guérin s’intéressera à Luxemburg au point de lui consacrer un essai, en 1971 : Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire. Un chapitre, dédié aux liens entre l’anarchisme et la révolutionnaire allemande, reviendra sur les coups portés par cette dernière : l’anarchisme ne serait que « maladie infantile » et « chimères ». Son article « Grève de masse, parti et syndicat », rédigé en 1906, avait même des allures de procès : « L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. » Une position qui n’empêchera pas Guérin, après avoir rappelé les contradictions et les manquements inhérents à son œuvre, de rallier Luxemburg sous l’étendard du socialisme anti-autoritaire : preuve en est, notamment, des critiques qu’elle formula à l’encontre de Lénine. Il saluera également son attachement à « l’auto-activité des masses » (une position qu’aucun marxiste, estimera-t-il, n’avait à ce point tenue avant elle). Et Guérin de conclure : la pensée de Luxemburg est féconde à condition d’y plonger muni d’un tamis. Ni hosanna ni mise au ban, ni dédain ni dithyrambe : lire la marxiste allemande l’œil sec et lucide pour prélever l’or qu’elle charrie, ici ou là.
Ni hosanna ni mise au ban, ni dédain ni dithyrambe : lire la marxiste allemande l’œil sec et lucide pour prélever l’or qu’elle charrie, ici ou là.
Le site internet Le Drapeau noir tiendra à signaler que bien que n’étant pas anarchiste, « son analyse l’a conduite à tenir un discours plus proche de la pensée libertaire que du communisme "primitif" ». Noam Chomsky, socialiste libertaire que l’on sait profondément hostile au bolchevisme, fera entendre que « les observations de Rosa sont fondamentalement exactes : dans une société où les gens sont soumis, ils ne questionnent pas l’autorité ». L’essayiste Philippe Corcuff, membre de la Fédération anarchiste, tiendra quant à lui à inscrire Luxemburg au sein de ce qu’il nomme « la social-démocratie libertaire », dans l’ouvrage collectif Changer le monde sans prendre le pouvoir ? (2003). La théoricienne marxiste incarnerait une troisième voie, quelque part entre l’anarchisme et le bolchevisme : « Une action politique radicale serait indissociablement composée d’une part sociale-démocrate (l’insertion dans la société telle qu’elle est, avec ses effets conservateurs) et d’une part d’arrachement radical face à cette insertion ; d’une part sociale-démocrate mettant l’accent sur la nécessité de passer par les institutions telles qu’elles sont et d’une part de critique libertaire des ces institutions imposant de faire émerger des dispositifs et des comportements novateurs dans le combat contre cette société. »
En d’autres termes, Luxemburg engagerait une dynamique à double sens : ne céder ni au réalisme des léninistes ni à l’idéalisme des libertaires tout en intégrant une part du pragmatisme des premiers et de la pureté des seconds. Autre espace de convergence : son articulation entre action collective et subjectivité. Correspondance à l’appui, Corcuff assurera que le rapport qu’elle entretenait à l’individu (laisser la place, en politique, au je ; reconnaître que l’existence d’une vie personnelle garantit la stabilité d’un projet collectif ; ne pas concevoir l’action militante comme une immolation de son être) s’apparente aux conceptions développées par la tradition libertaire.
Une militante féministe ?
Le mouvement féministe ralliera parfois « Rosa » sous son fanal bien qu’elle ne fut pas, à lire son œuvre, particulièrement prolixe sur ce terrain de réflexion. Son existence, comme sa forte personnalité, permet pourtant de saisir ce compagnonnage essentiellement posthume : peu nombreuses furent les militantes révolutionnaires à occuper un tel poste dans un monde masculin – la politique. Quelques noms, en noir et blanc, lèvent sans tarder la tête : Louise Michel, Emma Goldman, Flora Tristan ou Simone Weil. Le simple fait qu’il nous soit possible de les comptabiliser justifie pour partie l’aura d’une Rosa Luxemburg féministe (« Les femmes ont été gommées du récit historique officiel », écrira Clémentine Autain dans Ne me libère pas, je m’en charge). Mais l’était-elle vraiment ? Les avis se font face. Certains acquiescent quand d’autres lui dénient l’épithète au vu de sa production essentiellement économico-politique. Esquissons quelques éléments de réponse.
"Bonne femme querelleuse et hystérique", "garce vénéneuse", "oie doctrinaire"...
Marx et Engels désignèrent sans détour le lien qui existe entre le combat d’émancipation et la lutte pour l’égalité des femmes : on juge une société au sort qu’elle réserve aux êtres les plus démunis. C’est ainsi que le second put déclarer dans l’Anti-Dühring (1878), en paraphrasant Fourier, que le « degré d’émancipation des femmes est la mesure naturelle de l’émancipation générale » (à quoi il ajouta quelques années plus tard, dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, que l’homme endosse, au sein de la cellule familiale, le rôle de la bourgeoisie et la femme celui du prolétariat). Marx, celui des Manuscrits de 1844, parla de la femme comme d’une « proie et servante de la volupté collective » et du symbole de « l’infinie dégradation dans laquelle l’homme existe pour soi-même ». Et Lénine, plus tard, de connecter la condition de la femme (« l’esclave domestique » attachée à sa cuisine comme à ses enfants) à la transformation économique de la société tout entière. D’où l’énoncé du philosophe marxiste Henri Peña-Ruiz dans un ouvrage qu’il consacrera à Karl Marx, en 2012 : « La femme du prolétaire lui étant soumise en raison du machisme traditionnel, c’est finalement en elle que se condensent les effets les plus prononcés de l’exploitation. Deux formes de domination se conjuguent alors, qui requièrent une attention spécifique : la domination de classe et la domination sexiste. Le schéma explicatif de la lutte des classes ne perd pas pour autant de sa pertinence, car l’inégalité des sexes pèse plus lourd dans le contexte des milieux les plus défavorisés. »
Simone de Beauvoir écrira, à la fin du second volet du Deuxième sexe, que Rosa Luxemburg, parce qu’elle était « laide », n’a jamais « été tentée de s’engloutir dans le culte de son image, de se faire objet, proie et piège : dès sa jeunesse, elle a été tout entière esprit et liberté ». Affirmation discutable. Toujours est-il qu’elle n’eut jamais à subir, du fait de ses origines bourgeoises, le moindre mépris de classe ; elle eut en revanche à affronter, parfois au sein même de ses rangs, un sexisme sans complexes (à quoi s’ajouta, bien sûr, l’antisémitisme féroce qui touchait les sociétés allemandes et polonaises). « Bonne femme querelleuse et hystérique », disait-on ici ; « oie doctrinaire », fulminait-on là. Quant au président du Parti social-démocrate d’Allemagne, August Bebel, il la trouva « trop femme » et la qualifia de « garce » aussi maligne qu’« un singe » (à quoi il ajouta qu’en dépit du « venin de cette femme », il ne pouvait concevoir le Parti sans elle) – l’homme était pourtant l’auteur de La Femme et le socialisme, ouvrage dans lequel on pouvait lire : « Si j’ai dit que la femme et le travailleur ont pour lot commun d’être, de temps immémorial, des opprimés, il me faut encore, en ce qui concerne la femme, accentuer cette déclaration. La femme est le premier être humain qui ait eu à éprouver la servitude. Elle a été esclave avant même que l’"esclave" fût. »
Luxemburg effectuait une franche coupure entre les femmes issues de la bourgeoisie et celles des classes laborieuses. Les bourgeoises n’étaient que des "parasites", incapables de produire mais toujours capables du pire.
Rosa Luxemburg ne consacra, en réalité, qu’un seul texte théorique ayant totalement trait à la question des femmes : « Suffrage féminin et lutte de classes », en 1912. Elle y soutenait le droit de vote des femmes et jugeait magnifique « l’éveil politique et syndical des masses du prolétariat féminin » au cours des quinze dernières années (une position que ne partageait pas, à la même époque, l’anarchiste américaine Emma Goldman puisqu’elle estimait que le suffrage universel était par nature inique et qu’il n’était dès lors d’aucune utilité, pour les femmes, de se compromettre dans ces farces électorales). L’inégalité face au suffrage, précisait Luxemburg, ne concernait pas seulement les femmes : elle était « un maillon de la chaîne qui entrave la vie du peuple ». La militante marxiste corrélait cette discrimination à l’existence même du régime monarchique allemand et faisait de ces deux tares d’un autre temps « les plus importants instruments de la classe capitaliste régnante ». Mais le clivage essentiel restait à ses yeux, en dernière instance, d’ordre économique et social : Luxemburg effectuait une franche coupure entre les femmes issues de la bourgeoisie et celles des classes laborieuses. Les bourgeoises n’étaient que des « parasites », incapables de produire mais toujours capables du pire. « Le formidable mouvement actuel de millions de femmes prolétariennes, qui considèrent leur privation de droits politiques comme une injustice criante, est un tel signe infaillible, un signe que les bases sociales du système dominant sont pourries et que ses jours sont comptés. » Luxemburg rappela La théorie des quatre mouvements de Fourier, lorsqu’il fit savoir que la situation de la femme dans la société révèle l’état de ladite société. Et Luxemburg de conclure : « En luttant pour le suffrage féminin, nous rapprocherons aussi l’heure où la société actuelle tombera en ruines sous les coups de marteau du prolétariat révolutionnaire. »
Dans La Question nationale et l’autonomie, Luxemburg s’opposa, sans le nommer, à ce que la tradition révolutionnaire appelle communément féminisme bourgeois – ce courant qui, expliquait-elle, en appelle au « droit de la femme » sans chercher à bouleverser les structures politiques et économiques (un féminisme libéral et réformiste, en somme, qui ferraille avant tout pour la liberté individuelle et l’égalité des droits sans guère se soucier du combat de classes). L’« opposition généralisée au système » capitaliste, assurait Luxemburg, prime sur l’ensemble des batailles – tout le reste en découle. Œuvrer pour l’égalité des femmes ne doit s’entendre que dans le cadre d’une remise en question globale de « tout pouvoir de domination » (une position qui heurtera également certaines franges du féminisme radical lorsqu’il fera de l’ensemble des femmes, à partir des années 1960, une classe politique en soi, indépendante des hommes). Rosa Luxemburg refusa toujours de participer à la vie politique en tant que femme, c’est-à-dire d’être affiliée à des fonctions et des postes exclusivement féminins (y compris, bien sûr, au sein des partis) : elle exigeait d’être traitée comme les hommes dont elle partageait le combat au quotidien. C’est en ce sens qu’elle affirma, un jour, n’avoir « rien à faire avec le mouvement des femmes » – ce qui ne l’empêcha pas de déclarer, dans une lettre datée de 1911 : « Imagine ! Je suis devenue féministe ! »
Œuvrer pour l’égalité des femmes ne doit s’entendre que dans le cadre d’une remise en question globale de "tout pouvoir de domination".
L’une de ses plus proches amies n’était autre que Clara Zetkin, célèbre activiste marxiste et ouvertement féministe. Fondatrice du journal Die Gleichheit (L’égalité) et inspiratrice de la Journée internationale des droits des femmes, elle avait fait entendre, dans son texte « Ce que les femmes doivent à Karl Marx », que le théoricien allemand avait permis de penser l’articulation entre lutte sociale et émancipation des femmes. Zetkin militait pour que celles-ci puissent accéder au travail afin de ne plus dépendre du bon-vouloir de leurs époux : « De même que le travailleur est sous le joug du capitaliste, la femme est sous le joug de l’homme et elle restera sous le joug aussi longtemps qu’elle ne sera pas indépendante économiquement » (extrait de « Luttes pour l’émancipation des femmes »). Tout comme Luxemburg, Zetkin repoussait le « mouvement bourgeois des suffragettes » et dénonçait le féminisme libéral, culturel et interclassiste : les femmes ne pourront se libérer qu’au sein d’une dynamique plus large, celle de la lutte socialiste et révolutionnaire.
En 1966, John Peter Nettl écrira, dans la monumentale biographie qu’il consacrera à Rosa Luxemburg, qu’elle ne « s’intéressait pas aux luttes pour les droits de la femme, contrairement à son amie Clara Zetkin ». L’historien et sociologue Yvon Bourdet abondera dans son sens, avec l’étude « Rosa Luxemburg et le marxisme anti-autoritaire » (1972), en affirmant que l’on irait bien vite en besogne en enrégimentant Luxemburg dans le combat féministe. Pour quels motifs ? Elle ne jurait que par la Révolution, n’hésitait pas à glorifier la virilité, à railler les « bonnes femmes » cloîtrées chez elles et à donner libre cours à sa coquetterie comme à son profond désir de maternité…
Zetkin repoussait le "mouvement bourgeois des suffragettes" et dénonçait le féminisme libéral, culturel et interclassiste : les femmes ne pourront se libérer qu’au sein d’une dynamique plus large, celle de la lutte socialiste et révolutionnaire.
Deux ouvrages nuanceront ces propos hâtifs. La philosophe américaine Raya Dunayevskaya (auteure, en 1982, de l’essai Rosa Luxemburg, Women’s Liberation, and Marx’s Philosophy of Revolution) mettra en évidence l’« étroite collaboration » qui unissait Luxemburg et Zetkin et évoquera la « dimension féministe » de sa pensée, tout en admettant, sans peine, que sa priorité résidait avant tout dans la lutte économique et sociale (pour Dunayevskaya, Luxemburg appréhendait le socialisme et le féminisme comme deux « compartiments séparés »). Avec Rosa Luxemburg, ombre et lumière (2009), Claudie Weill précisera que ses prises de position politiques revêtirent « une importance emblématique pour le mouvement des femmes » et qu’elle publia, convaincue de l’importance et de l’urgence que cela représentait, des tribunes de Zetkin dans son propre journal afin d’accroître la participation des femmes à la vie politique. Et Weill d’ajouter : « Son aspiration à l’universalité faisait obstacle à une spécialisation dans les revendications spécifiques. »
Gloses et ergotages ? Ratiocinations sans fin ? Si l’on s’accorde, avec Nicole Van Enis, sur le fait que le projet politique féministe « a pour objectif d’abolir les rapports sociaux inégalitaires que sont les rapports entre les sexes et, par là, de combattre la mise sous tutelle, la discrimination et l’oppression des femmes en tant que femmes² », il serait pour le moins troublant d’en exclure Rosa Luxemburg. Son féminisme ne disait pas nécessairement son nom mais s’incarnait dans une pratique et une pensée qui n’oscillait point : celles d’une théoricienne marxiste prête à beaucoup, sinon tout, pour qu’advienne enfin l’égalité – celle de tous, sur terre, hommes et femmes, Blancs et Noirs.
La chair sous l’armure
Luxemburg se considérait comme un « soldat » qui exerçait, avec discipline et dévouement, le « métier de combattant prolétarien de la liberté ». L’énergie qu’elle mettait dans la rédaction de ses textes lui fit dire, un jour, qu’elle aurait pu donner la moitié de sa vie pour achever l’un d’eux. Elle considérait la prison comme faisant partie intégrante de sa fonction et répétait qu’elle n’attendait rien d’autre que de mourir pour la Révolution. Une dévotion qu’elle a parfois haïe : la politique lui volait son temps, ses proches et ses amours. Il était des jours où elle ne désirait qu’une chose, une si petite chose, bête et banale : être heureuse – apaisée et sereine, enfin, aimée d’un homme à ses côtés qui la trouverait jolie et devenir mère d’un enfant qu’elle aimerait à son tour. Mais la lutte pour un monde meilleur exige sa part de privations : la béatitude n’a jamais brisé la moindre chaîne. Mystique et martyr ; l’engagement de Luxemburg tenait parfois du sacrifice. À treize ans, déjà, elle écrivait à l’attention de l’empereur d’Allemagne : « Tes honneurs ne représentent rien pour moi, je veux que tu le saches… » Plus que des mots ; un destin.
Elle disait sans ménagement tout ce qu’elle avait sur le cœur. La diplomatie ? Repassez. Âme abrupte et tranchante. Luxemburg ne craignait pas de se montrer sèche et brutale. Implacable avec ses camarades comme ses amants. « Je vais littéralement te terroriser », écrivit-elle un jour à celui qui partageait sa vie, trop froid et orgueilleux à ses yeux. Elle n’hésitait pas à le menacer de le « briser » pour obtenir de lui ce qu’elle attendait. Ses phrases, jetées lors d’un meeting ou sur papier, ne s’encombraient d’aucunes manières : « racaille », « fumier opportuniste », « [il] appartient au type des putains », « gredin », « chiens », « parasites », « laquais »… Elle avait acheté une arme pour se prévenir d’un amour devenu dangereusement jaloux et jurait avoir assez de forces en elle pour « incendier une steppe ». Du fond de sa cellule, elle promettait à l’un de ses interlocuteurs : « Dès que je pourrai mettre le nez dehors, je prendrai en chasse et harcèlerai votre bande de grenouilles, à son de trompe, à coup de fouet, et je lâcherai sur elle mes chiens ». Plaisir du mot piquant ? Sans doute. La théoricienne savait écrire. Mieux : écrire avec son sang – raison pour laquelle elle reprochait aux gens de ne pas vivre ce qu’ils couchaient sur leurs feuilles de papier. Luxemburg ne pardonnait pas que l’on pût n’écrire qu’avec de l’encre…
Il serait toutefois trop aisé de s’arrêter là. De faire d’elle un tyran aux yeux arides. Luxemburg n’était pas Lénine, lui qui confiait n’être plus en mesure d’écouter de la musique : « Cela me donne envie de dire des choses gentilles et sottes, et de tapoter la tête des gens. Or maintenant il faut frapper sur la tête, les frapper sans merci. » Elle était taillée dans un bloc mais son marbre maquillait bien des brèches. Nombre de ses amis s’accordèrent à dire qu’elle était gaie, drôle, vive et chaleureuse. Le charme est une beauté qui cherche sa voie ; elle n’en manquait pas. Intelligence aussi ravageuse que déroutante, disait-on d'elle. « Je suis différente à chaque instant », confia un jour celle qui affirmait aussi vouloir « boire la vie à grands traits ». La vie avec tout ce qu’elle induit : ses cimes et ses crevasses, ses monts et ses bas-fonds. Sa correspondance la révèle sans voiles : un jour heureuse et l’autre abattue. « Je suis un peu comme une écorchée… » Souvent seule mais appelant constamment ses proches à trouver le bonheur dans la bonté ordinaire.
Le charme est une beauté qui cherche sa voie ; elle n’en manquait pas. Intelligence aussi ravageuse que déroutante, disait-on d'elle.
Ses lettres attestent de l’attention qu’elle portait à la nature, à ses cycles et ses secrets, ainsi qu’aux animaux qui la peuplaient : elle rinçait une guêpe qui chutait dans son encrier, elle vouait une passion à son lapin et son chat, elle pleurait à la vue de buffles battus, elle imitait le chant des mésanges et suivait, de sa prison, le « développement » de chaque buisson, de chaque brin d’herbe… Cœur en roulis : Rosa Luxemburg pouvait jurer que « toute l’humanité [lui] donn[ait] la nausée » tout en risquant sa vie pour elle ; elle pouvait avouer que son « moi le plus profond » préférait la compagnie des bourdons à celle des camarades du Parti tout en certifiant qu’il n’y a que « foutaise » en dehors de la Révolution ; elle pouvait écrire que la mort d’un moucheron écrasé équivaut à « la fin du monde » tout en louant le « poing de fer » de ceux qui ne reculent « devant aucun moyen de contrainte pour imposer certaines mesures dans l’intérêt de la collectivité ». Les subjectivités insurgées n’ont jamais eu le goût des allées au cordeau ; elles savent les flux et les tensions qui les ravagent – les autres peuvent seulement se rassurer d’un mot : contradictions.
Berlin, nuit du 15 janvier 1919.
Rosa Luxemburg ne parle pas. Ils ne sont pas de la même race, pas de la même langue. Ces soldats servent le pouvoir alors qu’elle n’aspire qu’à le prendre avec le peuple. Les militants de la Ligue Spartakiste sont tombés un à un. Le nouveau régime, prétendument républicain, entend bien étouffer cette révolution : jamais l’Allemagne ne deviendra un pays bolchevik ! Les Corps Francs – qui, quelques années plus tard, rempliront les rangs nazis – sont recrutés pour que revienne « l’ordre ». « Ne faites pas de discours ! Ne vous consultez pas éternellement ! Pas de tractations ! À l’action ! », avait lancé Luxemburg il y a dix jours. Y croyait-elle vraiment ? On peut, sinon en douter, s’interroger : ses articles, lyriques et virulents, tranchaient avec les réserves qu’elle émettait, au même moment, dans les coulisses de l’insurrection communiste… Luxemburg cherchait à freiner l’ardeur des militants et proposa même de participer à l’Assemblée constituante prévue par le pouvoir bourgeois : elle n’avait pas l’ambition d’importer, telle quelle, l’expérience russe en Allemagne. Trop tôt, il était trop tôt pour un soulèvement armé, répétait Luxemburg. On ne l’écouta pas. La Révolution était là ! Les travailleurs, déjà présents sur les barricades, n’attendaient plus qu’un signe pour briser le pouvoir en place ! Cinq cent mille grévistes défilaient dans les rues ! Il n’était plus l’heure de discutailler. Les spartakistes lancèrent le soulèvement avec l’espoir d’emporter avec eux le peuple allemand tout entier. Rosa Luxemburg, fidèle aux siens, accompagna le mouvement. Et voici qu’on la frappe, elle qui n’a tué personne, elle dont la valise était prête quand les soldats firent irruption dans sa chambre, et voici qu’on la frappe au sortir de l’hôtel Eden.
Coups de crosse en plein visage. Elle tombe. Son corps est transporté dans une voiture jusqu’au canal Landwehrkanal. Le capitaine Waldemar Pabst, l’homme à qui elle n’avait pas daigné répondre, avait quant à lui donné des ordres… Un militaire lui tire une balle dans la tête – tempe, côté gauche. On racontera qu’elle fut tuée par une foule en colère. Prescience funèbre ; Rosa Luxemburg avait entrevu cette issue : « À mon tour peut-être, je serai expédiée dans l’autre monde par une balle de la contre-révolution qui est partout à l’affût. » Karl Liebknecht vient lui aussi d’être exécuté. Les soldats lestent de pierres ce petit corps sans vie puis le jettent du haut d’un pont.
On entend la voix d’un militaire : « Voilà la vieille salope qui nage maintenant » – les meurtriers ont toujours le mot pour rire.
Point de grandes phrases ; elle avait décrété, de son vivant : « Sur la pierre de mon tombeau, on ne lira que deux syllabes : "tsvi-tsvi". C’est le chant des mésanges charbonnières que j’imite si bien qu’elles accourent aussitôt. »
Plus personne n’est là pour fermer ses yeux qui voulurent ouvrir ceux de son temps.
Elle avait quarante-sept ans.
Elle se savait et se disait idéaliste. Trop, sans doute. N’attendons pas tant des hommes : tous n’ont pas l’audace d’être camarades.
On ne retrouvera sa dépouille que cinq mois plus tard, près d’une écluse. Visage impossible à identifier. On l’enterrera le 13 juin aux côtés de Karl Liebknecht – du moins, on le dira. En 2009, un médecin légiste allemand prétendra que le véritable corps de Rosa Luxemburg reposerait à l’institut médico-légal de la Charité depuis l’année de son assassinat (le cadavre, tête, mains et pieds arrachés, serait celui d’une noyée âgée de quarante à cinquante ans qui souffrait d’une déformation à la hanche, ainsi que d’une jambe plus courte que l’autre…). Une datation par le carbone 14 révélera qu’il « peut tout à fait s’agir » de Luxemburg. Des recherches d’ADN seront entreprises – sans résultats, à ce jour.
NOTES
1. Des marxistes comme Yvon Quiniou ou Denis Collin jugent, aujourd'hui, qu'il faut repenser la position, à leurs yeux hâtive, de Marx (et surtout d'Engels) sur l'État.
2. Extrait de Féminismes pluriels, Aden, 2012.
Par Max Leroy - 9 mars 2015
Auteur des livres : « Emma Goldman - une éthique de l'émancipation », « Dionysos au drapeau noir - Nietzsche et les anarchistes », « Citoyen du volcan - épitaphe pour Jean Sénac » (éditions ACL)
- SOURCE : BALLAST