Domestication
« Robert Waitz, médecin résistant déporté à Auschwitz en 1943, raconte dans De l’Université aux Camps de Concentration que les individus qui avaient le plus de chance de survivre au Lager étaient ceux qui avaient fait de la résistance, les communistes, les jeunes ayant fait beaucoup de scoutisme, certains intellectuels à grande force morale et certains travailleurs manuels, bref « les individus possédant un idéal, ayant l’habitude de la lutte », les rebelles, ou alors ceux et celles qui avaient pu apprendre comment se débrouiller seuls lorsque plongés dans l’adversité et les conditions matérielles difficiles. Quant aux autres – les obéissants, les conformistes, ceux qui ont été bien élevés et bien éduqués, ceux qui exécutaient tous les ordres qu’ils recevaient, ne mangeaient que leur ration et respectaient la discipline au travail et au camp – ceux-la, selon Primo Lévi, ne résistaient rarement plus de trois mois. La société les avait admirablement bien préparés à devenir de parfaites victimes servant avec zèle et mourant prestement, avant même d’avoir pu embarrasser quiconque.
À notre naissance, nous sommes toutes et tous de petits animaux gluants, hurlants, sauvages et indomptés. Commence alors le long processus de domestication qui fera de nous des individus utiles, productifs, dociles — de la main d’œuvre corvéable à l’envie, des consommateurs assidus, des marchandises à jeter après usage. Le fameux « Terrible Two » est une étape décisive d’intensification de ce processus, comme l’est la crise d’adolescence. Si ces moments sont adéquatement encadrés et réprimés, l’individu deviendra utile à la société — c’est-à-dire, suffisamment dépouillé de lui-même pour être profitable pour ses maîtres.
Ce que nos maîtres veulent, c’est que nous soyons doux, faibles, sans défense – en d’autres mots, que nous soyons des mineurs à perpète. C’est d’ailleurs flagrant pour certaines catégories particulièrement opprimées d’individus, comme jadis les femmes au Québec et encore aujourd’hui les autochtones, pour qui ce statut de mineur est non seulement gravé au fer rouge dans leurs conscience, mais aussi inscrit dans la loi. Des individus forts, indépendants et souverains sont par définition indomptables et inutiles, voire un danger, pour une société hiérarchique basée sur la soumission et l’exploitation. Voilà pourquoi on ne peut échapper à la scolarisation. Voilà pourquoi l’éducation est un processus de domestication et d’infantilisation. Plus vous fréquentez l’école, moins vous serez apte à devenir un être autonome et indépendant. Plus vous étudiez longtemps, plus les risques sont grands que vous deveniez un enfant perpétuel, un être démuni qui ne survivrait pas longtemps hors de la geôle que les maîtres ont bâti pour lui. Plus vous accepterez d’être ainsi domestiqués, plus vous risquez d’être parfaitement intégrés à cette broyeuse de chair et d’os infernale qu’on désigne sous le nom de société – jusqu’à en devenir, pourquoi pas, un des maîtres. »
- SOURCE initiale : Blog d’Anne Archet
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> Commentaire d'Anne Archet
6 février 2013
Dans le Lager nazi, ceux qui obéissaient toujours mourraient les premiers. Ils devenaient des «musulmans», que Primo Levi décrit ainsi dans Si c’est un homme :
«Le plus simple est de succomber : il suffit d’exécuter tous les ordres qu’on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L’expérience prouve qu’à ce rythme on résiste rarement plus de trois mois. Tous les « musulmans » qui finissent à la chambre à gaz ont la même histoire, ou plutôt ils n’ont pas d’histoire du tout : ils ont suivi la pente jusqu’au bout, naturellement, comme le ruisseau va à la mer. Dès leur arrivée au camp, par incapacité foncière, par malchance, ou à la suite d’un accident banal, ils ont été terrassés avant même d’avoir pu s’adapter. Ils sont pris de vitesse : lorsqu’ils commencent à apprendre l’allemand et à distinguer quelque chose dans l’infernal enchevêtrement de lois et d’interdits, leur corps est déjà miné, et plus rien désormais ne saurait les sauver de la sélection ou de la mort par faiblesse. Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les « Musulmänner », les damnés, le nerf du camp ; eux, la masse continuellement renouvelée et toujours identique, des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte, et qui marchent et peinent en silence, trop vides déjà pour souffrir vraiment. On hésite à les appeler des vivants : on hésite à appeler mort une mort qu’ils ne craignent pas parce qu’ils sont trop épuisés pour la comprendre.
Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. »