★ Théorie politique et méthode d’analyse dans la pensée de Bakounine
Une interview réalisée par Felipe Corrêa.
Felipe Corrêa est un militant de l’Organisation Anarchiste Socialismo Libertario de São Paulo, au Brésil. Il est éditeur et chercheur, et a récemment publié Idéologie et Stratégie : anarchisme, mouvements sociaux et pouvoir populaire chez Faísca Publicações. On peut trouver sur le site anarkismo.net de nombreuses études de Felipe Corrêa, ou des recensions de livres, parmi lesquels « Para uma Teoria Libertária do Poder », « Poder, Dominação e Autogestão », « Conhecer o Passado, Construir o Futuro ». Le texte qui suit, sous forme d’interview, est le résultat de plusieurs mois d’échanges épistolaires.
Préface
La raison de la présente interview tient à l’intérêt que nous avons éprouvé à participer, dans le cadre du Forum de l’anarchisme organisé (FAO) du Brésil, à la discussion sur la théorie et l’idéologie. Dans le camp anarchiste, nous est apparue fondamentale l’approche de la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU) élaborée dans les années 70, dans le texte « Huerta Grande [1] : l’importance de la théorie ». Dans ce texte, la FAU se propose d’examiner à partir de différents concepts la théorie (ensemble de concepts articulés de manière cohérente et ayant comme objectif de connaître une réalité déterminées) et l’idéologie (ensemble d’idées, d’aspirations, de valeurs, de sentiments, de motivations qui animent la pratique politique dans le sens d’intervention dans une réalité déterminée).
La théorie possède une plus grande proximité avec la science et donc avec les méthodes d’analyse et les théories politiques, dont le but est de fournir un outil théorique capable d’interpréter la réalité de la meilleure façon possible. L’idéologie, constituée d’un certain nombre d’éléments de nature non scientifique, aurait une fonction distincte de la théorie ; tandis
que la théorie vise à connaître, l’idéologie vise à promouvoir une pratique politique à des fins spécifiques. Considérant l’anarchisme comme une idéologie, dans ce sens politico-doctrinaire, il ne pouvait pas être considéré comme une théorie.
Historiquement, différentes méthodes d’analyse ont été utilisées par les anarchistes et différentes théories politiques lui ont donné les bases pour comprendre la réalité.
Bien que les fondements idéologiques et doctrinaux de l’anarchisme demeurent, les méthodes d’analyse et la théorie ont une plus grande souplesse et peuvent être modifiées plus facilement, sans que l’anarchisme lui-même soit mal interprété. Nous avons dit qu’il est « certain que dans l’idéologie il y a le doute permanent envers la théorie » [2] afin d’intégrer les meilleurs outils pour comprendre la réalité, sans en faire une question de principe.
L’œuvre de Bakounine possède certainement de nombreux éléments qui se rapportent à l’idéologie anarchiste, et ses écrits de maturité après 1866 comportent de nombreux éléments qui sont constitutifs de l’anarchisme lui-même. En outre, Bakounine a également été utilisé en Amérique latine par des individus et organisations qui partagent différentes positions avec les anarchistes « spécifiques ». Nous avons beaucoup discuté des aspects qui concernent sa méthode d’analyse et sa théorie politique.
Devons-nous nous appuyer sur les méthodes d’analyse et les théories développées au cours du XIXe siècle, avec l’émergence même de l’anarchisme ? Ou, comme le but de la théorie est de connaître, devons nous incorporer des éléments développés postérieurement ? Est-ce que cela déformerait l’anarchisme ? Ces questions constituent la base de nos interrogations sur le travail de Bakounine.
Quelle était la méthode d’analyse utilisée par Bakounine ? Le matérialisme ? La dialectique ? Le positivisme ? Dans sa théorie sur la détermination des sphères, y a-t-il une détermination de la sphère économique sur l’autre ? Quel serait le rôle des sphères politique / juridique / militaire et culturelle / idéologique dans tout cela ? Bakounine soutenait-il l’idée d’évolution ou du progrès naturel de l’homme ? A-t-il une théorie de l’histoire ? Quel est pour lui le rôle de la structure d’un système donné et de l’action humaine dans les processus de transformation sociale ? Enfin, ce que Bakounine a produit dans le domaine de la méthode d’analyse et de la théorie politique pourrait-il être utilisé au XXIe siècle ?
Telles furent les questions qui motivèrent cette interview. Personne mieux que Berthier ne pouvait aider à élucider ces questions, très pertinentes pour l’anarchisme contemporain. Mon espoir est que cette interview puisse apporter des éléments pertinents pour le développement théorique de l’anarchisme au Brésil, en Amérique latine, et pourquoi pas, dans le monde.
Felipe Corrêa
Février 2012
LA PÉRIODE ANARCHISTE DE BAKOUNINE
Felipe Corrêa : Je voudrais poser quelques questions par rapport à la théorie politique et à la méthode d’analyse chez Bakounine pendant sa période anarchiste. Avant d’entrer dans les questions théoriques et méthodologiques, j’ai une question sur la période pendant laquelle Bakounine est devenu un anarchiste. Pour moi, cela se passe au cours de la période 1867-1869. Es-tu d’accord ?Pour toi, quelle est la période de maturité de Bakounine ? Dans cette période, quel est le texte le plus pertinent en termes de philosophie politique ?
René Berthier : Selon moi Bakounine n’a jamais été à proprement parler « anarchiste ». Il se disait socialiste révolutionnaire ou collectiviste. Ce n’est qu’avec réticence qu’il se déclare « anarchiste ». Dans l’AIT, il n’y avait pas une « tendance anarchiste » opposée à la « tendance marxiste » : il y avait les partisans de l’action parlementaire et les partisans de l’action du prolétariat dans ses organisations de masse ; il y avait les centralistes contre les fédéralistes. L’ »anarchisme » est apparu plus tard.
Mais si on accepte l’usage de ce mot, Bakounine n’est devenu « anarchiste » qu’entre 1868 et 1869, lors de son adhésion à l’Internationale.
Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, datant de 1867, est à mon avis un texte intermédiaire, qui joue dans sa pensée à peu près le même rôle que l’Idéologie allemande chez Marx et Engels. Ce qu’il y écrit n’est pas sa pensée définitive. C’est un document dans lequel il fait le point avec sa pensée, ce n’est pas sa pensée définitive. Ce n’est pas un point d’arrivée, c’est une étape vers sa pensée de maturité. Le « brouillon » de Fédéralisme, socialisme, antithéologisme se trouve dans une série de textes intitulés « Fragments maçonniques ». Des passages entiers des « Fragments maçonniques » se retrouvent dans Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, qui a été écrit comme déclaration de principe lors du congrès de la Ligue de la Paix et de la liberté, une initiative de toute évidence maçonnique, dont Carl Vogt, un franc-maçon, fut un des initiateurs. En 1869 Bakounine règle définitivement ses comptes avec la franc-maçonnerie dans un texte intitulé « Aux compagnons de l’A.I.T. du Locle et de la Chaux-de-Fonds » (Publié dans le journal « Le Progrès » du Locle le 1er mars 1869) : il y traite la franc-maçonnerie de « Vieille intrigante radoteuse ».
Je pense que s’il faut aller chercher un texte théorique qui représente bien sa pensée de maturité, ce sont les « Considérations philosophiques sur le fantôme divin » parues en appendice à L’Empire knoutogermanique. C’est à mon avis un texte philosophie très intéressant. Le texte date de 1871.
La pensée politique de Bakounine ne devient réellement mature que vers 1870. Je veux dire par là qu’il ne devient pas « anarchiste » par le simple fait qu’il adhère à l’AIT, il le devient progressivement à la suite de l’observation très attentive qu’il fait des pratiques du mouvement ouvrier. Je pense qu’on ne rend pas justice à César de Paepe dans l’évolution de Bakounine. Je suis convaincu aussi que la Commune de Paris a été une étape capitale chez lui.
CONCEPTS FONDAMENTAUX
Felipe Corrêa : Pour commencer la discussion, j’aimerais que tu définisses certains concepts fondamentaux. Pourrais-tu préciser les définitions de théorie, de méthode d’analyse, d’idéologie et de doctrine avec lesquels tu travailles ?
René Berthier : Une théorie est un modèle, un ensemble d’hypothèses de travail destiné à expliquer un phénomène naturel ou humain. C’est donc quelque chose d’inévitablement transitoire, car une théorie (scientifique) est nécessairement amenée à être dépassée par un autre modèle permettant de mieux expliquer ces phénomènes. Tant que la théorie n’est pas contredite, on considère qu’elle fait partie des connaissances établies. Il est convenu de considérer que l’un des éléments qui définit une théorie scientifique, c’est qu’elle peut être réfutée. « Dieu existe » est une proposition qui ne peut pas être scientifiquement réfutée, elle n’est donc pas scientifique.
Une méthode d’analyse est l’ensemble des procédés, des processus ordonnés utilisés dans le cadre d’une démarche rationnelle pour découvrir une vérité. Je pense d’ailleurs qu’il faut faire la distinction entre « méthode d’analyse » (de quelque chose qui existe déjà et qu’on veut comprendre) et méthode de recherche.
Le terme idéologie peut avoir plusieurs sens.
• C’est est un ensemble d’idées philosophiques, sociales, politiques, morales, religieuses, propre à un groupe, à une classe sociale ou à une époque. C’est un système d’idées, d’opinions et de croyances qui forme une doctrine pouvant influencer les comportements individuels ou collectifs.
• C’est une doctrine politique qui propose un système unique et cohérent de représentation et d’explication du monde accepté sans réflexion critique. Pour Karl Marx l’idéologie n’est pas un système neutre, c’est un système d’opinions au service des intérêts d’une classe sociale qui conduit à une perception faussée de la réalité sociale, économique et politique, propre à cette classe. Karl Jasper dit à peu près la même chose : « Une idéologie est un complexe d’idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat. » (Karl Jaspers, Origine et sens de l’histoire.) Dans Le système totalitaire d’Hannah Arendt, l’idéologie est liée au phénomène totalitaire dans ce sens qu’elle forme un système d’interprétation définitive du monde : elle affiche une prétention omnisciente, elle prétend tout expliquer du monde, les événements passés ou futurs. En outre, elle est irrécusable, infalsifiable, elle n’est jamais prise en défaut et s’émancipe de la réalité. C’est un système psychotique qui se donne une cohérence interne qu’on ne peut pas prendre en défaut.
Une doctrine est l’ensemble des opinions, des principes, des conceptions théoriques qui font partie d’un enseignement et ayant pour but de guider l’action ou d’aider à interpréter les faits. Elle peut être d’ordre politique, économique, philosophique, religieux, scientifique... Une doctrine forme un système intellectuel associé en général à un penseur, à un mouvement de pensée. La doctrine prend une dimension idéologique si elle forme un système unique et cohérent de représentation du monde accepté sans réflexion critique.
Felipe Corrêa : Nous avons considéré de façon significative cette différence entre la théorie et l’idéologie. Nous n’utilisons pas le sens de l’idéologie telle que définie par Marx et Jaspers, mais comme « un ensemble d’idées, de motivations, d’aspirations, de valeurs, de structure ou de système de concepts qui ont un lien direct avec l’action », qui est proche de ce que tu définis comme une doctrine. Ainsi, la théorie serait liée à la connaissance de la réalité et l’idéologie (doctrine) avec l’anarchisme. Comment relies-tu l’anarchisme à ces quatre catégories définies ?
René Berthier : L’anarchisme n’est pas à proprement parler une théorie car il ne se limite pas à une fonction explicative de la société. Quoi qu’en pense Kropotkine, il n’est pas une science. La « méthode d’analyse » à laquelle se réfèrent les principaux théoriciens anarchistes est tout simplement la méthode expérimentale, la seule méthode scientifique avérée. L’anarchisme n’est pas une idéologie si on accepte la définition de Marx et de Jaspers et accessoirement de Arendt.
Il reste la doctrine. Je pense personnellement que l’anarchisme est une doctrine, c’est-à-dire un corpus théorique qui définit un certain nombre de principes permettant d’interpréter les faits et de guider l’action – y compris des principes moraux, des valeurs qui ne peuvent pas être appréhendés par une « science ».
Felipe Corrêa : Peut-on comprendre, donc, que l’anarchisme est un type de socialisme scientifique ? Et le marxisme serait-il un socialisme scientifique ?
René Berthier : L’anarchisme n’est pas une science, le marxisme non plus.
MÉTHODE D'ANALYSE
Felipe Corrêa : Bakounine affirmait être un matérialiste : « qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois la question posée, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes sont dans l’erreur et les matérialistes sont dans le vrai. » Je crois qu’une grande partie de la pensée socialiste du XIXe siècle, dans laquelle la théorie et la méthode de Bakounine s’inscrit, soulignent les bases du matérialisme comme méthode d’analyse qui s’oppose à l’idéalisme philosophique, métaphysique et théologique. Comment définis-tu le matérialisme ? Comment Bakounine définit-il le matérialisme ?
René Berthier : Cela fait longtemps que je cherche une définition définitive du matérialisme, sans la trouver. Comme option philosophique, le matérialisme est le refus de la transcendance. Bakounine se déclare matérialiste, il a beaucoup écrit sur le sujet mais il s’efforce de replacer la pensée matérialiste dans son contexte. Il explique ainsi que la pensée matérialisme est issue d’une longue et difficile évolution, qu’elle a dû se battre contre l’idéalisme philosophique et religieux.
Donc : le matérialisme est encore empêtré dans une gangue idéaliste dont il lui faut se dégager. En effet, la notion de matière a été formée à une époque où le spiritualisme dominait dans la théologie, la métaphysique et les sciences :
« Sous le nom de matière on se forma une idée abstraite et complètement fausse de quelque chose qui serait non seulement complètement étranger mais absolument opposé à l’esprit ; et c’est précisément cette manière absurde d’entendre la matière qui prévaut, encore aujourd’hui, non seulement chez les spiritualistes, mais même chez beaucoup de matérialistes. » (L’Empire knoutogermanique, VIII, 255.)
Le matérialisme est aussi un enjeu politique. Il est une arme de guerre contre l’idéalisme, que Bakounine assimile à l’idéologie bourgeoise. Pour Bakounine, le temps de la métaphysique, c’est-à-dire de la « recherche de la cause première suprême, d’une divinité créatrice du monde » [3], est passé, et ceux qui s’y accrochent sont des réactionnaires.
Toute la pensée de Bakounine est fondée sur le matérialisme, c’est-à-dire la négation de l’idéalisme et de la métaphysique.
Felipe Corrêa : Bakounine parle parfois de « matérialisme scientifique ». Serait-ce sa méthode d’analyse ?
René Berthier : Bakounine se réclame explicitement du « matérialisme scientifique ». Le matérialisme scientifique est le principe sur lequel se fonde la recherche ; la méthode est la méthode expérimentale, la méthode inductive-déductive :
« Le monde unique est aussi l’unique moyen de connaître la destination de ses lois ou de ses règles, d’obtenir la Vérité qui est la Science ; ce ne sont pas la métaphysique ni les constructions intellectuelles abstraites, mais la science qui fonde ses raisonnements sur l’expérience, qui utilise à titre égal la méthode déductive et la méthode inductive, et qui vérifie sans cesse ses hypothèses au moyen d’une observation et d’une analyse des faits les plus rigoureuses. » (« Comment poser les questions révolutionnaires. La science et le peuple », été 1868.)
Felipe Corrêa : Dans quels textes, plus spécifiquement, utilise-t-il l’expression « matérialisme scientifique » ?
René Berthier : L’expression « matérialisme scientifique » revient à plusieurs reprises dans ses écrits :
– Notes pour « La théologie politique de Mazzini et l’Internationale » (1871)
– Lettre à « La Démocratie » (mars-avril 1868)
– « Notre programme » (été 1868)
– L’Empire knouto-germanique (Appendice) (1871)
– Dieu et l’État (1871).
Il est à noter que toutes ces occurrences se situent après son adhésion à l’ »anarchisme » ou, ce qui revient au même, après son adhésion à l’Internationale.
Felipe Corrêa : Peux-tu mieux expliquer les fondements de cette méthode de Bakounine ?
René Berthier : Au contraire de Marx, qui ne nomme jamais sa méthode, qui n’emploie jamais l’expression « matérialisme historique », et qui s’explique très peu sur la « méthode » qu’il emploie, Bakounine nomme sa méthode et s’explique assez clairement sur elle. Il l’appelle « matérialisme scientifique ».
Il ne fait aucun doute qu’il préconise la méthode expérimentale. Il le dit très clairement à de nombreuses reprises. Dans des notes préparatoires à « La théologie politique de Mazzini et l’Internationale » (1871), on peut lire : « Matérialisme scientifique – analyse – expérience – Synthèse », ce qui lie clairement sa méthode d’analyse à la méthode expérimentale. Même les »idéalistes les plus féroces », dit-il, mettent leurs croyances de côté « lorsqu’ils veulent parler sérieusement de la science » et ne suivent que les méthodes les plus rigoureusement scientifiques et n’admettent « d’autres synthèses que celles qui se laissent démontrer par l’analyse réelle des faits. » (Ibid.) Dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867), il préconise une science qui
« …a pour fondement unique l’expérience. Rien de ce qui n’a été réellement analysé et confirmé par l’expérience ou par la plus sévère critique ne peut être par elle accepté », une science qui procède « par analogie et par déduction, tout en ayant soin de ne jamais prêter à ces synthèses qu’une valeur hypothétique, jusqu’à ce qu’elles n’aient été entièrement confirmées par la plus sévère analyse expérimentale ou critique ».
Dans un autre texte, datant de 1868,
« Comment poser les questions révolutionnaires. La science et le peuple », il préconise une science qui « qui fonde ses raisonnements sur l’expérience, qui utilise à titre égal la méthode déductive et la méthode inductive, et qui vérifie sans cesse ses hypothèses au moyen d’une observation et d’une analyse des faits les plus rigoureuses ».
On ne peut pas être plus clair.
Felipe Corrêa : Ce que tu dis est intéressant, car souvent on considère Bakounine comme un défenseur de la dialectique hégélienne, en l’opposant à Kropotkine, qui défendrait une méthode inductive-déductive. La méthode d’analyse serait donc similaire à celle de Kropotkine ?
René Berthier : Il est habituel, dans le mouvement anarchiste, d’opposer un Bakounine partisan de la « dialectique hégélienne » et un Kropotkine partisan de la méthode inductive-déductive. C’est une fausse opposition, dont Kropotkine lui-même, totalement étranger à la philosophie hégélienne, est sans doute responsable. Si Bakounine a été formé à la dialectique hégélienne, s’il en a, selon les témoignages unanimes du temps, une grande maîtrise, et s’il y a souvent recours en tant que procédé argumentatif, ce n’est pas elle qui fonde méthodologiquement son approche des phénomènes sociaux. Il existe de nombreux textes où il prend clairement parti pour la méthode inductivedéductive.
Bakounine ne se réfère jamais à la « dialectique » – quelle qu’elle soi – comme « méthode d’analyse ».
Felipe Corrêa : E quand Bakounine parle de dialectique, je crois qu’on peut dire qu’il fut un grand connaisseur de la philosophie hégélienne ? La Réaction en Allemagne, de 1842, semble, selon moi, une grande démonstration de cette connaissance. Confirmes-tu que Bakounine connaissait très bien la dialectique hégélienne ?
René Berthier : Il faut garder à l’esprit que Bakounine est de formation hégélienne. De nombreux témoignages de contemporains attestent que sa connaissance de la pensée de Hegel était extrêmement poussée. Je pense, en revanche, que la connaissance qu’en avait Marx était superficielle. Franz Jakubowski, un théoricien marxiste [1912-1970] fait remarquer que « nous ne trouvons chez lui [Marx] au sujet de Hegel, qu’une multitude de remarques dispersées. » (Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, EDI, p. 77.) Ce livre de Jakubowski est extrêmement intéressant. Les seules œuvres de Marx à prétention philosophique sont ses œuvres de jeunesse, et elles sont plutôt des paraphrases de Feuerbach dont il exalte les « découvertes ». Il traite la Logique de Hegel avec dédain, comme une mystification. Il ne fait pas de critique réelle de la philosophie spéculative de Hegel.
Felipe Corrêa : Bakounine s’approprie la dialectique hégélienne, mais n’utilise pas le schéma classique thèse-antithèse-synthèse. Le dépassement, pour lui, est celui de l’élément négatif sur le positif. Proudhon, bien qu’il ne se fondait pas sur la dialectique hégélienne, développe un modèle connu sous le nom de « dialectique sérielle » dans lequel il y a opposition et dynamisme permanent entre les antinomies, qui se trouvent en équilibre permanent, de sorte que cela n’implique pas de synthèse. Y a-t-il des relations entre les conceptions dialectiques de Proudhon et de Bakounine ?
René Berthier : Je ne suis pas du tout certain qu’on puisse faire un lien entre la pensée de Bakounine et la dialectique sérielle de Proudhon. Personnellement, je partage les critiques que Georges Gurvitch a faites de la dialectique sérielle dans Dialectique et Sociologie. Bakounine a soigneusement sélectionné les aspects de la pensée de Proudhon qu’il entendait retenir et je ne vois pas la dialectique sérielle là-dedans.
Bakounine est un hégélien, la philosophie hégélienne pénètre toute son œuvre, même si cela n’apparaît pas évident. Si je dis ça, c’est pour expliquer que la dialectique sérielle ne joue, à mon avis, aucun rôle dans la pensée de Bakounine. Celui-ci a essayé d’initier Proudhon à la philosophie de Hegel dans les années 40, mais sans grand succès.
Dans la dialectique hégélienne « classique », l’opposition se résout par la fusion des deux termes qui constituent ensuite une réalité autre. Chez Bakounine, la contradiction dialectique se résout par la destruction du positif par le négatif, et seulement ensuite se crée une réalité nouvelle. Chez lui, il n’y a jamais équilibration.
Felipe Corrêa : Prenant en compte cette influence que Bakounine tient de Proudhon, peux-tu expliquer comment Proudhon théorise la relation entre le matériel et l’idéal, les faits et les idées, l’objectif et le subjectif ?
René Berthier : L’extrait ci-dessous de mon livre sur Proudhon, Études proudhoniennes. L’Économie politique, pourrait s’appliquer à Bakounine. On retrouve là l’idée déjà développée dans La Création de l’ordre en 1843 : la diversité est dans la nature, la synthèse est dans le moi.
« Pour que le moi se détermine, pour qu’il pense, pour qu’il se connaisse lui-même, il lui faut des sensations, des intuitions, il lui faut un non-moi dont les impressions répondent à sa propre capacité. La pensée est la synthèse de deux forces antithétiques, l’unité subjective et la multiplicité objective. »
A partir de la diversité existant dans la société, la pensée construit une unité subjective qui permet de définir chacune des catégories économiques dans un rapport logique avec les autres, mais aussi dans un rapport nécessaire. Proudhon part du plus simple pour parvenir au plus complexe et, chemin faisant, dévoile les contradictions internes du système.
La méthode du Système des contradictions économiques, suivant la succession logique des concepts, est nécessitée par la nature même et le contenu objectif de ce qui est analysé. C’est une démarche qui dévoile le rapport entre la réalité observée et le modèle construit. La vérité, la réalité du système ne se laisse dévoiler qu’au terme d’un cheminement théorique vers cette réalité. Proudhon entend établir la « conformité constante des phénomènes économiques avec la loi pure de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains ». Il y a un mouvement circulaire qui reflète en fait la circularité de toute pensée rationnelle. On ne peut connaître que par une recherche qui met au jour l’objet. Mais cette recherche n’est possible que si elle s’adapte au contenu de l’objet :
« La définition de la philosophie implique dans ces termes :
« 1° Quelqu’un qui cherche, observe, analyse, synthétise, et qu’on nomme le sujet ou moi ;
« 2° Quelque chose qui est observé, analysé, dont on cherche la raison et qui s’appelle l’objet ou non-moi . » (De la Justice.)
Le sujet est actif, l’objet est passif : « cela veut dire que l’on est l’artisan de l’idée et que l’autre en fournit la matière ». De la réflexion sur le mode d’exposition du savoir il était naturel qu’on en arrive à une réflexion sur sa nature. Abordant la question de la théorie de la connaissance, Proudhon déclare :
« Nous distinguons, bon gré, mal gré, dans la connaissance, deux modes, la déduction et l’acquisition. Par la première, l’esprit semble créer en effet tout ce qu’il apprend ; (...)
« Par la seconde, au contraire, l’esprit, sans cesse arrêté dans son progrès scientifique, ne marche plus qu’à l’aide d’une excitation perpétuelle, dont la cause est pleinement involontaire et hors de la souveraineté du moi. » (Système des contradictions, II, 217.)
Résumant le débat entre idéalistes et matérialistes qui ont cherché à « rendre raison de ce phénomène », Proudhon s’interroge : la connaissance vient-elle du moi seul comme le disent les partisans de la première école, ou n’est-elle qu’une modification de la matière ? Le spiritualisme, dit-il, niant les faits, succombe sous sa propre impuissance ; mais les faits écrasent le matérialisme de leur témoignage ; plus ces systèmes travaillent à s’établir, plus ils montrent leur contradiction.
Proudhon tente d’éviter de tomber dans le matérialisme dogmatique aussi bien que dans l’idéalisme ; aussi s’attache-t-il à exposer la méthode du « développement parallèle de la réalité et de l’idée » (Système des contradictions, p. 137.), la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéel. Le matérialisme – tel que le définit Proudhon – et l’idéalisme ont échoué par leur unilatéralité, en voulant constituer une théorie achevée de la connaissance à partir de leur point de vue exclusif. Proudhon tente d’éviter cette impasse en montrant l’unité de ces deux mouvements contraires, ce qui a pu être compris comme une concession à l’idéalisme.
On en vient tout naturellement à se poser le problème de la nature du réel et de la vérité. Le réel est la synthèse de nombreuses déterminations, il apparaît comme le résultat de la pensée, mais puisque toutes les idées sont « nécessairement postérieures à l’expérience des choses » (De la Justice.), le réel reste le vrai point de départ : son critère est fourni par l’adéquation de la pensée et de son objet.
THÉORIE DE LA DÉTERMINATION ENTRE LES SPHÈRES
Felipe Corrêa : Bakounine affirme que « les faits priment sur les idées » et que « l’idéal, comme l’a dit Proudhon, n’est rien de plus qu’une fleur, dont les conditions matérielles d’existence sont la racine ». Pour lui, « toute l’histoire intellectuelle, morale et politique et sociale de l’humanité est le reflet de son histoire économique ».
Cela pourrait conduire à penser que, pour Bakounine, le matérialisme ne serait qu’un déterminisme, nécessaire et obligatoire, des faits sur les idées, de l’objectif sur le subjectif, de la structure sur l’action humaine, et, comme indiqué dans la citation, de la sphère économique sur le politique / juridique / militaire / culturel / idéologique. Qu’est-ce que tu as à dire sur cette interprétation de la théorie politique de Bakounine ? J’ai lu ton « Essai sur les fondements théoriques de l’anarchisme » où tu nies que le matérialisme de Bakounine soit interprété de cette manière.
Je suis d’accord avec tes remarques sur la nécessité de tenir compte de la détermination économique, mais pas obligatoire et nécessaire dans tous les cas.
René Berthier : Les déterminations économiques ne sont pas les seules à entrer en jeu. Bakounine ne pense pas qu’il y a « un déterminisme nécessaire et obligatoire des faits sur les idées ». Tu as donc raison de dire que « tu nies que le matérialisme de Bakounine soit interprété de cette manière ».
Mais ta formulation concernant la « nécessité de prendre en compte la détermination économique, mais non obligatoire et nécessaire dans tous les cas » n’est pas tout à fait exacte. Pour Bakounine, les déterminations économiques restent malgré tout les déterminations principales. Il dit simplement que d’autres déterminations, à caractère subjectif, idéologique, juridique, culturel, etc. existent, et qu’une fois mises en jeu, elles peuvent devenir des « causes productrices d’effets ». Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Dans la phrase : « déterminisme nécessaire et obligatoire de la sphère économique », il n’est pas dit que le déterminisme économique est unique. Bakounine partage ce point de vue, mais il précise qu’il est « profondément vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de vue relatif », mais « envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes », il est faux. (Lettre à La Liberté de Bruxelles, 5-11-1872.)
L’homme naît dans une société donnée, dans un environnement social donné, qui est le résultat de l’activité des générations précédentes qui ont créé un système de valeurs et des institutions socialement donnés : « Chaque génération nouvelle trouve à son berceau un monde d’idées,
d’imaginations et de sentiments qui lui est transmis sous forme d’héritage commun par le travail intellectuel et moral de toutes les générations passées. » Cependant, ajoute Bakounine, ces idées, ces représentations « acquièrent plus tard, après qu’elles se sont bien établies, de la manière que je viens d’expliquer, dans la conscience collective d’une société quelconque, cette puissance de devenir à leur tour des causes productrices de faits nouveaux. » (Bakounine, Œuvres, éditions Champ libre, t. VIII, p. 206.)
Tel que tu formules ta remarque, « Je suis d’accord avec tes remarques sur la nécessité de tenir compte de la détermination économique, mais pas obligatoire et nécessaire dans tous les cas », on peut comprendre que les déterminations économiques doivent être prises en compte, mais que parfois elles n’interviennent pas, et que ce sont d’autres déterminations qui entrent en jeu. Ce n’est pas ce que dit Bakounine.
Il faut, je crois, éviter de confondre « déterminisme » et « détermination ». Quand je dis qu’il y a dans l’histoire des déterminations, cela signifie qu’il existe des éléments, des faits de nature variée qui contribuent à faire qu’un événement se produit. Quand on parle de déterminisme, on peut comprendre qu’un fait survenu ne pouvait pas survenir autrement. Quand on parle d’astronomie, on peut sans doute parler de déterminisme. Mais quand on parle de sociétés humaines, c’est plus complexe. La limite de la science réside dans la complexité des phénomènes, naturels ou sociaux. Pour comprendre un phénomène dans sa totalité, dit Bakounine,
« il faudrait avoir la connaissance de toutes les causes, influences, actions et réactions qui déterminent la nature d’une chose et d’un fait, sans en excepter une seule, fut-elle la plus éloignée ou la plus faible. Et quelle est la philosophie ou la science qui pourra se flatter de pouvoir jamais les embrasser toutes et les épuiser par son analyse ? Il faudrait être bien pauvre d’esprit, bien peu conscient de l’infinie richesse du monde réel, pour y prétendre. » (Fédéralisme, socialisme, antithéologisme)
Un corps social obéit à des lois générales « tout aussi nécessaires que celles du monde physique » ; la science sociale aura donc pour tâche de « dégager ces lois des évènements passés et de la masse des faits présents ». Mais la science de la société n’est pas entièrement fondée sur le modèle des sciences dites « exactes ». Lorsque les groupes humains sont en jeu, il est impossible de saisir la totalité des déterminations qui sont à l’origine d’un phénomène observé. Il y a une part d’indétermination.
Felipe Corrêa : Dans cet extrait de 1871, il me semble que Bakounine affirme que les faits déterminent les idées. Cependant, l’année suivant, en 1872, il fait des déclarations concernant la sphère idéologique / culturelle qui semblent remettre en question ce point de vue de la détermination, nécessaire et obligatoire, des idées, par des faits. Lors de son conflit avec Marx, dans « Lettre au Journal La Liberté », il dit :
« Mr Marx méconnaît également tout à fait un élément fort important dans le développement historique de l’humanité : c’est le tempérament et le caractère particuliers de chaque race et de chaque peuple, tempérament et caractère qui sont naturellement eux mêmes les produits d’une multitude de causes ethnographiques, climatologiques et économiques, aussi bien qu’historiques, mais qui une fois donnés, exercent même en dehors et indépendamment des conditions économiques de chaque pays une influence considérable sur ses destinées, et même sur le développement de ses forces économiques. »
Cette citation, qu’on a aussi vue dans ses textes, assigne à la sphère culturelle/idéologique la capacité d’influencer les autres, la capacité du subjectif à influencer l’objectif, des sentiments à influencer la rationalité, des idées à influencer les faits. Est-ce pour cela que tu contestes l’hypothèse que, pour Bakounine, les faits déterminent toujours les idées ?
Doit-on comprendre que même dans cette période (1871-1872) Bakounine a affiné les conceptions théoriques à partir de sa méthode d’analyse ?
René Berthier : Lorsque tu écris : « Cette citation, qu’on a aussi vue dans ses textes, assigne à la sphère culturelle/idéologique la capacité d’influencer les autres, la capacité du subjectif à influencer l’objectif, des sentiments à influencer la rationalité, des idées à influencer les faits », cela reflète à mon avis tout à fait le point de vue de Bakounine.
Mais il faut comprendre que le matérialisme de Bakounine ne s’attache pas tant à l’examen des faits matériels au sens étroit, mais à celui des faits réels. Les éléments relevant de la sphère culturelle et idéologique sont des faits réels.
Il y a en fait une confusion dans la notion de « conception matérialiste de l’histoire » : celle-ci ne se limite l’analyse à l’économique, désignée comme la « matière » de l’histoire ; la conception matérialiste de l’histoire vise en réalité à ne retenir que les causes réelles de l’évolution historique, excluant les causes fictives ; cela n’exclut donc pas le politique ou l’idéologique si ce sont des causes réelles.
Pour Bakounine, le principe de la prééminence du fait économique est « profondément vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de vue relatif », mais « envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes », il est faux. La prééminence du facteur économique est réelle, mais relativement : Marx « ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses, sur la situation économique » (Lettre à La Liberté de Bruxelles, 5-11-1872.)
Sauf erreur de ma part, Bakounine ne nie jamais la prééminence des faits économiques, au sens large. Il dit cependant que cette prééminence doit être relativisée et qu’il existe d’autres déterminations qui peuvent concourir. La question ne se pose pas en termes d’alternative : détermination des idées par les faits ou détermination des faits pour les idées : les deux propositions ne sont pas contradictoires.
Lorsque je dis : « les faits déterminent les idées », ce n’est pas une « méthode », c’est soit une affirmation, soit une hypothèse. Même chose si je dis : « les idées peuvent déterminer les faits. »
En revanche
1. Si je pose l’hypothèse : « les faits déterminent les idées »
2. Si je cherche tous les cas où cette proposition est vraie ;
3. Si je tente de déterminer si cette proposition se vérifie de manière constante,
Je découvrirai expérimentalement que la proposition est vraie souvent, mais pas toujours. Je conclurai donc que « les faits déterminent les idées » n’est pas une loi. La méthode est le processus qui consiste à émettre une hypothèse et à vérifier expérimentalement si elle est vraie. Je l’ai déjà dit, une « méthode » n’est pas un ensemble de recettes permettant de découvrir quelle est la bonne stratégie révolutionnaire.
En fait, lorsque Bakounine écrit que « Marx méconnaît également tout à fait un élément fort important dans le développement historique de l’humanité », ce n’est pas exact. Marx et Engels relativiseront le caractère mécaniste de leur théorie, mais dans leur correspondance, que Bakounine ne pouvait pas connaître.
En relation au développement de la théorie de Bakounine, c’est tout à fait vrai, et c’est normal. La pensée évolue et s’adapte. La question est de savoir s’il se contredit. Je ne pense pas qu’il le fasse. Jusque vers 1872 il avait délibérément décidé de ne pas affronter Marx directement. Il le dit clairement dans une lettre. Cela impliquait de sa part un certain discours. Ensuite, il change de point de vue. Mais ni le fond de sa pensée ni sa manière de voir les choses n’a changé.
Felipe Corrêa : Il y a une lecture possible du matérialisme de Bakounine par le biais de la relation dialectique entre économie et politique. Je crois que cette interrelation entre l’économie et la politique a été très bien développée par toi « État, droit et légitimité », « Bakounine faisait-il de la politique ? », « Éléments d’une analyse Bakouninienne de la bureaucratie ».
Je pourrais comprendre que, dans ces textes, tu cherches à montrer comment le matérialisme de Bakounine aurait, en termes de théorie politique, une relation dialectique entre économie et politique, et donc une relation d’influence mutuelle, de déterminisme des deux côtés, des sphères économique et politique / juridique / militaire.
La théorie de l’État de Bakounine, par exemple, que tu de dis dans « Bakounine faisait-il de la politique ? » développée dans Étatisme et anarchie, serait fondée sur cette complémentarité entre le économique et politique, avec la capacité pour le politique de déterminer l’économie – quand Bakounine dit que si l’État n’est pas détruit dans un processus révolutionnaire, il serait capable de recréer le capitalisme, ou même dans la discussion de l’héritage en 1869 dans l’Internationale.
René Berthier : J’utilise le mot « dialectique » avec beaucoup de prudence, pour trois raisons.
1. Ma longue fréquentation des communistes de toute sorte a provoqué chez moi une indigestion de « dialectique », à cause de l’usage intempestif qu’ils font de ce mot.
2. Le mot est la plupart du temps utilisé pour exprimer qu’il y a entre deux phénomènes une « inter-relation », alors je préfère utiliser « interrelation » – c’est un point que je partage avec Philippe Pelletier.
3. Lorsque certains anarchistes français se sont mis à parler comme les trotskystes, dans les années 70, ils avaient la « dialectique » plein la bouche et nous trouvions cela très agaçant.
Je pense que Bakounine serait d’accord pour dire qu’il y a une interrelation entre la sphère économique et la sphère politique, mais il n’abandonnerait pas le principe de la prééminence du fait économique, en dernière instance (une expression que je n’aime pas non plus…).
Il n’y a pas chez Bakounine de relation égalitaire entre économique et politique. Parfois l’économique domine totalement, parfois, il domine de peu. Mais il domine.
L’originalité de Bakounine, à mon avis, est d’avoir introduit dans une vision matérialiste de l’histoire des déterminations qui ne relèvent pas de ce qu’on a l’habitude de considérer comme « matérielles », mais qui sont des « causes productrices de faits ». L’objectif de l’analyse sociale, de la réflexion historique, est de déterminer la part relative de ces déterminations.
Felipe Corrêa : Pourrais-tu approfondir un peu la question du déterminisme économique, aussi bien chez Bakounine que chez Marx ?
René Berthier : Chacun des stades d’évolution historique correspond à des modes d’exploitation du travail et à la domination de classes différentes. Bakounine avait parfaitement défini le coeur de l’opposition qui le séparait de Marx : la théorie des stades successifs d’évolution historique. Non pas qu’il niât l’existence de ces périodes dans l’histoire de l’Occident : il en contestait seulement le caractère nécessaire et universel. A plusieurs reprises Bakounine déclare clairement que la méthode de Marx est justifiée. Ce dernier a « établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses, et juridiques dans l’histoire sont non les causes mais les effets des évolutions économiques » . (Étatisme et anarchie, IV, 437)
On peut donc légitimement penser qu’entre les deux hommes il y a un accord général sur la méthode d’analyse matérialiste de l’histoire. Ailleurs, dans l’Empire Knouto-germanique, Bakounine revient à la charge :
« Les historiens qui ont essayé de tracer le tableau général des évolutions historiques de la société humaine sont toujours partis d’un point de vue excessivement idéal, considérant l’histoire soit sous le rapport des développements religieux, esthétiques ou philosophiques, soit sous celui de la politique, ou de la naissance et de la décadence des États ; soit enfin sous le rapport juridique . » (L’Empire knouto-germanique, Œuvres, VIII, 282.)
Tous ces historiens, continue-t-il, ont presque également négligé ou ignoré le « point de vue anthropologique et économique, qui forme pourtant la base réelle de tout le développement humain ».
Bakounine rappelle au passage le rôle de Marx dans la constitution d’une véritable méthode scientifique, mais il constate que même ce dernier n’a pas encore écrit d’ouvrage historique où cette méthode serait développée. Il ne pouvait évidemment pas connaître l’Idéologie allemande, qui ne sera publié qu’en 1927. Aussi conclut-il que « l’histoire comme science n’existe encore pas ». (L’Empire knouto-germanique, VIII 28) Il ne partage cependant pas les certitudes de Marx, et considère tout au plus qu’il vit les débuts de la période de constitution de cette science qui permettra de comprendre les mécanismes du développement de la société. Évoquant la sociologie, quelques années auparavant, en 1869, il dit aussi qu’elle est « une science à peine née », qu’elle est à la recherche de ses éléments et qu’il lui faudra « un siècle au moins, pour se constituer définitivement et pour devenir une science sérieuse, quelque peu suffisante et complète ». (Fédéralisme, socialisme, antithéologisme)
Les réserves que Bakounine avait formulées sur le Capital étaient minimes et ne concernaient que certains aspects de sa forme. Le contenu et la méthode ne suscitent pas d’opposition de fond ; cependant, Bakounine n’accepte pas sans réserve le point de vue de Marx : il s’en distingue sur plusieurs points fondamentaux. « Les communistes allemands, dit-il, ne veulent voir dans toute l’histoire humaine (...) rien que les reflets ou les contre-coups nécessaires du développement des faits économiques. » Ce principe, est « profondément vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de vue relatif », mais « envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes », il devient complètement faux. (Lettre à La Liberté, 5 octobre 1872)
« L’état politique de chaque pays (...) est toujours la produit et l’expression fidèle de sa situation économique ; pour changer le premier il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses, sur la situation économique. Il dit : “la misère produit l’esclavage politique, l’État” ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : “l’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère, comme une condition de son existence ; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’État”. » (Lettre à La Liberté de Bruxelles, 5-11-1872.)
A aucun moment Bakounine ne nie la prééminence des faits économiques, mais il considère que les faits politiques et idéologiques, une fois donnés, peuvent être à leur tour des « causes productrices d’effets ». C’est donc l’étroitesse de vues avec laquelle la conception matérialiste de l’histoire est envisagée qui lui semble contestable. Dans la lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890 Engels dit encore ceci :
« … il y a donc d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante – l’événement historique – qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. » En somme, il rejette le caractère unilatéral qu’il perçoit dans la méthode marxiste : il affirme que les causes qui déterminent un fait social sont trop nombreuses et complexes pour pouvoir être toutes désignées et analysées. Il faudrait, dit-il, être « bien peu conscient de l’infinie richesse du monde réel pour y prétendre. » (L’Empire knouto-germanique, VIII, 279.)
Bakounine pose donc le problème de la pluralité des déterminations des phénomènes historiques, non comme une concession à l’idéalisme, mais au nom du matérialisme. Il introduit également dans sa méthode d’analyse la relation – dialectique, oserions-nous dire – des institutions, comme produits de l’évolution économique, mais qui deviennent à leur tour productrices d’effets. (Lettre à La Liberté, de Bruxelles, 5-11-1872)
Le primat des déterminations matérielles n’est pas nié, mais ces déterminations ne se limitent pas à l’économique au sens strict. Selon Bakounine, Marx méconnaîtrait donc un fait important : si les représentations humaines, collectives ou individuelles, ne sont que les produits de faits réels (« tant matériels que sociaux ») elles finissent cependant par influer à leur tour sur « les rapports des hommes dans la société ». (Dieu et l’État)
Si le tempérament de chaque peuple est déterminé par une multitude de causes, ethnographiques, climatiques, économiques, historiques, ce tempérament, une fois donné peut alors exercer, « en dehors et indépendamment des conditions économiques de chaque pays, une influence considérable sur les destinées et même sur le développement de ses forces économiques « (Lettre à La Liberté.) Le cadre conceptuel de Marx – en tout cas celui dont Bakounine peut avoir connaissance de son temps [4], qui réduirait le politique à l’économique et qui nie l’autonomie relative de la sphère politique, apparaît donc à Bakounine singulièrement limitatif.
Conscient que la science historique est encore dans l’enfance, le révolutionnaire russe pense qu’elle permettra, lorsqu’elle sera constituée, de reproduire le tableau raisonné du « développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques et sociales que politiques, esthétiques, religieuses, scientifiques et philosophiques des sociétés qui ont eu une histoire ». Pourtant, ce tableau, si détaillé qu’il soit, ne pourra contenir que des appréciations générales, et par conséquent abstraites. Tout ce qu’on pourra attendre de l’histoire c’est qu’elle nous indique « les causes générales de la plus grande partie des souffrances individuelles », ainsi que les « conditions générales de l’émancipation réelle des individus vivant dans la société ». Telle est la mission de l’histoire, mais aussi sa limite. L’histoire du mouvement ouvrier montrera, peu après, les dégâts que peuvent provoquer ceux qui justifient leur pouvoir sur leur droit exclusif à la science de l’interprétation du sens de l’histoire.
Encore une fois, comme bien souvent dans les oppositions qu’il manifeste à l’égard de Marx, ce n’est pas tant le principe élaboré par son rival qu’il rejette, que la manière exclusive avec laquelle ce dernier entend l’appliquer. On constate, en effet, à lire Bakounine, qu’il reprend à son compte cette théorie de la succession des formes de société, qui n’a, rappelons-le, rien d’original à l’époque.
Bakounine précise simplement que la thèse de Marx, elle-même fondée sur l’idée de la prééminence des déterminations économiques dans l’histoire, n’est vraie que relativement, à condition de bien vouloir considérer que les autres déterminations – politiques, juridiques, religieuses, etc. – peuvent dans certains cas devenir tout aussi matérielles, et à condition enfin de tenir compte de l’extrême complexité de leurs interrelations.
La conception d’un marxisme « économiste » et déterministe était dominante du vivant de Bakounine, fait qui sera reconnu par Engels lui-même, beaucoup plus tard, dans une lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890, c’est-à-dire bien après la mort de Bakounine. « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle », dit Engels [souligné par moi], donnant ainsi à l’ »économie » une définition extrêmement large. « Ni Marx, ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. »
« C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. » (Lettre à J. Bloch, 21 septembre 1890.)
Ces réflexions un peu désabusées constituent une reconnaissance involontaire de la pertinence des réserves formulées par Bakounine. D’ailleurs, dans ses ouvrages historiques (le 18 Brumaire, les Luttes de classes en France), Marx n’explique pas l’affrontement des classes par des causes économiques mais par l’imaginaire collectif des classes en présence. Il en vient ainsi à reconnaître que l’action des masses contient une part de contingence et d’irrationalité. L’histoire, dit-il dans une lettre à Kugelmann, « serait de nature fort mystique si les “hasards” n’y jouaient aucun rôle. » (Lettre à Kugelmann du 17 avril 1871)
Dans la lettre du 21 septembre 1890 mentionnée, Engels reprend également le thème du hasard. La « situation économique est la base », dit-il, mais les « différents éléments de la superstructure », formes politiques, Constitutions, formes juridiques, théories politiques, religieuses, etc. exercent également une influence dans le cours de l’évolution historique, « et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. »
« Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie des hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. » (Marx Engels, Études philosophiques, éditions sociales, p. 154. [Souligné par moi.])
Nous sommes totalement sur la position de Bakounine, qui affirme : a) L’interrelation des déterminations entre elles, une fois la détermination économique principale est donnée ; b) La complexité extrême des déterminismes qui interdit toute véritable prévision.
Après avoir farouchement nié toute valeur normative à la pensée de Bakounine, après avoir même nié qu’il eût une pensée, Marx et Engels reconnaissent la validité des principales réserves théoriques (il y en aura d’autres, politiques...) formulées par Bakounine. Ces réserves furent à chaque fois, formulées dans leur correspondance privée, ce qui fait qu’elles n’ont eu aucune répercussion dans le corps de la doctrine marxiste. Cela n’en démontre pas moins que l’approche bakouninienne de l’analyse historique reste d’une étonnante pertinence.
ÉVOLUTION ET PROGRÈS
Felipe Corrêa : Sur un plan philosophique, ce qu’on peut remarquer dans Dieu et l’État plus clairement, c’est que Bakounine nourrit une sorte d’espoir dans un développement « naturel » de l’humanité pour la liberté. Ce schéma en trois étapes qu’il désigne (animalité, humanité et liberté) me semble être une influence du positivisme du XIXe siècle.
Pour Bakounine, d’après ce que j’ai compris, il suffirait de « retirer » les obstacles qui entravent la liberté humaine pour que l’humanité marche naturellement, nécessairement, à elle. Cela me rappelle un peu, en plus modéré, l’évolutionnisme de Kropotkine. Es-tu d’accord avec cela ?
René Berthier : Il y a chez Bakounine une sorte d’optimisme historique, mais il faut savoir que Dieu et l’État n’est qu’une petite partie d’un ensemble intitulé l’Empire knouto-germanique et la révolution sociale.
J’avais écrit quelque chose sur la notion de progrès historique chez Bakounine. Il n’est pas si optimiste que cela en réalité. Il se distingue de Marx sur un point important : il n’envisage pas l’histoire comme un processus ascendant en permanence. Il envisage la possibilité d’involutions, de régressions historiques.
Par ailleurs, à la fin de sa vie, il déclare que l’ère des révolutions est passé. Ce n’est pas du défaitisme, il souligne simplement un fait : désormais les États disposent, pour briser les révolutions, de moyens matériels infiniment supérieurs à ceux dont dispose le prolétariat. Il faut donc trouver autre chose. Comme tu vois, ce n’est pas si optimiste que cela.
Felipe Corrêa : D’où vient cet « optimisme historique » que tu attribues à Bakounine ? Quelles sont ses influences et à quelle période de sa vie a-t-il développé de telles positions ?
René Berthier : Les phases que décrit Bakounine (animalité, humanité, liberté) se trouvent dans Fédéralisme, socialisme, antithéologisme et sont des réminiscences du naturalisme qui a marqué le jeune Bakounine et qui ne l’a jamais totalement quitté. Mais je pense qu’il ne faut pas trop s’en tenir à Fédéralisme, socialisme, antithéologisme si on veut analyser le Bakounine de la maturité. Fédéralisme, socialisme, antithéologisme est une mise au point avec sa pensée antérieure.
Le naturalisme de Schelling a influencé le jeune Bakounine, vers 1835. Schelling avait eu une influence considérable chez les intellectuels russes des années 20 et 30. Bakounine lui-même gardera plus tard des traces de son naturalisme. C’est d’ailleurs Schelling qui pousse Bakounine à étudier la philosophie.
Voici ce que j’écris dans un inédit, Bakounine, Absolu ou Révolution ?
« Schelling avait acquis une rapide célébrité dans sa jeunesse, au début du siècle. A vingt-huit ans, en 1802, il avait déjà beaucoup publié et était le philosophe de l’école romantique. Il avait
cependant encore cinquante ans à vivre, pendant lesquels il ne publia que très peu. Il avait bâti sa renommée en grande partie sur son opposition à Fichte. La philosophie de la nature qu’il développait n’avait rien à voir avec la recherche expérimentale, avec ce qui pouvait à l’époque être considéré comme véritablement scientifique ; elle tournait résolument le dos à Descartes et Newton. Les références intellectuelles de Schelling devaient plutôt être cherchées dans la Renaissance, dans la tradition alchimique, voire la théosophie. La nature est une entité autonome parcourue par des forces opposées dont l’équilibre peut être constamment rompu, mais qui est constamment rétabli grâce à sa puissance infinie de rajeunissement. Tel est le schéma général de la pensée de Schelling, et le philosophe va en chercher des confirmations dans la science de son temps, en particulier dans la biologie et la chimie. (…) »
« Par bien des côtés, le point de vue bakouninien se rattache au naturalisme, qui insiste sur les aspects biologiques du matérialisme, et dont les préoccupations étaient centrées sur les problèmes psychologiques et individuels, le rapport de l’esprit et du corps, sur les déterminations des actes humains et de la volonté. Bakounine cependant tente de montrer que la nature individuelle de l’homme est déterminée par une infinité de circonstances et de conditions que chacun reçoit comme un “héritage social” (FSA, 232). (…)
« Dans les développements de Bakounine sur la science on perçoit deux influences évidentes, le naturalisme et les théories de Comte. »
« Le contexte de l’époque, bien évidemment encourageait l’attitude naturaliste. Le développement de la chimie organique et de la biologie permet d’accroître la connaissance des processus vitaux et contribue à faire tomber la barrière qui, traditionnellement, séparait l’inerte du vivant, l’inorganique de l’organique. Ainsi Bakounine pense-t-il qu’il n’y a pas de solution de continuité entre le monde humain et le monde naturel. Le monde organique est le “développement non interrompu et direct du monde organique” et, par conséquent, la pensée n’est qu’une forme « des fonctionnements tout à fait matériels de la matière organisée et vivante (L’Empire knouto-germanique, VIII, 195).
« Les découvertes sur l’anatomie du système nerveux et sur les localisations cérébrales intéressent particulièrement Bakounine qui se demande s’il y a des lieux et des organes séparés pour les facultés instinctives, affectives, morales ou intellectuelles de l’homme. Sa préoccupation est de montrer que, sauf accident organique, “l’héritage physiologique” des hommes ne joue “qu’une part d’action comparativement assez faible” et que leurs actions sont essentiellement déterminées par la tradition sociale et l’éducation. Les thèses évolutionnistes de Darwin établissent la continuité de la matière à la vie, de la vie à la conscience. Il y a un processus continu de la matière à la vie, puis à l’homme, produit par des mécanismes analysables en termes déterministes qui situent les espèces vivantes dans une lignée où le supérieur dérive de l’inférieur. Une loi de la nature, dit Bakounine, est déterminée lorsque dans un ordre de faits nous observons la répétition du procédé. Pourtant, cette constance ou cette répétition ne sont pas absolues, précise-t-il. Il y a toujours un champ pour les anomalies et les exceptions. »
« D’ailleurs, comme l’a si bien démontré Darwin, ces prétendues anomalies en se combinant plus souvent entre elles et se fixant par là même davantage, créant pour ainsi dire de nouveaux procédés habituels, de nouvelles manières de se reproduire et d’être dans la nature, sont précisément la voie par laquelle la vie organique donne naissance à de nouvelles variétés et espèces. » (Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, 128.)
« Le scientisme du XIXe siècle auquel s’opposait Bakounine, se fondait sur deux thèses, parfaitement résumées par Jeanne Parrain-Vial : “1. La science est la seule forme de connaissance rationnelle et véritable, toute autre forme étant illusoire ; 2. La science est capable d’élucider la totalité de l’être et de résoudre, tôt ou tard, tous les problèmes qui se posent à l’humanité, y compris les problèmes moraux.” (Philosophie des sciences de la Nature, éd. Klingsiek.) S’il envisage comme une probabilité le fait de créer un système dans lequel toutes les lois de la nature – y compris celles de la nature sociale – s’enchaîneraient, Bakounine précise que ce qui est tout à fait certain, c’est que “nous ne pourrons jamais arriver, non seulement à comprendre, mais seulement à embrasser ce système unique et réel de l’univers”, parce qu’il est infiniment étendu aussi bien que spécialisé. Influencé manifestement par Auguste Comte, Bakounine s’en distingue, on le verra, très fermement sur plusieurs points fondamentaux. »
SOCIOLOGIE
Felipe Corrêa : Peux-tu mettre en relation ces questions de méthode d’analyse et de théorie politique de Bakounine avec la sociologie ?
René Berthier : Il y a selon Bakounine une science dont l’objet est de décrire et d’expliquer le fonctionnement de la société, c’est la sociologie, dont il dit qu’à son époque elle en est encore à ses débuts : en 1869, il dit qu’elle est « une science à peine née », qu’elle est à la recherche de ses éléments et qu’il lui faudra « un siècle au moins, pour se constituer définitivement et pour devenir une science sérieuse, quelque peu suffisante et complète » (Fédéralisme, socialisme, antithéologisme).
Cela ne signifie en aucun cas que l’humanité souffrante doive attendre un siècle pour se libérer. Que serait, en effet, une société qui ne serait que « la traduction en pratique ou l’application d’une science, lors même que cette science serait la plus parfaite et la plus complète du monde ? Une misère. »
Bakounine refuse de tomber dans le scientisme. La science est « une des gloires les plus pures de l’humanité », mais elle a aussi ses limites : il faut rappeler « qu’elle n’est pas le tout, qu’elle n’en est seulement qu’une partie, et que le tout c’est la vie ».
Il faut ajouter que les réflexions de Bakounine sur la sociologie, surtout présentes dans Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, doivent beaucoup à Auguste Comte, inventeur du mot « sociologie », sans que cela fasse de lui un disciple du penseur français. Bakounine disait que le système de Philosophie Positive d’Auguste Comte ouvrait la porte au mysticisme. Auguste Comte était un disciple de Saint-Simon, qui a par ailleurs énormément inspiré Proudhon et Marx. Il y a un réseau extrêmement complexe d’inter-relations, sur le plan intellectuel.
THÉORIE DE L'HISTOIRE
Felipe Corrêa : Et comment mettre en relation méthode et théorie avec l’histoire dans la conception de Bakounine ?
René Berthier : Bakounine dit que l’histoire « comme science n’existe encore pas » (L’Empire knouto-germanique, Champ libre, VIII 28.) Quand Bakounine dit que le temps de la métaphysique est passé, cette exigence s’applique tout particulièrement à la recherche historique, qui n’en est encore qu’à sa période de constitution.
Les historiens qui ont voulu tracer le tableau général des évolutions historiques de la société humaine se sont limités jusqu’à présent à en décrire les développements religieux, esthétiques ou philosophiques, ou encore ils se sont cantonnés à l’histoire politique et juridique. « Tous ont presque également négligé ou même ignoré le point de vue anthropologique et économique, qui forme pourtant la base réelle de tout développement humain ». (L’empire knouto-germanique, VIII, 282.)
Le mode de raisonnement de Bakounine doit beaucoup à la philosophie de Hegel, qu’on retrouve en permanence dans ses textes, en filigrane, un peu comme des images subliminales. Cette présence n’apparaît pas de manière flagrante si on fait une lecture superficielle, mais elle saute aux yeux lorsqu’on prend le temps de s’attarder un peu. Il est vrai qu’on ne guérit jamais vraiment d’une formation hégélienne. Je reste convaincu que la connaissance qu’avait Bakounine de Hegel était nettement supérieure à celle de Marx. On ignore que ce dernier n’a pas passé un doctorat de philosophie mais de droit. Il connaissait de Hegel ce que tout intellectuel de son temps devait en connaître. Bakounine avait une formation philosophique académique, dirais-je.
J’ajoute qu’une lecture attentive de Bakounine révèle également une forte influence de Fichte, du jeune Fichte.
Mais lorsqu’il s’agira de prendre position sur une méthode d’analyse en histoire, Bakounine s’en tiendra à ce qu’il considère à juste titre comme la méthode scientifique, la méthode expérimentale.
Felipe Corrêa : Je suis d’accord avec ce que tu dis dans ton « Essai sur les Fondements Théoriques de l’Anarchisme », que Bakounine n’a jamais eu une théorie de l’histoire comme celle de Marx, qui viserait à prédire l’avenir, quelque chose qui pour moi est complètement métaphysique, ou même « idéaliste ». Comment vois-tu cette question dans la théorie de l’histoire de Marx et de Bakounine ?
René Berthier : La théorie de l’histoire de Marx n’a jamais eu pour objet, ni même pour conséquence induite, de « prévoir le futur ». Je suis convaincu qu’une telle idée aurait scandalisé Marx.
Sur la théorie de l’histoire de Marx et Bakounine, je crois avoir écrit quelque chose là-dessus, j’essaierai de le retrouver. La « théorie de l’histoire » de Bakounine n’est pas très différente de celle de Marx mais, paradoxalement, je pense qu’on a beaucoup mythifié la théorie de l’histoire de Marx.
Felipe Corrêa : Mais quand Marx conçoit que l’évolution des sociétés est donnée en relation avec le développement du mode de production, établissant ce qui a été appelé « étapisme » avec des « phases nécessaires » de développement de la société, qui, dialectiquement, se développerait, du féodalisme au capitalisme, du capitalisme au socialisme (d’État), du socialisme au communisme, Marx ne développerait-il pas une « théorie de l’histoire » qui vise à prédire l’avenir ? Es-tu d’accord avec cette lecture de Marx ?
René Berthier : Chez beaucoup de militants il y a un besoin de se référer à un ensemble doctrinal, à une théorie explicative bien cadrée qui donne l’impression de répondre à tout. On trouve cela beaucoup chez les marxistes, mais aussi chez certains anarchistes qui ont eu le sentiment que la théorie anarchiste ne répondait pas à toutes leurs interrogations en matière de « méthode », de « méthode d’analyse », etc., et qui ont cru trouver des réponses dans le marxisme.
Malheureusement, ce marxisme auquel ils se sont raccrochés comme à une bouée de sauvetage était un marxisme caricatural, un marxisme de Reader’s Digest. Je pense à cette phrase très connue de Marx, souvent citée : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. »
On ignore souvent le contexte dans lequel il a proféré ces paroles. C’est en fait Engels qui cite Marx en se plaignant des gens qui font une lecture superficielle de l’œuvre de son ami : « Ce que l’on appelle “marxisme” en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : “Ce qu’il y a de certain c’est que moi, je ne suis pas Marxiste” . » (Engels à Bernstein 2-3 novembre 1882).
Le marxisme a été inconnu en France jusque vers 1900. Voir également : une lettre d’Engels à C. Schmidt, 5 août 1890 :
« (…) Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des “marxistes” français de la fin des années 1870 : “Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste.” »
Le sens de la phrase de Marx a été souvent déformé. On a voulu lui faire dire qu’il n’était pas « marxiste » afin d’accréditer l’idée qu’il était pas dogmatique ou sectaire. Ce n’est pas exactement cela. En fait, il veut se démarquer des interprétations qui réduisent sa pensée à une sorte de mécanique bien huilée. Marx ne dit pas qu’il n’est pas « marxiste », il dit que le marxisme vulgarisé de son vivant n’est pas du marxisme. Ce n’est pas la même chose…
Le marxisme réduit à une sorte de mécanique déterministe, confortable pour l’esprit paresseux et peu critique, est malheureusement ce qui a été retenu par beaucoup de communistes, mais aussi par ceux des anarchistes qui n’ont pas pris la peine de lire leurs propres auteurs.
Felipe Corrêa : En extrapolant la théorie de Marx et en pensant plus largement au marxisme, que peut-on dire en conséquence de la « prévision historique » faite par une partie importante de celui-ci ?
René Berthier : Je pense que l’idée selon laquelle la « bonne » théorie soutenue par la « bonne » méthode permettra de prévoir le futur est issue de la philosophie de Hegel telle qu’elle a été interprétée par certains de ses disciples. Dans la mesure où on s’imaginait que la philosophie allait permettre d’acquérir le savoir total (Bakounine fait une excellente description de ce fantasme qui frappait la jeunesse de son temps [5]), la connaissance de l’avenir faisait partie de ce savoir total. Ce fantasme est aussi, je pense, étroitement lié à la philosophie de l’action, dont Marx n’est absolument pas l’ »inventeur », ni même Moses Hess : l’idée que la philosophie conduisait à l’action est déjà très présente dans Hegel lui-même, et elle est partagée par presque toute la gauche hégélienne. Puisque le savoir total conduit à l’action, il devient dès lors possible de prévoir les conséquences futures de l’action des hommes.
L’un des premiers à avoir développé cette thèse après Hegel est sans doute un Polonais nommé Cieszkowski et auteur en 1838 des Prolégomènes à l’historiosophie, dans lequel il se révèle comme un maître de la dialectique. Cieszkowski pense que l’histoire est composée de trois grandes périodes : celle de l’être, celle de la réflexion, elle de l’action.
« Le pratique, chez Hegel, est encore absorbé par le théorique, il ne s’en est pas encore distingué, il est toujours considéré, pour ainsi dire, comme une émanation secondaire du théorique. Or sa destination propre et véritable est d’être un stade séparé, spécifique, voire même le stade le plus haut de l’esprit. » (Prolégomènes, Champ libre, p. 109)
L’avenir, comme le passé et le présent, fait partie d’un tout organique et à ce titre il est connaissable par la synthèse de l’être et de la pensée, qui est la praxis, c’est-à-dire l’activité sociale considérée comme un tout. « La philosophie, dit Cieszkowski, est désormais sur le point d’être appliquée. » « L’action et l’intervention sociale supplanteront la véritable philosophie. » Cieszkowski est le premier du groupe de Jeunes Hégéliens à exposer clairement que le pouvoir des idées à lui seul ne suffit pas. Avec Hegel, la philosophie arrive à sa fin, dit Cieszkowski, idée qui n’est pas particulièrement originale puisque c’est ce que Hegel lui-même pensait. Mais Cieszkowski n’est pas absolument catégorique sur la fin de la philosophie : Hegel, en effet, « ...a pensé jusqu’au bout l’univers en général, et sans aller jusqu’à prétendre qu’il n’y avait plus aucune place après lui pour la recherche spéculative, il faut reconnaître qu’il a déjà découvert l’essentiel. La découverte de la méthode est véritablement la découverte de la pierre philosophale si souvent espérée. » [Je souligne.] On constate ainsi que le fétichisme de la « méthode », qu’on retrouve chez nombre de marxistes et d’anarchistes marxisés d’aujourd’hui, remonte à très loin.
La philosophie va désormais perdre son caractère ésotérique ; son destin ultérieur sera de se vulgariser pour exercer son influence sur les « rapports sociaux de l’humanité » en vue de développer la vérité objective dans la réalité existante aussi bien que dans la vérité qui « se forge elle-même ». Jusqu’à présent la philosophie était imparfaite car elle ne permettait d’expliquer l’histoire qu’après coup, elle ne pouvait contribuer à déterminer le futur. Selon Cieszkowski, on peut connaître le futur par l’intuition, par la connaissance ; mais la meilleure façon est la méthode, « vraiment pratique, appliquée, complète, spontanée, volontaire et libre, embrassant ainsi toute une sphère d’action », grâce à laquelle on pourra parvenir à la « connaissance spéculative du futur ». Il ne s’agit pas, précisons-le, de construire le futur dans ses détails, mais d’en déduire l’essence à partir de la connaissance du passé. Les positions de Cieszkowski étaient fondées sur le sentiment que la période qu’il vivait était une période de transition et de crise, sentiment partagé par presque tous les penseurs et hommes politiques de l’époque.
L’idée qu’une théorie sociale, si révolutionnaire soit-elle, puisse conduire à des « prévisions historiques » est l’une des conséquences ce l’interprétation du marxisme comme un déterminisme. Il y a un certain paradoxe à lire des textes affirmant d’une part que le marxisme est une science, d’autre part qu’il est en mesure de faire des prévisions.
Indépendamment du fait que le marxisme n’est pas une « science », aucune science ne peut prétendre prévoir l’avenir. Et dès lors qu’elle prétend pouvoir le faire, elle est disqualifiée comme science. Pour prévoir des événements dans le monde humain, il faudrait pouvoir examiner la totalité des déterminations qui s’attachent à un fait. Et même si c’était possible, dans la mesure même où on a affaire à l’humain, on n’est jamais certain qu’une au moins de ces déterminations qu’on aurait miraculeusement réussi à isoler ne varierait pas au dernier moment. Si au moment où Brutus s’apprêtait à assassiner César, Brutus avait émis une flatulence, César l’aurait peut-être entendu et évité le coup…
Aucune science ne « prédit » quoi que ce soit. Les sciences se contentent de dire : considérant que la conjonction de telle ou telle cause produit un certain effet constaté expérimentalement, si ces causes venaient à se reproduire, le même effet pourrait être constaté. C’est pourquoi ce genre d’affirmation péremptoire, lu dans un document de l’ultra-gauche, disqualifie totalement les prétentions scientifiques de ce que l’auteur pense être le marxisme : « Nous affirmons que tous les grands événements récents sont autant de confirmations indiscutables et intégrales de la théorie et de la prévision marxistes. » (« L’“invariance” historique du marxisme », Programme communiste n° 53, octobre 1971) De tels propos sont d’une stupidité confondante.
Trotsky raconte de quelle manière Leverrier a découvert Neptune en constatant des irrégularités dans le mouvement d’Uranus. Leverrier demande à l’astronome Galle de vérifier expérimentalement ses calculs, qui s’avèrent justes. Trotsky peut alors très justement dire : « Ce moment de la création scientifique, quand la généralisation se transforme en prévision, et, par l’expérience, permet d’aboutir à la vérification de la prévision, donne toujours à la pensée humaine sa satisfaction la plus fière et la plus méritée. » (Trotsky « Mendeleïev et le marxisme », 17 septembre 1925)
Mais dans le même texte, Trotsky profère une énorme ânerie lorsqu’il affirme que
« …entre la découverte de Neptune et la révolution de 1848, deux jeunes savants, Marx et Engels, ont écrit le Manifeste du Parti Communiste, où ils ont non seulement prédit l’imminence d’événements révolutionnaires dans un avenir proche, mais aussi donné à l’avance l’analyse des forces en présence, la logique de leur mouvement ultérieur jusqu’à la victoire inévitable du prolétariat et l’établissement de sa dictature ».
Le Manifeste communiste, publié quelques semaines avant la révolution de 1848, et qui était en principe le programme politique de la Ligue des Communistes, n’a rien prédit du tout, il est même totalement à côté de la plaque. Le problème du jour, en Europe centrale, et en particulier en Allemagne, c’était l’unité nationale, la question nationale, dont le Manifeste ne parle pas. Le Manifeste était tellement à contrecourant que Marx et Engels ont tout fait pour éviter qu’il soit distribué. Au lieu de révolution prolétarienne, Marx et Engels ont collaboré à une gazette libérale pour tenter de réveiller la conscience de classe… de la bourgeoisie [6].
On trouve couramment dans la littérature marxiste des affirmations telles que celles-ci, de Trotsky :
« C’est l’essence du marxisme, de se pencher sur la société comme objet d’une recherche objective, en examinant l’histoire humaine comme une gigantesque bande enregistreuse de laboratoire. Le marxisme considère l’idéologie comme dépendante de la structure sociale. Le marxisme examine la structure de classes de la société comme conditionnée historiquement par le développement des forces productives ; le marxisme déduit l’organisation des rapports sociaux dans la production des relations mutuelles entre la société humaine et la nature environnante, qui, à leur tour, à chaque stade historique sont définis par le niveau de la technique humaine, ses instruments, ses moyens et méthodes de lutte contre la nature. C’est précisément une telle approche objective qui donne au marxisme sa force inégalée de prévision historique. » (Trotski « Mendeleïev et le marxisme », 17 septembre 1925)
Si on juge de la validité d’une théorie par la vérification expérimentale de ses thèses, il n’y a pas grand-chose dans tout ce que Trotsky a pu « prédire », grâce au marxisme, qui se soit réalisé. Tout ce que Trotsky décrit dans ce paragraphe comme étant constitutif du marxisme appartient à ce marxisme caricatural de Reader’s Digest auquel Marx s’était opposé : « bande enregistreuse de laboratoire » ; « l’idéologie comme dépendante de la structure sociale » ; « structure de classes de la société comme conditionnée historiquement par le développement des forces productives », etc. Non pas que ces allégations soient fausses : elles sont caricaturales.
Tout ce qu’on est en droit d’attendre de la science historique, dit Bakounine, est qu’elle nous montre « les causes générales de la plus grande partie des souffrances individuelles » ainsi que les « conditions générales de l’émancipation réelle des individus vivant dans la société ». Voilà, ajoute-t-il, sa mission et ses limites. « Car au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres [7]. » (L’Empire knouto-germanique.)
Felipe Corrêa : Quel est le point de vue de Bakounine à propos de la théorie des phases successives, ou comme on dit plus vulgairement, de l’ « étapisme » ?
René Berthier : Bakounine avait parfaitement défini le cœur de l’opposition qui le séparait de Marx : la théorie des stades successifs d’évolution historique, qui constitue le pivot de la conception marxiste de l’histoire. L’histoire est parcourue de périodes correspondant à un mode de production dominant, chaque période succédant à l’autre de manière « nécessaire », c’est-à-dire inévitable et, au terme de cette succession des modes de production, on parviendrait au communisme.
Bakounine connaissait parfaitement cette thèse de Marx, mais n’y souscrivait que relativement, c’est-à-dire qu’il y apportait des nuances. La tournure dogmatique et mécaniste prise par le marxisme après Marx, incapable de concevoir qu’on puisse nuancer quoi que ce soit, a évidemment conduit à considérer que le révolutionnaire russe avait une opposition de principe à cette théorie. Or l’examen attentif des textes révèle que sur cette question – comme sur bien d’autres – le rejet concerne plus le caractère exclusif du principe élaboré par Marx que le principe lui-même. En plusieurs occasions, en effet, Bakounine reprend à son compte cette théorie, mais en délimitant son cadre de validité à l’Europe occidentale.
Certains rares auteurs qui ont perçu ce fait ont été tentés de voir dans le révolutionnaire russe un disciple (indiscipliné, certes) de Marx. (C’est le cas de François Munoz dans l’introduction à La Liberté, recueil des textes de Bakounine paru chez Pauvert.) C’est une hypothèse intéressante, mais qui résulte d’une mauvaise méthode d’approche [8]. Les rapprochements étonnants qui peuvent être faits dans la perception que les deux hommes peuvent avoir des faits ne sont pas dus à ce que l’un serait le « disciple » de l’autre mais à leur formation intellectuelle commune.
Cette théorie des phases successives n’est d’ailleurs pas, loin de là, une « invention » marxiste. Elle n’est pas non plus une invention de Hegel. On la retrouve, notamment, chez Saint-Simon, qui lui-même affirme continuer l’œuvre de Condorcet. On la retrouve également chez les historiens de la Restauration.
Felipe Corrêa : Comment cette question de l’ « étapisme » se met-elle en relation avec la philosophie de Hegel ?
René Berthier : Le schéma des phases d’évolution historique n’est pas absent de chez Bakounine parce qu’il est trop imprégné de philosophie hégélienne pour ne pas l’avoir assimilé. Cependant il n’y adhère pas sans quelques réserves importantes.
Chez Hegel, l’histoire est la succession des états d’une substance unique, l’Esprit universel, dont les éléments alimentent le conflit interne et le rendent concret. Ainsi, les conflits religieux, les guerres, sont l’incarnation de l’Idée qui s’autoréalise. Le développement de la société civile n’est pas un progrès régulier. Il résulte de tensions constantes entre forces opposées qui sont la garantie de son avancée incessante. La discontinuité du progrès se manifeste lorsque les lois, les institutions, les mœurs ne sont plus en accord avec l’époque, avec l’Esprit, et que ces tensions ayant atteint un point critique, une éruption est rendue nécessaire pour détruire l’ordre ancien.
Dans La Raison dans l’histoire, Hegel déclare ainsi :
« Qu’ils sont aveugles, ceux qui s’imaginent que des institutions, des lois, qui ne sont plus en accord avec les mœurs, les besoins, l’opinion, des hommes, des lois qui n’expriment plus l’Esprit, peuvent continuer à subsister – que des formes dans lesquelles l’intelligence et le sentiment ne s’intéressent plus sont assez puissantes pour constituer l’unité d’un peuple ! Toutes les tentatives pour restituer, par un barbouillage grandiloquent, la confiance en des rapports et des parties d’une constitution que la foi a quittée, de donner un vernis de belles paroles aux fossoyeurs, non seulement couvrent de honte leurs malins inventeurs, mais encore préparent une éruption bien plus effrayante, dans laquelle au besoin de l’amélioration s’ajoute la vengeance. »
Nous avons devant nous un immense tableau d’événements et d’actions, de formations infiniment multiples : l’histoire est « la catégorie du devenir ». L’Esprit « consume la forme qu’il s’était donnée et s’élève ainsi à une forme nouvelle ». La contradiction crée une forme nouvelle et il sort des cendres de la forme antérieure un esprit plus pur, « une décantation et une transformation de lui-même ». Mais la résultante d’une contradiction en crée de nouvelles, et ainsi l’esprit se répand dans l’histoire « en une inépuisable multiplicité d’aspects ».
L’accroissement quantitatif de l’intensité des tensions conduit à une mutation. Les forces contraires qui croissent sous la superficie s’accumulent et explosent ouvertement. Le replâtrage des formes anciennes aboutit inévitablement à l’échec. C’est dans l’esprit national des peuples que se manifeste la raison dans l’histoire, selon Hegel. La nation est l’expression d’une phase donnée de l’évolution du monde. « Les esprits nationaux sont les chaînons dans le processus par lequel l’esprit parvient à la libre connaissance de lui-même ».
Le développement de la connaissance humaine, la succession des civilisations répondent aux exigences d’un ordre subjectif. Quoique fasse l’homme, il « est l’être en qui l’esprit se réalise ». Mais l’esprit n’est pas considéré comme un être humain singulier. L’Esprit dans l’histoire est un individu d’une nature à la fois universelle et déterminée. « Et l’esprit auquel nous avons affaire est l’Esprit national. »
L’esprit d’un peuple passe par des phases de constitution et de formation. Il s’épanouit dans les actions et les aspirations d’un peuple et, en se réalisant, il parvient à « la jouissance et à la saisie de lui-même » à travers les créations de la société, telles que la religion, la science, les arts. Mais en s’accomplissant, l’esprit national amorce son déclin,
« et ce déclin marque l’avènement d’un autre stade, d’un autre esprit. L’esprit national particulier s’accomplit en servant de transition vers l’esprit d’une autre nation. Ainsi s’opère la progression, la naissance et la dissolution des principes nationaux. L’histoire philosophique a pour tâche de montrer l’enchaînement de ce devenir. »
Les races, les nations, les religions, les civilisations se succèdent dans un ordre précis déterminé par les mouvements des facultés collectives de l’humanité. Toute transformation dérive du mouvement de la dialectique qui œuvre à travers la critique continue, la contradiction et le dépassement des modes de pensée et d’élaboration de la raison et du sentiment, qui, en leur temps, représentent l’apogée du développement de l’esprit humain concrétisé par des hommes et des institutions.
Cependant les institutions deviennent, à un stade de leur développement, un obstacle au progrès. Leur rigidité crée des contradictions qui contribuent à leur destruction. Quand la nation, dit Hegel, s’est établie et a atteint sa fin, c’est-à-dire quand elle a réalisé, accompli les potentialités qu’elle portait en elle-même, « alors disparaît son intérêt profond ». L’esprit national a atteint sa pleine vigueur, décline et meurt.
Tant que « l’actualité n’est pas encore adéquate à son concept, tant que son concept interne n’est pas encore amené à la reconnaissance de soi, il y a une opposition ». En d’autres termes, tant que le moment n’est pas encore arrivé où l’esprit parvient à l’apogée de son développement, à la pleine réalisation de ses capacités, il y a contradiction, c’est-à-dire vie. Mais quand ce moment arrive où l’esprit a élaboré et accompli son concept et qu’il est parvenu à « la jouissance de lui-même », alors l’homme « meurt dans l’habitude de la vie ; de même, l’Esprit national meurt dans la jouissance de lui-même ».
La nation qui est parvenue à ce stade peut encore continuer à agir ; pendant longtemps elle « peut encore végéter dans l’agitation des intérêts particuliers des individus qui se sont substitués à l’intérêt national ». Alors vient la « nullité politique », l’habitude, l’ennui. « Ainsi meurent les individus et les nations, de leur mort naturelle ».
Cependant la périssabilité de l’esprit national particulier contient davantage que la mort, car la vie suit la mort. L’Esprit universel ne meurt pas. Chaque peuple mûrit un fruit et « ce fruit lui apporte un suc amer ; il ne peut le rejeter, car il en a une soif infinie. Or il lui en coûte sa destruction, suivie de l’avènement d’un nouveau principe. Le fruit redevient germe – germe d’une autre nation qui mûrira... »
Ce résumé succinct de la philosophie de l’histoire de Hegel donne le cadre théorique dans lequel Bakounine comme Marx développeront leurs propres conceptions. Bakounine reproche à Hegel de donner une description mythique des forces en action et d’alimenter un mythe qui n’est que la résultante d’un processus matériel qui se manifeste par le travail humain et la personnalité humaine. L’apparence de forces et d’objets externes et indépendants est donnée à ce qui n’est que le produit de l’effort humain. On retrouve néanmoins le même schéma d’évolution des sociétés chez Bakounine, à cette différence près que ce n’est pas l’Esprit du monde qui en est le moteur mais l’action combinée :
– de la science, de la découverte de « nouveaux phénomènes tant naturels que sociaux » qui, ne pouvant être expliqués par les anciennes théories, les renversent et « forcent l’esprit humain à chercher des explications nouvelles ». (« La théologie politique de Mazzini », Œuvres, Champ libre, I, 126.)
– du développement des besoins nouveaux créés par le développement matériel de la société ;
– de la « révolte des intérêts opprimés ».
Si on considère que les deux premiers points constituent les forces productives et le troisième la lutte des classes, on constate que le « moteur » de l’histoire, selon le schéma bakouninien, est étonnamment proche de celui de Marx.
La parenté de la théorie des modes successifs de production avec la philosophie de l’histoire de Hegel est évidente, bien que l’optique ne soit pas la même : les forces matérielles – qui ne se limitent bien évidemment pas à l’économie – se sont substituées à l’esprit. L’analogie entre ce que Hegel définit comme « la répartition de l’histoire universelle » et ce que Bakounine désigne par l’expression d’ »époques successives de la formation économique de la société » est frappante, à cette différence que le développement des forces économiques remplace celui de l’esprit comme « moteur ».
Dans la construction théorique échafaudée par Marx, l’histoire est constituée de quatre grandes périodes définies par les modes de production asiatique, antique, féodal et capitaliste. Ces modes de production se succèdent dans un ordre nécessaire. Or, on retrouve un schéma identique chez Hegel, qui distingue l’empire oriental, le monde grec, le monde romain et chrétien, et le monde germanique. L’idée en elle-même n’était pas originale.
Pour Hegel, le monde germanique est l’esprit parvenu à sa maturité, qui « contient en lui-même les moments de son évolution antérieure et parvient par là-même à sa propre totalité » : « On peut appeler germaniques les nations auxquelles l’Esprit du monde a confié son véritable principe ». (La Raison dans l’histoire, Coll. 10/18, p. 292)
C’est une constante, chez les philosophes allemands, de considérer la nation allemande comme le produit achevé du progrès historique. Marx ne fait pas exception. Selon lui, c’est l’Angleterre et l’Allemagne, deux nations germaniques, qui sont l’élément moteur du monde contemporain, la première parce qu’elle a développé le capitalisme, la seconde parce que le prolétariat allemand est l’héritier de la philosophie classique allemande.
Felipe Corrêa : Quel est le rapport de Saint-Simon avec cette question des phases successives dans l’histoire ?
René Berthier : C’est Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon (1760-1825) qui est l’inspirateur des historiens de la Restauration, et d’Auguste Comte. Il est le porte-parole des « producteurs », terme qui désigne chez lui les industriels.
Saint-Simon pense que les sociétés européennes sont parvenues au terme d’une évolution où les contradictions qu’elles contiennent vont éclater, mettant sur le devant de la scène la classe sociale jusqu’alors opprimée, les « industriels ». Des forces nouvelles sont en train de monter qui vont renverser l’organisation ancienne de la société. Le dévoilement des contradictions économiques rend ainsi possible l’établissement d’un projet politique.
Dans un écrit de 1802, Saint-Simon fait la distinction essentielle entre propriétaires et non propriétaires : « En décomposant l’ordre social, j’y trouve cette première division en propriétaires et non propriétaires, qui a remplacé celle d’hommes libres et d’esclaves qui existait dans les siècles trop vantés des Grecs et des Romains. » (Lettre aux Européens, Alcan, p. 79)
Saint-Simon a l’intuition que les changements politiques ne sont pas en mesure d’opérer de véritables réformes et affirme l’essentialité du système économique : l’élément moteur de la société moderne est dans l’industrie et dans les classes industrielles : « La politique est la science de la production », dit-il dans L’Industrie. (II, 188)
Mais ce qui intéresse Saint-Simon est moins l’économie politique que l’ensemble des forces qui s’équilibrent ou qui s’affrontent dans la société. Celle-ci n’est pas un ensemble immobile, et ses mutations ne sont pas des accidents. L’histoire est une transformation permanente ; l’évolution des systèmes sociaux a ses causes dans le développement des forces industrielles (les « forces productives » dirait Marx) : « J’ai reçu la mission de faire sortir les pouvoirs politiques des mains du clergé, de la noblesse et de l’ordre judiciaire pour les faire entrer dans celles des industriels. » (Système industriel, 167, XXI)
Bien avant Marx, Saint-Simon avait divisé l’histoire en « périodes » :
Première période : après la chute de l’Empire romain, le Moyen Age se caractérise par une forme de double pouvoir, religieux (« papal et théologique ») et temporel (« féodal et militaire »), qui se stabilise entre le Xe et le XIe siècle. Bakounine, quant à lui, voit dans la première partie du Moyen Age une prééminence du religieux, l’Église et le clergé étant pratiquement définis comme une classe dominante ; à partir du XIe siècle, avec Philippe le Bel en France, le pouvoir royal se dégage de la tutelle de Rome. On retrouve la même idée développée chez Bakounine.
Deuxième période, caractérisée par deux événements : d’abord le système féodal se désorganise tandis que se développe le mouvement des Communes qui marque un certain affranchissement des villes envers la noblesse ; ensuite la naissance des sciences positives. Ces deux phénomènes définissent le début de l’avènement de la « classe industrielle ». Le XVIIIe siècle acheva la ruine du système féodal.
Troisième période, entamée par la révolution de 1789 : la Restauration, sous laquelle vit Saint-Simon, n’est qu’une phase transitoire vers l’établissement définitif du système industriel.
On voit à quel point on peut faire l’analogie entre le schéma historique de Marx et celui de Saint-Simon, lequel s’inspire de Condorcet ; et on retrouve encore l’idée des phases successives d’évolution des sociétés dans la théorie de l’histoire de Hegel. La différence entre Hegel et Saint-Simon réside cependant dans le constat que ce dernier se place incontestablement dans une perspective matérialiste de l’histoire – mais une perspective où c’est la bourgeoisie industrielle qui est la « dernière classe » de l’histoire.
Analysant la société issue de la Grande révolution, Saint-Simon constate que le pouvoir politique reste aux mains d’une classe décadente alors que le pouvoir effectif, économique, se trouve entre les mains des classes industrielles. Les « industriels » possèdent le talent, la capacité, les sciences et la richesse, mais ils sont gouvernés par les nobles. C’est, dit-il, un régime provisoire, un régime qui a un « caractère bâtard ». (Du système industriel [1820-1822], Œuvres, vol. XXII, p. 184) Cet équilibre instable ne peut pas durer et doit se résoudre par la disparition du système féodal.
« Il est clair que la lutte doit finir par exister entre la masse entière des parasites d’un côté, et la masse des producteurs de l’autre, pour décider si ceux-ci continueront à être la proie des premiers, ou s’ils obtiendront la direction suprême d’une société qui ne se compose plus aujourd’hui que d’eux seuls, essentiellement. » (Du système industriel, p. 258)
« Le parti des producteurs ne va pas tarder à se montrer », dit encore Saint-Simon, qui ne fait rien d’autre que décrire la lutte des classes dans sa perspective bourgeoise. Le terme de « producteur », comme celui de « travailleur », ne doit ici pas être pris dans le sens où l’emploient les socialistes.
Il y a quelque chose d’authentiquement subversif chez Saint-Simon, qui pense que « tous les hommes doivent travailler » (Lettre d’un habitant de Genève) ; « un homme ne peut avoir la liberté de rester les bras croisés. » (Système industriel, XXI, 15) Il estime que la propriété ne peut plus être considérée comme une rente. L’entrepreneur est vu comme un gérant qui est au service de tous, il est un rouage dans le système économique où l’administration des choses remplace le gouvernement des hommes. Dans une large mesure, la propriété se trouve ainsi délégitimée : Saint-Simon ruine le fondement mystique du droit de propriété. « La propriété doit être constituée d’une manière telle que le possesseur soit stimulé à la rendre productive le plus qu’il est possible. » (Saint-Simon, Le nouveau christianisme.)
« Le principe : respect à la production et aux producteurs, est infiniment plus fécond que celui-ci : respect à la propriété et aux propriétaires. » (L’Industrie, Œuvres, XVII, 187) On arrive rapidement à l’idée de l’expropriation de la classe oisive au profit de la classe qui travaille. La multiplicité des producteurs s’inscrit dans une division de travail à travers laquelle tous les maillons de la chaîne deviennent interdépendants :
« A mesure que la civilisation fait des progrès, la division du travail, considérée au spirituel comme au temporel, augmente dans la même proportion. Il en résulte que les hommes dépendent moins les uns des autres individuellement, mais que chacun d’eux dépend davantage de la masse, exactement sous le même rapport. » (Saint-Simon, Catéchisme, V, 16)
Ainsi, Maxime Leroy peut-il écrire que « Saint-Simon a fait émerger socialement la classe ouvrière, cette classe qui n’était considérée jusqu’alors que comme un ensemble de pauvres : à partir de Saint-Simon, et aussi à partir de Sismondi, cette masse pauvre est étudiée dans ses rapports avec la production, sous l’angle du labeur ; il ne s’agit, non plus, d’un pauvre tout court, mais d’un ouvrier pauvre ; et c’est là plus qu’une nuance. » (Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Gallimard, p. 237.) Trente ans après la publication du Manifeste, Engels reconnaîtra l’apport de Saint-Simon :
« Saint-Simon était fils de la Révolution française ; il n’avait pas encore trente ans lorsqu’elle éclata. La Révolution était la victoire du tiers-état, c’est-à-dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu’alors : la noblesse et le clergé. » (Engels, L’Anti-Dühring, 1878)
La bourgeoisie possédante – c’est-à-dire la fraction de la bourgeoisie qui n’est pas liée à un travail productif – s’était développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l’Église confisquée et en fraudant la nation par les fournitures aux armées.
« Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d’État. De la sorte, dans l’esprit de Saint-Simon, l’opposition du tiers-état et des ordres privilégiés prit la forme de l’opposition entre “travailleurs” et “oisifs”. Les oisifs, ce n’étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. » (Ibid.)
Dans la vision de Saint-Simon, le concept de producteur incluait les ouvriers, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers. Ceux qui devaient diriger étaient les détenteurs de la science et de l’industrie. « Mais la science, c’était les hommes d’études, et l’industrie, c’était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers. »
« Concevoir la Révolution française comme une lutte de classe entre la noblesse, la bourgeoisie et les non-possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales. En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie. Si l’idée que la situation économique est la base des institutions politiques n’apparaît ici qu’en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’abolition de l’État, dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. » (Ibid.)
Engels conclut son propos en affirmant que « nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui ».
Pour expliquer le devenir historique, Saint-Simon sera progressivement amené à remplacer l’explication qui se fondait sur les progrès accomplis par l’esprit humain par l’évolution des systèmes sociaux. Inévitablement, l’explication de cette évolution se trouvera dans l’extension des forces industrielles, annonçant une théorie matérialiste de l’histoire.
Saint-Simon n’est certes pas le théoricien de la révolution prolétarienne : sa réflexion s’arrête à la classe des « industriels », dont il est en quelque sorte le porte-parole. Cependant, son schéma ressemble étrangement à celui de Marx ; il en est même beaucoup plus proche que de celui de Hegel, qui ne s’attache qu’aux phases d’évolution de l’Esprit. Chez Saint-Simon, c’est bien de classes sociales et de systèmes sociaux qu’il s’agit. Il n’est même plus nécessaire de le « remettre sur les pieds », comme Marx a prétendu faire avec Hegel, il suffit de poursuivre le travail en y insérant la classe ouvrière, en succession logique, après celle des industriels.
Saint-Simon inaugure littéralement une analyse matérialiste de l’histoire. Il anticipe même une question méthodologique capitale que se poseront plus tard Marx et Proudhon : pour comprendre les mécanismes de la société, il faut occulter les phénomènes secondaires pour ne retenir que le général, afin de saisir le système dans son ensemble, c’est-à-dire les principes par lesquels il devient intelligible. C’est précisément à partir de ce constat méthodologique que Proudhon pourra écrire le Système des contradictions économiques ; c’est pour ne pas avoir compris cela assez tôt que Marx perdra quinze ans avant de pouvoir rédiger le Capital.
Je pense qu’il était nécessaire de nous attarder un peu sur Saint-Simon afin de montrer le rôle souvent occulté mais décisif qu’il a joué dans l’évolution de la pensée socialiste. Engels fait dans l’Anti-Dühring un compte rendu intéressant de la pensée de ce précurseur.
Felipe Corrêa : Quelle a été la contribution des historiens de la Restauration ?
René Berthier : L’idée que les formes de la production économique et les structures sociales qui en résultent sont en inter-relation, et l’idée que la lutte des classes – ou d’une façon générale les contradictions internes à une société – sont un facteur d’évolution historique, ne sont absolument pas des inventions de Marx.
Sur le premier point, Proudhon avait très clairement désigné les rapports qui unissent les structures politiques à l’économie, la détermination des phénomènes politiques par le système économique. Il n’entre pas dans notre propos de faire une analyse comparative des positions de Proudhon et de Marx sur la question.
Un an avant la publication du Manifeste, Proudhon avait publié son Système des contradictions économiques, dont le titre lui-même est suffisamment explicite. Il convient cependant de dire que Proudhon ne limite pas l’histoire de l’humanité à l’idée simpliste selon laquelle elle serait l’histoire de la lutte des classes. Par le concept de « société économique », il entend désigner les rapports de production et la division de la société en classes antagoniques – il parle bien de « guerre du travail et du capital » –, mais aussi les phénomènes politiques et idéologiques qui constituent, avec les déterminations économiques, un ensemble inséparable. Bakounine reprendra l’idée que la primauté des déterminations économiques dans l’explication des phénomènes historiques, pour réelle qu’elle soit, n’est que relative et que les faits politiques, juridiques, idéologiques, « une fois donnés, peuvent devenir des « causes productives d’effets ».
Quant à l’idée de lutte des classes, elle est tout à fait présente dans les œuvres des historiens de la Restauration, qui sont des historiens de la bourgeoisie et qui ont une vision tout à fait matérialiste de l’histoire, mais une vision considérée du point de vue de la bourgeoisie.
Pour Guizot, que Bakounine qualifie d’ »illustre homme d’État doctrinaire », c’est dans l’état de la société qu’il faut chercher la signification des institutions [9]. « Je soutins avec ardeur la cause de la société nouvelle telle que la Révolution l’a faite, ayant l’égalité devant la loi pour premier principe et les classes moyennes pour élément fondamental », dit-il. (Cité par Dominique Bagge, les Idées politiques en France sous la Restauration, PUF, p. 140)
Les historiens de la Restauration – Augustin Thierry, Mignet, Guizot, Thiers et quelques autres – ont découvert le social et le déterminisme historique, et ont compris que l’histoire est faite moins par des individualités d’exception que par les masses mues par un déterminisme collectif.
Augustin Thierry, disciple et « fils adoptif » de Saint-Simon, s’intéresse à la « destinée des masses d’hommes qui ont vécu et senti comme nous, bien mieux qu’à la fortune des grands et des princes ». (Ouvres, III, 1859, Première lettre sur l’histoire de France) Dans l’Essai sur l’histoire du tiers état, il suit « le progrès des masses populaires vers la liberté et le bien-être », qui lui paraît plus intéressant que »la marche des faiseurs de conquêtes ». On quitte ainsi l’histoire traditionnelle qui fait la description des faits et gestes des rois et des conquérants pour entrer dans l’histoire où les masses sont actrices. Puisque le tiers état avait gagné en 1789 contre les nobles, puisque les nobles avaient perdu leurs privilèges, il n’y avait donc plus qu’ »une seule classe de citoyens, vivant sous la même loi, le même règlement, le même ordre ». (Récits des temps mérovingiens, 1840, p. 143)
Écrivant dans la perspective de la révolution bourgeoise, l’auteur estime donc que la bourgeoisie est la dernière classe de l’histoire et que son accession au pouvoir a supprimé les antagonismes de classe. De ce fait même, l’émancipation de la bourgeoisie est perçue comme l’émancipation de la société tout entière. Le point de vue d’Augustin Thierry est le même que celui de l’auteur du Manifeste communiste : chacun de son point de vue estime que l’accession au pouvoir de la classe dont il se fait l’idéologue supprime les antagonismes de classe et fait apparaître une « société homogène » : le terme est d’Augustin Thierry et exprime l’idée qu’il n’y a désormais plus d’antagonismes de classe. Augustin Thierry anticipe sur le schéma de Marx.
Pour Guizot, la signification des institutions est à rechercher dans la société, dit-il en 1823 :
« Avant de devenir causes, les institutions sont effet ; la société les produit avant d’en être modifiée ; et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement. » (Essai sur l’histoire de France (1860, p. 73)
Quelques pages plus loin il ajoute que « pour comprendre les diverses conditions sociales, il faut connaître la nature et les relations des propriétés ».
Les historiens de la Restauration affirment également que ce sont les intérêts matériels collectifs qui déterminent les actions. « Voulez-vous savoir au juste qui a créé cette institution, qui a conçu une entreprise sociale ? Cherchez quels sont ceux qui en ont vraiment besoin », dit encore Augustin Thierry. (Lettres sur l’histoire de France)
Lorsque, à l’inverse, une institution devient contraire à l’intérêt collectif, ou à l’intérêt du groupe qui est à un moment donné l’expression de la collectivité, cette institution est combattue. Comme celle-ci est souvent le rempart des intérêts des privilégiés, il y a lutte des classes. Celle-ci joue un rôle déterminant dans l’œuvre d’Augustin Thierry, de même que chez un autre historien de la Restauration, Mignet.
L’expression « lutte des classes » n’est évidemment jamais employée, mais c’est bien de cela qu’il s’agit :
« Les intérêts qui dominent décident du mouvement social. Ce mouvement arrive à son but à travers des oppositions, cesse quand il l’a atteint, est remplacé par un autre, qui ne s’aperçoit pas qu’il commence, et qui ne se fait connaître que quand il est le plus fort. Telle a été la marche de la féodalité. Elle était dans les besoins avant d’être dans le fait, première époque ; et elle a été ensuite dans le fait en cessant d’être dans les besoins, seconde époque ; ce qui a fini par la faire sortir du fait. » (Mignet, La Féodalité.)
Par ces accents quasi-hégéliens, Mignet expose que ce sont les intérêts de classe qui déterminent la marche de l’histoire. Ainsi, la constitution de 1791 était-elle « l’œuvre de la classe moyenne, qui se trouvait alors la plus forte ; car, comme on le sait, la force qui domine s’empare toujours des institutions. »
On voit, à l’évidence, que la conception matérialiste de l’histoire, que l’idée de lutte des classes, ne sont pas des inventions de Marx. Les historiens de la Restauration ont fait avancer d’un grand pas l’analyse des causes du mouvement de l’histoire et leur influence sur les premiers théoriciens socialistes a été déterminante. Certes, l’optique qu’ils avaient de la lutte des classes était celle de la bourgeoisie en lutte contre la société aristocratique ; cette dernière s’étant effondrée, ils ont tout naturellement considéré que l’antagonisme des classes avait été supprimé, d’où l’idée de « société homogène ». Mais très rapidement, ils ont pris conscience de l’antagonisme qui opposait la bourgeoisie au prolétariat. Les théoriciens du mouvement ouvrier n’ont rien fait d’autre que reprendre et adapter le schéma développé par les historiens de la Restauration.
Bakounine sera le seul à percevoir le défaut d’un tel schéma : si le prolétariat en tant que classe dominée prend le pouvoir et devient une classe dominante, ne donne-t-il pas ipso facto naissance à une nouvelle classe dominée ? Bakounine ne conteste pas le schéma d’évolution historique de la société occidentale développé par Marx, schéma qui doit, à l’examen, sans doute beaucoup plus à Saint-Simon qu’à Hegel ; cependant, le révolutionnaire russe estime que la paysannerie pourrait devenir une nouvelle classe dominée dans l’hypothèse où le prolétariat s’emparerait du pouvoir d’État : dans la vision bakouninienne, l’existence même de l’État crée une classe dominée. Bakounine pense également que l’échec d’une révolution prolétarienne qui résulterait d’une incapacité de la classe ouvrière à s’allier avec la paysannerie conduirait à la constitution d’une « quatrième classe gouvernementale », la bureaucratie. Il parle même de « bureaucratie rouge »…
Felipe Corrêa : Peut-on dire que Bakounine a une théorie de l’histoire ? Quel est le rapport entre les positions de Bakounine et la théorie de l’histoire ?
René Berthier : Bakounine n’envisage pas l’histoire comme le développement de phases nécessaires – c’est-à-dire inévitables, en langage philosophique. Il reproche à « l’école fataliste en histoire », c’est-à-dire au marxisme, non seulement de « reconnaître l’inévitabilité ou l’enchaînement logique des faits passés », mais aussi de considérer que des faits qui par leur nature, sont détestables, sont aussi du fait de leur caractère inévitable « utiles au triomphe final de l’humanité ». (L’Empire knouto-germanique, Champ libre, VIII, 438)
Le marxisme auquel Bakounine se réfère est celui que ses contemporains pouvaient connaître. Cependant il avait de bonnes raisons d’interpréter cette pensée comme un « fatalisme » : à la fin du Livre Ier du Capital, que Bakounine avait lu, Marx fait une analogie entre le caractère inéluctable de l’effondrement du capitalisme et les déterminismes qui se manifestent dans les sciences physiques : « La production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. » (Le Capital, Livre I, Pléiade, p. 1239)
Ni Bakounine, ni Proudhon, d’ailleurs, ne pouvaient être d’accord avec cette affirmation. L’histoire peut subir des involutions. Ainsi, lorsqu’il analyse le déroulement de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Bakounine espère évidemment une révolution prolétarienne, mais il écrit que si la classe ouvrière ne se montre pas capable de définir les modalités d’une alliance avec la paysannerie, les ouvriers seront contraints d’exercer la terreur sur les paysans et ainsi se constituera un monstrueux système bureaucratique. C’est exactement ce qui se passa quarante ans plus tard en Russie [10]. Pour Bakounine, l’avènement d’un système bureaucratique est le prix à payer pour l’échec de la révolution prolétarienne. Cette bureaucratie est ce qu’il désigne comme la « quatrième classe gouvernementale », qui succéderait, si la révolution prolétarienne échouait, au clergé, à la noblesse et à la bourgeoisie.
On voit donc que Bakounine ne rejette pas – pour l’Europe occidentale – l’évolution historique en phases successives, mais son schéma diverge sensiblement de celui de Marx : il définit en effet le clergé du Moyen Âge comme une classe dominante, propriétaire d’immenses domaines, recrutant ses cadres dans les élites du peuple, soudée par une idéologie totalisante. Cependant, le schéma explicatif de Bakounine diverge de celui de Marx en ce sens que l’histoire se définit non pas comme la lutte entre deux classes antagoniques (version de Marx) mais comme la conjonction opportuniste et variable de trois forces en conflit, parmi lesquelles il y a toujours au moins l’État.
Le développement du capitalisme en Europe n’a pas suivi une progression uniforme, il s’est fait au contraire par à-coups violents, mais aussi par des « coups d’essai » qui n’ont pas abouti. Ainsi, la Ligue hanséatique, en Allemagne du Nord, avait fondé une puissance considérable qui a fini par décliner à cause de l’incapacité politique des marchands de la Baltique. Les cités italiennes avaient constitué une bourgeoisie riche et dynamique dont la puissance a été vaincue lorsque le conflit entre l’Empire et la papauté a cessé. Les Communes françaises ont fini par être absorbées dans un processus de centralisation de l’État qu’elles avaient elles-mêmes encouragé.
Ainsi, des différents passages où Bakounine aborde cette question, on peut conclure très brièvement ceci :
– Au Moyen Age, une bourgeoisie et une forme assez développée de capitalisme a pu se développer en profitant des périodes d’instabilité politique, de conflit entre les pouvoirs, qui permirent à la société civile de respirer : « ...les parties adverses, affaiblies par la division et la lutte, ont besoin de la sympathie des masses pour triompher l’une de l’autre... ». (L’Empire knouto-germanique, VIII, 67) Sans qu’il le dise expressément, Bakounine suggère que le capitalisme n’a pu se développer en Europe que parce que le rythme du développement de la centralisation de l’État s’est fait plus lentement que celui du développement économique;
– Toute l’histoire de l’Europe est marquée par un système d’alliances de deux forces contre une troisième. Ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement de celui de Marx, qu’il ne contredit pas mais qu’il complète. En Angleterre, dit Bakounine, on a pu observer en effet l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie terrienne contre la monarchie. En France au contraire, la bourgeoisie et la monarchie se sont alliées contre la noblesse féodale. Cette alliance s’est dissoute lorsque le pouvoir politique s’est senti assez fort, assez affermi face à la noblesse féodale. La dissolution de cette alliance commence avec Louis XI, le « fondateur de la centralisation bureaucratique et militaire de la France, le créateur de l’État ». (L’Empire knouto-germanique, VIII, 73) En Italie, la forte expansion de la bourgeoisie commerciale a profité du conflit qui absorbait les partisans de l’Empire et ceux de la Papauté. Le drame de l’Allemagne est que des conditions historiques particulières, liées à la proximité du monde slave dont Bakounine dit que son développement historique suit une logique différente, ont rendu impossible aussi bien l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, dépourvues l’une et l’autre de sens politique, que l’alliance de la bourgeoisie et du pouvoir impérial, constamment occupé en Italie. La Russie s’est constituée par l’alliance de la monarchie et de la noblesse contre la paysannerie.
Tout cela mériterait d’être développé, mais selon moi, les réflexions de Bakounine, sans contredire absolument le point de vue de Marx, sont beaucoup plus pertinentes.
Les marxistes, dit Bakounine, ne nous reprochent pas d’une manière absolue notre programme mais de « méconnaître la loi positive des évolutions successives ». (Écrit contre Marx, Œuvres, Champ libre, III, 161) Non pas que le révolutionnaire russe niât l’existence de ces périodes dans l’histoire de l’Occident : il en contestait seulement le caractère universel. Bakounine fonde ses propres réserves sur le fait que la logique du développement des nations slaves, pour des raisons historiques, avait été différente de celle des nations occidentales : abandonnés à leur développement autonome, les Slaves n’ont « jamais su ni vouloir ni créer une bourgeoisie en leur sein, ni construire un État ». (Cf. Écrit contre Marx, pp. 116 à 118) Bakounine ne reconnaît la validité de la théorie marxienne des phases successives dévolution des modes de production que pour l’Europe occidentale. La logique du développement historique des nations slaves est différente.
Or curieusement, Marx finira par donner raison à Bakounine, au moins en deux occasions :
– en 1877 il écrit à un correspondant russe, Mikhaïlovski, que c’est une erreur de transformer son « esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés ». (Marx, OEuvres, Pléiade III, 1555)
– en 1881 il écrit à Vera Zassoulitch que la « fatalité historique » de la genèse de la production capitaliste est expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale ». (Marx, Œuvres, Pléiade, II, 1559)
C’est là, de la part de Marx, un hommage posthume – et involontaire – à Bakounine, et limité à sa correspondance privée ; c’est dire que de telles déclarations n’auront aucune incidence sur le « marxisme réel », mécaniste, déterministe qui a déjà commencé à se développer. Il est d’ailleurs significatif que les réserves que formule Marx à l’égard de sa propre théorie sont faites à l’occasion de réflexions sur la situation en Russie.
Les critiques formulées par Bakounine mettent en lumière que c’est du vivant même de Marx que le marxisme a été utilisé de façon mécaniste. Les commentaires de Marx et d’Engels constituent une sorte d’hommage posthume à celui qui avait constamment dénoncé les dangers du dogmatisme dans les sciences.
La modification d’optique de Marx est la conséquence de la lecture attentive qu’il a faite d’Étatisme et anarchie. L’ouvrage était paru en 1873 et contenait notamment de larges développements sur la situation sociale de la Russie, sur sa dissolution interne ainsi que sur les perspectives d’évolution du mouvement révolutionnaire. Marx avait lu le livre, et les notes et commentaires qu’il a écrits en marge du texte de Bakounine constituent les seuls – et à vrai dire très superficiels – éléments de réfutation théorique des idées de l’anarchiste, alors que jusqu’alors il s’était cantonné aux invectives, aux injures et aux calomnies. Mais on constate, à partir de cette date, une nette modification d’optique chez Marx et Engels sur la Russie. Bakounine y rappelle constamment qu’à côté du gouvernement russe il y a un peuple russe. Il importe peu de savoir si Bakounine y est pour quelque chose, mais dans la mesure où ils ont lu le livre, celui-ci ne peut pas ne pas les avoir un tant soit peu influencés. Les textes où Engels s’intéresse à la situation sociale de la Russie sont postérieurs à la publication du livre de Bakounine : « Les problèmes sociaux de la Russie » (1875) ; « Les éléments d’un 1789 russe » (1877) ; « La situation en Russie » (1878), etc. Les lettres de Marx à Mikhaïlovski datent de 1877, celles à Vera Zassoulitch de 1881.
Il y a, enfin, un troisième point sur lequel Bakounine émet des réserves par rapport aux positions de Marx, c’est la définition du progrès historique. Dans les textes de jeunesse de Marx, on trouve l’idée du travail inconscient de l’histoire. Pour Hegel, les passions et les intérêts agissent comme instruments de la Raison. Les hommes croient réaliser leurs buts mais c’est la Raison qui utilise l’homme : ce dernier n’est que l’outil de l’Esprit. L’histoire a des ruses qui engloutissent l’homme dont les projets échappent à l’intention initiale : ce sont des artifices de l’esprit caché.
Bakounine reprochera à Marx d’avoir trop bien suivi Hegel dans cette voie. Les partisans de ce qu’il appelle « l’école fataliste en histoire », non contents de « reconnaître l’inévitabilité ou l’enchaînement logique des faits passés », croient devoir considérer que des faits qui par leur nature, sont détestables, sont aussi du fait de leur caractère inévitable « utiles au triomphe final de l’humanité ». (L’Empire knouto-germanique VIII, 438)
Le « fatalisme » reproché à Marx n’est pas une invention de Bakounine. A la fin du Livre Ier du Capital, que Bakounine avait lu, Marx fait une analogie entre le caractère inéluctable de l’effondrement du capitalisme et les déterminismes qui se manifestent dans les sciences physiques : « La production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. » (Le Capital, Livre I, Pléiade, p. 1239)
Ni Bakounine ni Proudhon ne pouvaient être d’accord avec cette affirmation. Cependant, la pensée de Marx est trop complexe pour être réduite à ce fatalisme historique. S’il lui arrive d’abonder dans le sens d’un déterminisme absolu, on trouve aussi de nombreux passages où il reconnaît une certaine dose d’indétermination. Lorsque Marx et Engels écrivent que « pour les matérialistes pratiques, c’est-à-dire pour les communistes, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer et de transformer pratiquement l’état de choses qu’ils ont trouvé » (L’Idéologie allemande), on peut difficilement imaginer qu’ils se situent dans une perspective de fatalisme historique. Ce n’est cependant pas un hasard si la citation « déterministe » se trouve dans le Capital, une œuvre de maturité où Marx s’efforce de dévoiler les lois du développement de l’économie capitaliste, tandis que la citation « volontariste » est tirée d’une œuvre de jeunesse.
Si Bakounine ne nie pas par principe une certaine forme de déterminisme historique, il pense que les déterminations en histoire sont multiples et intriquées. Par ailleurs, une évolution jugée inévitable ne constitue pas en soi un progrès, il peut s’agir également d’une régression. Le problème ici est avant tout celui du critère définissant un progrès historique. L’histoire peut subir également des involutions. Sur ce point, Bakounine rejoint Proudhon, qui estime que le mouvement de l’histoire ne conduit pas inévitablement à un progrès, dans la mesure où ce sont en fin de compte les hommes qui font l’histoire, ce qui entraîne une part d’indétermination. Il convient donc, en conclusion, de relativiser quelque peu le caractère « génial » des trouvailles de Marx, qui n’a inventé ni le concept de lutte des classes, ni l’application du matérialisme à l’analyse historique, ni la théorie des phases successives d’évolution des sociétés ; Marx n’a fait que reprendre des idées qui étaient dans l’air du temps, et son « génie » se limite à l’interprétation particulière qu’il leur a données, ce qui est déjà pas si mal.
STRUCTURE ET ACTION HUMAINE
Felipe Corrêa : Comme tu l’affirmes toi-même, l’action humaine joue un rôle dans la détermination des structures de la société, mais, en même temps, la structure également possède une influence sur l’action humaine – comme dans le cas où ceux qui occupent des positions dans l’État affirment qu’il est possible de transformer ses structures. Comment vois-tu chez Bakounine ces positions sur les relations entre la structure de la société et l’action humaine ?
René Berthier : Je suppose que ta question sur les relations entre l’action humaine et la structure de la société pose implicitement le problème de la possibilité pour les exploités et les opprimés de renverser le système actuel. Je dirais que pour Bakounine l’action humaine n’est pas une action individuelle mais collective. L’intervention sur les structures de la société est une intervention coordonnée et organisée de la masse des exploités. « Les masses ne se mettent en mouvement que lorsqu’elles y sont poussées par des puissances – à la fois intérêts et principes – qui émanent de leur propre vie ». (Je souligne.) (Lettre à Celsio Cerretti, 1872.) A ses amis italiens il demande : « Êtes-vous bien préparés, assez solidement organisés pour cela ? »
« Certes, il y a dans le peuple assez de force spontanée ; celle-ci est incomparablement plus grande que la force du gouvernement, celle des classes comprise ; mais faute d’organisation, la force spontanée n’est pas une force réelle. Elle n’est pas en état de soutenir une longue lutte contre des forces beaucoup plus faibles mais bien organisées. Sur cette indéniable supériorité de la force organisée sur la force élémentaire du peuple repose toute la puissance de l’État. C’est pourquoi la condition première de la victoire du peuple c’est l’union ou l’organisation des forces populaires. » (« La science et la question vitale de la révolution »)
L’organisation ne naît pas ex nihilo, elle est le résultat de la résistance à l’exploitation et de la prise de conscience de la nécessité d’y résister. La grève joue à ce titre un rôle décisif dans la prise de conscience de l’antagonisme de classe.
Felipe Corrêa : Il y aurait donc une certaine indétermination dans l’histoire, rendant possible à l’action humaine de la modifier ?
René Berthier : Oui. Une originalité de Bakounine, selon moi, est d’introduire dans l’histoire, dans les faits sociaux, une part d’indétermination. Il n’y a donc pas de déterminisme absolu. La liberté humaine, la faculté de l’homme à modifier le cours des choses, se situe dans les interstices de l’histoire, dans cette part d’indétermination. Et l’un des principaux facteurs de modification du cours des choses c’est la faculté qu’a l’homme de se révolter. C’est ce qui fait dire à Bakounine que chaque peuple a l’État qu’il mérite, jusqu’à ce qu’il le renverse.
« Chaque peuple [est] plus ou moins solidaire et responsable des actes commis par son État, en son nom et par son bras, jusqu’à ce qu’il ait renversé et détruit cet État... » (L’Empire knoutogermanique, Champ libre, VIII 59.)
La citation que tu fais de la lettre au journal La Liberté exprime très bien ce que je dis : dans le « desenvolvimento histórico da humanidade », les déterminations culturelles « une fois données », exercent une influence. « Une fois données », cela signifie que ces déterminations culturelles se surimposent à les déterminations économiques, même si c’est pour prendre une place importante.
D’ailleurs, dans le même texte, juste après la citation que tu fais, Bakounine écrit que parmi ces éléments extra-économiques, si je puis dire,
« il en est un dont l’action est tout à fait décisive dans l’histoire particulière de chaque peuple : c’est l’intensité de l’instinct de révolte, et par là même de liberté, dont il est doué ou qu’il a conservé. Cet instinct est un fait tout à fait primordial, animal ; on le retrouve à différents degrés dans chaque être vivant, et l’énergie, la puissance vitale de chacun se mesure à son intensité. Dans l’homme, à côté des besoins économiques qui le poussent, il devient l’agent le plus puissant de toutes les émancipations humaines ».
Felipe Corrêa : Tu as écrit quelque chose à ce sujet ?
Voir « Bakounine, une théorie de l’organisation », http ://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Bakounine_-_une_theorie_de_l_organisation.pdf
THÉORIE ET IDÉOLOGIE DE L'ANARCHISME AUJOURD'HUI
Felipe Corrêa : Les éléments idéologiques et doctrinaux de l’anarchisme datent pour la plupart au XIXe siècle. Méthode d’analyse et théorie politique, distinctement, ont une relation plus proche avec la science, et visent à interpréter la réalité passée et présente.
Dans ce sens, il me semble compliqué d’assumer des méthodes d’analyses du XIXe siècle, apparues dans un contexte assez particulier, en termes scientifiques (positivisme, assimilation entre sciences naturelles et sciences sociales, évolutionnisme, etc.) Penses-tu que la méthode d'analyse de Bakounine pourrait être tout à fait appropriée de nos jours pour une compréhension de la réalité? Ne serait-il pas nécessaire d'intégrer dans les méthodes et théories d'autres éléments qui ont été développés après le dix-neuvième siècle dans les domaines de la théorie économique, politique, psychologique, sociale, etc., qui ont pour objectif d'interpréter le monde, sans que cela signifie, bien sûr, renoncer aux présupposés idéologiques de l'anarchisme? Quels sont les éléments de la méthode de Bakounine qui sont toujours en vigueur aujourd'hui?
René Berthier : Il ne fait pas de doute que « les éléments (...) doctrinaux de l’anarchisme datent pour la plupart du XIXe siècle ». Mais précisément, dans la mesure où l’anarchisme est une doctrine, les principes sur lesquels il repose sont à la fois permanents et adaptables. Une théorie (scientifique ou autre) finit toujours par être dépassée. Les principes qui constituent le cœur de la doctrine anarchiste sont intangibles, mais il est évident qu’il n’est pas possible de concevoir en 2012 l’anarchisme de la même manière qu’il était conçu en 1872. Si un groupe anarchiste X défendait un anarchisme tel qu’il n’aurait pas évolué depuis cent ans, ce ne serait pas l’anarchisme qui serait à condamner mais le groupe X.
Il est vrai que « méthode d’analyse et théorie politique distinctement, ont une relation très proche avec la science », mais la théorie n’est pas la science, et toute théorie n’est pas nécessairement scientifique. Quand il s’agit d’interpréter les événements passés, l’un et l’autre ne sont que des « grilles de lecture » (je ne sais pas si l’expression existe en portugais) qui permettent d’éclairer les événements d’une certaine manière, de la même manière que les sociologies de Weber, ou de Bourdieu, fournissent des grilles de lecture.
Le travail scientifique qui permet d’interpréter les événements passés, ce sont les historiens qui le font, en cherchant les documents originaux dans les archives, en les traduisant, les compilant, etc. ; ou ce sont les sociologues, en enquêtant auprès des groupes sociaux qu’ils étudient. Ceux qui interprètent viennent en aval de ce travail.
Marx n’était pas un historien. Il n’a fait que fournir des interprétations. La Guerre civile en France, le 18 Brumaire, Les Luttes de classes en France ne sont pas des livres d’histoire, ce sont des interprétations. Marx comme historien est très sujet à caution. Il construit toute une théorie sur les modes de production en affirmant que « le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». (Misère de la philosophie.) Malheureusement, le moulin à bras ne date pas du Moyen Age mais de l’Antiquité : il ne caractérise pas la société avec le suzerain mais celle avec le propriétaire d’esclaves. La disparition de l’esclavage et le passage à la société féodale est liée à l’apparition du moulin à eau.
Dans le domaine scientifique aussi Marx est sujet à caution. En décrivant les maux causés par l’excès de travail, il explique dans le Capital (donc en 1867) qu’un travail continu et uniforme affaiblit l’essor et « la tension des esprits animaux » (die Spann und Schwungkraft der Lebensgeister). Parler d’ »esprits animaux » en 1867, c’est être très en retard sur les connaissances de son temps, et choque dans un travail qui se veut scientifique. En effet, Claude Bernard a publié deux ans auparavant son Introduction à l’étude de la méthode expérimentale, et quatorze ans auparavant ses Recherches, et on sait depuis lors que l’énergie du corps fonctionne grâce à la combustion du sucre, de la même manière que la machine à vapeur fonctionne grâce à celle du charbon. A n’en pas douter, si Marx avait su cela, il n’aurait pas manqué de relever l’analogie.
Je ne vois pas pourquoi il serait « compliqué d’assumer des méthodes d’analyse du XIXe siècle », sauf si on confond théorie et méthode d’analyse. Le contexte dans lequel s’appliquait la méthode expérimentale a changé depuis le XIXe siècle, mais cela n’invalide pas du tout la méthode expérimentale. C’est pourquoi il ne faut pas confondre ce que disait Bakounine en 1870 à propos du contexte dans lequel il vivait, et la manière avec laquelle il examinait ce contexte.
Je dois dire à titre personnel que malgré l’intérêt que je porte à Bakounine, lorsque je réfléchis sur une question, lorsque j’essaie d’analyser un phénomène, je ne me demande jamais si Bakounine aurait raisonné comme moi. Ce qui « peut être approprié de nos jours pour une compréhension de la réalité », ce n’est pas « la méthode d’analyse de Bakounine », c’est la méthode expérimentale. Je pense que si l’anarchisme depuis Bakounine ou Kropotkine n’a pas réussi à « incorporer d’autres éléments qui ont été développés après la dix-neuvième siècle en termes de théorie économique, politique, psychologique, sociale, etc., il serait temps qu’il rattrape le temps perdu.
Je pense effectivement que l’anarchisme a perdu beaucoup de temps du fait de la raideur mentale et du manque d’imagination de beaucoup de militants. La question n’est pas d’ »incorporer d’autres éléments » mais quels éléments incorporer ? Si par exemple on tente d’intégrer la religion dans la doctrine anarchiste, on renoncera effectivement aux fondements doctrinaux de l’anarchisme. Je donne cet exemple parce que c’est ce qu’un groupe anarchiste nord-américain est en train de faire [11]. Et si on remonte aux années 50 en France, les militants qui ont voulu entraîner l’organisation anarchiste dans une campagne électorale en s’alliant avec un stalinien assassin d’anarchistes ont peut-être voulu incorporer d’autres éléments dans l’anarchisme, mais c’étaient des éléments tout à fait contraires aux fondements mêmes de l’anarchisme.
En dehors de ces deux exemples caricaturaux, je pense que le mouvement anarchiste est parfaitement capable d’intégrer des idées nouvelles qui vont dans le sens de l’émancipation de l’humanité.
NOTES
[1] « Huerta grande » : le grand verger.
[2] J’ai demandé à Felipe Corrêa de préciser cette idée de « doute théorique » : « C’est une discussion que nous avons eue pendant de nombreuses années à partir d’un document important de la Fédération Anarchiste Uruguayenne appelé « Huerta Grande » qui différencie les concepts de théorie et d’idéologie. Les éléments immuables de l’anarchisme seraient ceux qui sont relatifs à la l’idéologie (ce que tu appelles la doctrine), qui constituent le moteur et combustible pour l’action, l’intervention sur la réalité ; les éléments théoriques seraient liés à la compréhension de la réalité. C’est ainsi qu’on parle de certitude idéologique et de maintien des principes anarchistes. Cependant, quand on parle de doute théorique c’est l’ouverture à tous domaines de connaissance qui peuvent nous aider à comprendre la réalité. « Nous n’avons pas besoin de ne lire la réalité qu’à partir des méthodes et des théories élaborées par les anarchistes ; on peut avoir recours en cas de nécessité, à d’autres théoriciens. Le doute théorique devrait être toujours présent parce que notre capacité à comprendre la réalité sera toujours beaucoup plus petite que la complexité du fait lui-même. »
[3] L’Empire knouto-germanique, « Considérations philosophiques sur le fantôme
divin, sur le monde réel et sur l’homme ».
[4] Bakounine attribue souvent à Marx des prises de positions qui sont en réalité celles de Lassalle. Il semble réduire la marxisme à une simple technique d’analyse économique de l’histoire. – On ne peut faire grief au Bakounine de 1870 de ne pas avoir une connaissance de l’oeuvre de Marx aussi étendue que celle qu’il est possible d’avoir aujourd’hui;
– Pour ce qui est de la confusion entre marxisme et lassallisme, on doit reconnaître que Marx lui-même en est largement responsable, par ses contributions à la presse lassallienne, par les contacts qu’il entretenait avec Lassalle. Par ailleurs, Marx s’est gardé de toute critique publique (pour la correspondance privée c’est une autre affaire !) envers Lassalle, car il avait besoin de lui pour se faire publier en Allemagne et pour lui soutirer de l’argent. Bakounine n’avait donc pas d’élément pour se faire une juste opinion.
[5] Dans Étatisme et anarchie, Bakounine rappelle qu’à la mort de Hegel une pléiade de jeunes professeurs, d’éditeurs, d’ardents exégètes et d’adeptes avaient répandu sa doctrine dans toute l’Allemagne : « Elle fit converger sur Berlin, devenu la source vive d’un monde nouveau, une multitude d’esprits, allemands ou non. Ceux qui n’ont pas vécu cette époque ne pourront jamais comprendre combien était fort le culte de ce système philosophique dans les années 30 et 40. On croyait que l’absolu recherché de toute éternité était enfin découvert en expliqué et qu’on pouvait se le procurer en gros et en détail à Berlin. » (Œuvres, IV, 307.)
[6] Voir mon étude, « A propos du Manifeste communiste ».
[7] On peut consulter Gaston Leval, Bakounine et la science, http ://monde-nouveau.net/spip.php ?article182. Voir aussi : « La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire, et dont l’ignorance et l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science c’est la boussole de la vie, mais ce n’est pas la vie. » L’Empire knouto-germanique.
[8] Cf. René Berthier, « Bakounine, disciple de Marx ? ».
[9] « Guizot est pour la bourgeoisie ce que Rousseau avait été pour la démocratie, ce qu’était Bonald pour la théocratie, Bossuet pour la monarchie pure : son historien et son théoricien. » (Cité par D. Bagge, op. cit.)
[10] Cf. René Berthier, “Elementos de uma analaise bakuniniana da burocracia”, in Marxismo e anarquismo, Editora Imaginario.
[11] (Voir http ://m1aa.org/ ?p=121)
- SOURCE initiale : monde-nouveau.net
- SOURCE : ANARKISMO
Bakounine - Socialisme libertaire
Le socialisme libertaire est une idéologie visant d’une part à l’abolition de l’État et du capitalisme.