Le capitalisme : ce sont les capitalistes qui en parlent le mieux

Publié le par Socialisme libertaire

Anticapitalisme

 


CADTM – 17 août 2018 par Patrick Saurin. 

La crise financière de 2007-2008 a surpris beaucoup de monde, y compris parmi le monde de la finance [1]. Pourtant, des signaux d’alerte auraient dû attirer l’attention. Certaines évolutions observées à partir des chiffres des bilans et des comptes de résultat, compréhensibles même par un non-spécialiste, auraient dû attirer l’attention. L’insuffisance des fonds propres, la multiplication de produits spéculatifs, l’emballement de la titrisation, l’augmentation du volume des prêts non performants, le gonflement du hors-bilan, un ratio de levier sans relation avec la réalité des risques en sont autant d’exemples. 

Mais si les bilans et les comptes de résultat nous apprennent beaucoup de choses sur les banques, il est une autre sorte de documents tout aussi édifiants qui auraient dû alerter sur l’inconscience, l’imprudence et l’inconséquence de ceux qui ont la charge de diriger de telles entreprises. Ces documents, ce sont les rapports d’activité. Ici, l’aridité des chiffres laisse la place à une littérature et à des images fort instructives sur l’état d’esprit (à défaut d’âme) des tenants d’un capitalisme qui a connu quelques déconvenues ces dernières années.

Le rapport d’activité 2007 de Caceis Investor Services, dont la publication précède de quelques mois la faillite de la banque Lehman Brothers intervenue le 15 septembre 2008, va nous aider à illustrer notre propos. Détenu à parité par Crédit agricole S.A. et NATIXIS (la banque de financement et d’investissement des Caisses d’épargne et des Banques populaires), Caceis est un groupe bancaire dédié à une clientèle d’institutionnels et d’entreprises. Premier acteur du marché français, Caceis est aussi l’un des leaders mondiaux de l’asset servicing (gestion d’actifs), une activité qui l’amène à proposer à sa clientèle une gamme complète de produits et de services, notamment en matière de dépôts et conservation de fonds (2 300 Md€ conservés), d’administration de fonds (1 100 Md€ sous administration) et de services aux émetteurs (il intervient à ce titre dans les opérations d’actionnariat à l’occasion de privatisation et dans les opérations de plans de stock-options).

En résumé, la mission de Caceis est de veiller à ce que les conséquents placements de ses gros clients rapportent un maximum d’intérêts en limitant autant que possible les coûts et les risques.

Sentiment de toute puissance, narcissisme, déni de réalité : autant de traits qui nous éclairent sur la sordide réalité du monde de la finance

Le rapport d’activité 2007 de Caceis est une excellente illustration sur la façon dont les banquiers se voyaient et considéraient leur activité juste avant la crise. Sentiment de toute puissance, narcissisme, déni de réalité sont autant de traits qui ressortent de ce document et nous éclairent sur la sordide réalité du monde de la finance.

Le choc des photos…

Le rapport d’activité 2007 est rédigé en français mais le titre est en anglais : « Solid & Inovative ». Il est vrai que « Solide & Innovateur », ça le faisait pas. Dans ce document, on y découvre un président sans cravate, des directeurs en train de courir en souliers vernis comme des dératés, sauter comme des cabris, ou prendre la pose avec un sourire et un naturel de composition à faire pâlir de jalousie les premières dauphines de Miss Tarascon [2]. Le meilleur de ces mises en scène photographiques se trouve incontestablement page 12 où l’on voit un jeune dirigeant en costume au regard goguenard se faire littéralement envoyer en l’air, grâce à un audacieux montage, par une présidente quinquagénaire rondouillarde s’efforçant d’afficher un
air déluré de circonstance (voir ci-dessus).

Le message est clair : à Caceis, c’est cool, on rigole bien et en plus la cravate n’est même pas obligatoire.

Ces mines joviales nous donnent envie d’en savoir plus sur des activités aux vertus si épanouissantes. La lecture du document va lever le voile.

… et le poids des mots

D’abord, page 9, l’annonce le 30 juillet du rachat de Olympia Capital, un groupe privé indépendant qui administre près de 70 Md€ de fonds alternatifs (ces fonds spéculatifs sont plus connus sous le nom de hedge funds) domiciliés aux Bermudes, dans les Îles Caïmans et les Îles Vierges britanniques ainsi qu’en Irlande, autant d’îles paradisiaques aux noms évocateurs d’un bien-être financier exotique et surtout exogène aux fiscalités peu compréhensives des États européens et d’Amérique du Nord.

Histoire d’entretenir la bonne humeur, on nous apprend page 14 que le mois de décembre a été marqué par la suppression de l’impôt sur les opérations de bourse. Yyyeeesss !

Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, nous sommes informés page 20 qu’en février 2007, les Fonds d’investissement spécialisé (SIF) ont été créés. « Ils offrent un cadre juridique attractif aux investisseurs institutionnels et aux investisseurs qualifiés. Très souples, avec des exigences minimes en termes de documentation, les SIF n’imposent aucune limite ou règle d’investissement et autorisent tous types d’actifs. C’est donc le support idéal pour les promoteurs de fonds alternatifs », nous dit le commentaire. Et le fait que SIF soit l’anagramme vengeresse d’ISF n’est probablement pas un acte manqué.

Enfin, page 32 il est question des fonds offshore des sociétés domiciliées aux Bermudes où, nous dit-on, « les avantages liés au régime fiscal et à la réglementation des Bermudes suscitent toujours l’intérêt des promoteurs du monde entier, en dépit de la concurrence accrue de centres tels que Dublin et Luxembourg. » Un intertitre attire notre attention sur la page : « Toujours plus de transparence » … cela va sans dire…

À la fin de la plaquette, nous voyons le financier troquer son costume pour les habits d’une dame patronnesse et accomplir sa « bonne action ». Page 44, on ne sait plus où donner de la tête, nous baignons dans un monde de compassion, de bonté, de don de soi, et les larmes nous viennent aux yeux. « Implication de tous », « intégration handicap », « développement durable », « préoccupations sociétales et environnementales », « tri sélectif », « réduction des déchets », « capital humain » (sic !), « lutte contre toutes les formes de discrimination », « éthique », « partage »… c’est pas des mots forts ça ?

Avec une telle communication, on comprend que Caceis ait obtenu le Top Com d’Or en 2007 pour une de ses campagnes publicitaires. Mais nous sommes ici, et c’est écrit dans la plaquette, dans le domaine de la communication, de la publicité, c’est-à-dire dans l’illusion et la tromperie car la réalité est tout autre.

Caceis ou la vraie vie

Sous le vernis des photos sur papier glacé et les propos convenus d’une langue de bois, se dessine en filigrane une image plus crue, plus dure, celle d’un capital financier sans foi ni loi, le même qui est responsable pour une large part de la crise qui continue de secouer la planète, met en péril les emplois, jette à la rue des millions de familles et veut faire socialiser ses pertes après avoir privatisé ses profits.

Les capitaux que les établissements financiers tel Caceis s’attachent à valoriser, ou sur lesquelles ils spéculent, représentent des montants considérables. Le volume total des CDS (Credit Default Swaps [3]) dans le monde en 2008 était estimé à 62 000 milliards de dollars (sur un total de produits dérivés de 684 000 milliards de dollars, soit près de 10 fois le PIB mondial à l’époque) et on évaluait à 2 000 milliards d’euros les fonds gérés par les hedge funds. Ces sommes présentent des caractéristiques radicalement antisociales : elles proviennent pour une bonne part d’une spoliation des salaires, elles ne sont pas réinvesties dans l’outil de production et le risque inhérent aux instruments spéculatifs par lesquels elles s’investissent sont essentiellement supportés par la collectivité. Qui plus est, elles bénéficient de taux de rémunération extravagants sans commune mesure avec l’évolution du PIB et des salaires et échappent à l’impôt grâce à des paradis fiscaux qui « pèsent la moitié de la finance mondiale. » [4] Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de savoir que le volume des transactions consacrées à l’économie réelle ne représente environ que 2 % de la totalité des échanges monétaires. [5]

Psychanalyse des comptes de sociétés

Au-delà du ridicule de la mise en scène d’ego dont la boursouflure le dispute à l’infatuation, les photos de cette plaquette peuvent donner lieu à une lecture psychanalytique qui a probablement échappé aux exhibitionnistes précités mais qui nous en dit beaucoup sur la façon dont se perçoit le petit monde de la finance.

Ces directeurs évoluent dans un monde artificiel, minéral et froid, bien à l’image de la finance qu’ils représentent. Seules quelques petites vignettes ternes inscrites au pochoir viennent rappeler les villes des différents sièges sociaux. De toute évidence, le vrai monde est absent des photos : pas de terre, de ciel, d’horizon, pas d’arbres non plus et encore moins d’êtres humains en dehors des membres de l’espèce dominante des homo Caceis. Seule se donne à voir l’immédiateté d’un monde déréalisé. Au fil des pages, des pantins costumés échappant à la loi d’apesanteur gesticulent et prennent la pose. Les images ont pour toile de fond un mur de béton gris, dur et froid. Sur ce mur, on distingue à intervalles réguliers six excroissances rappelant à s’y méprendre le mamelon du sein et son aréole.

Sans tomber dans une psychanalyse de bazar, il y a bien quelque chose de l’inconscient qui se manifeste ici. Les attitudes et les postures des dirigeants de Caceis renvoient de façon prémonitoire au comportement de ces financiers, sans repère ni limite, qui ont mené leurs établissements dans le mur ces dernières semaines, les uns et les autres donnant tout son sens à l’expression « ne plus avoir les pieds sur terre », « être hors-sol ».

Les motifs sur les murs figurant des mamelons de sein évoquent le rapport à la mère tout en exprimant un triple refus. Tout d’abord, le nombre de mamelons (six) renvoie incontestablement à l’animalité et à son corollaire le rejet de l’humanité. Le fait que la poitrine se limite au mamelon sans la rondeur du sein marque une désexualisation et une désérotisation. Enfin, la couleur grise évoque la morbidité d’un corps privé de vie. Ces motifs révèlent une forte empreinte du stade oral, le premier stade de l’évolution libidinale [6]. Au vu de tout cela, pouvait-on attendre de financiers immatures, s’attardant dans leur stade prégénital, une attitude adulte et responsable ?

La seule vraie note de couleur est apportée par une petite grenouille rouge à la première et à la dernière page du rapport, mais sa vocation est plus utilitaire qu’esthétique. La couleur rouge, on s’en serait douté, n’est pas une référence subliminale à la Commune et au drapeau des Fédérés, le batracien fait référence au Français « mangeur de grenouilles » et nous renseigne sur le public destinataire de la plaquette : les gros investisseurs anglo-saxons et américains.

La morale de cette histoire

Comme nous pouvions le prévoir, la crise n’a pas servi de leçon aux banquiers. Même si les derniers rapports d’activité de Caceis la « joue plus modeste », les financiers n’ont pas changé leurs pratiques et n’ont pas « moralisé » leur profession. Pour preuve, quelques jours après l’annonce du Plan Paulson de septembre 2008 mettant 700 milliards de dollars à la disposition des banques américaines pour leur recapitalisation, certaines d’entre elles prévoyaient déjà d’utiliser cet argent pour rémunérer leurs actionnaires au lieu de s’en servir pour consentir des prêts au bénéfice de leurs clients [7]. Souvenons-nous aussi, dans son discours de Toulon du 25 septembre 2008, le président de la France de l’époque, Nicolas Sarkozy, n’avait pas ménagé ses efforts pour rassurer son auditoire :
« La crise financière n’est pas la crise du capitalisme. C’est la crise d’un système qui s’est éloigné des valeurs les plus fondamentales du capitalisme, qui a trahi l’esprit du capitalisme. Je veux le dire aux Français : l’anticapitalisme n’offre aucune solution à la crise actuelle. »

Près de dix ans après, la situation présente lui donne tort. Non seulement la crise financière est bien celle du capitalisme ainsi que l’attestent les mouvements de récession observés dans plusieurs pays, mais il apparaît de plus en plus évident que la solution à cette crise nécessite précisément la sortie du capitalisme. En effet, ce dernier n’en finit pas de nous donner des preuves de sa responsabilité dans l’état catastrophique de la planète, les désastreuses conditions de vie de millions de personnes dans Le monde, et surtout de son incapacité à y apporter des réponses. Eu égard à l’énorme responsabilité qu’elles portent dans les crises qui bouleversent le monde et les dangers qu’elles représentent pour l’avenir, la mise sous contrôle des banques au moyen de leur socialisation s’impose comme une impérieuse nécessité.

Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
 

Notes :

[1] Une première version de cet article est parue dans le n° 183 d’avril 2009 d’Alternative Libertaire : http://www.alternativelibertaire.org/?Caceis-Le-capitalisme-ce-sont-les

[2] Déjà, le rapport d’activité 2006 laissait apparaître les symptômes annonciateurs de la fièvre qui a trouvé son expression aboutie dans le rapport 2007.

[3] Les credit default swaps (CDS) sont des contrats par lesquels un acheteur s’assure auprès d’un vendeur contre un risque de défaut de paiement d’un crédit en contrepartie d’une prime qu’il lui règle périodiquement. Si le risque survient, le vendeur compense les pertes. Ces CDS ont été titrisés en grande partie.

[4] Christian Chavagneux, Ronen Palan, Les paradis fiscaux, La Découverte, Paris, 2007, p. 17.

[5] Le Monde des 12 et 13 octobre 2008.

[6] Peut-être même pourrions-nous y déceler une étonnante persistance du pictogramme mis en évidence par Piera Aulagnier, c’est-à-dire une image du processus originaire de la rencontre entre bouche et sein, ce qu’elle désigne par la formulation « objet-zone complémentaire » (Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, Puf, Paris, 2007).

[7] Cf. les articles de Binyamin Appelbaum, « Banks to Continue Paying Dividends. Bailout Money Is for Lending, Critics Say” dans le Washington Post du 30 octobre 2008 et celui de Steven Pearlstein, “Hank Paulson $125 Billion Mistake” dans le même journal du 31 octobre 2008.

Patrick Saurin
 

Patrick Saurin a été pendant plus de dix ans chargé de clientèle auprès des collectivités publiques au sein des Caisses d’Épargne. Il est porte-parole de Sud Solidaires BPCE, membre du CAC et du CADTM France.
Il est l’auteur du livre « Les prêts toxiques : Une affaire d’état ».
Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce, créée le 4 avril 2015.

 

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