★ Je suis une morte vivante comme les autres…

Publié le par Socialisme libertaire

Travail


" Je suis une morte vivante comme les autres car de nos jours, peu de gens vivent vraiment – c’est-à-dire font l’expérience de leur propre vitalité dans le moment présent. Peu de gens saisissent l’énergie de leurs désirs pour devenir ce qu’ils sont. Nous sommes beaucoup trop occupés à travailler.

Je suis une somnambule. Il m’arrive de rêver d’un monde rempli d’êtres uniques et tragiques de beauté occupent et traversent les rues et les plaines en dansant, faisant de leur vie un jeu, une aventure sans fin. Un monde où la vie est enfin possible, faite d’intentions spontanées, de complicités et de conflits créatifs. Chaque fois que je me laisse aller à ces rêveries, je suis brutalement ramenée à la réalité quand mon esprit retourne dans mon pauvre corps zombifié, juste à temps pour éviter de percuter un autre somnambule qui avance sur son chemin déjà tracé à l’avance.

Le monde du travail est un monde laid et sans joie. C’est un monde fait d’engrenages grinçants et de procédures administratives qui mènent tranquillement, presque sans histoire, à la mort. Un monde de survie, régi par l’habitude, où les somnambules progressent dans des chemins strictement balisés en assumant des rôles qu’ils n’ont pas écrits et sur lesquels ils n’ont aucun mot à dire. Un monde où chacun est tué dès sa naissance en étant transformé en engrenage, en outil, en marchandise, un objet inerte – en mort vivant.

« Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus », nous dit la Bible depuis des millénaires. Ainsi se résume parfaitement l’odieuse éthique du travail : étroite d’esprit et de cœur, pitoyable et miséreuse. L’éthique du travail, c’est la morale de l’épicier terrorisé par le voleur affamé de pain. C’est celle de l’animateur de talk radio fustigeant les oisifs, les fainéants, les étrangers voleurs de job parasitant l’assistance sociale. C’est celle qui justifie la matraque et le fouet. S’il est facile de rejeter les bigots qui s’époumonent pour nous l’asséner, il est beaucoup plus difficile d’en saisir la logique et surtout d’échapper à ses rouages.

N’allez pas croire que vous n’êtes pas un esclave parce que vous avez vos weekends. La distinction entre le travailleur et l’esclave en est une de degré, pas de nature. Je sais qu’il est rassurant de s’imaginer être un sujet rationnel et indépendant, un citoyen libre d’une société démocratique régie par l’état de droit, mais tout cela n’est que la paravent d’une réalité beaucoup plus prosaïque : celle de notre esclavage. La plupart du temps l’horreur mortifère du travail nous échappe parce que sa logique est voilée, incrustée dans notre inconscient.

Le travail se perpétue grâce à l’activité aliénée. Lorsque nous agissons par habitude, sans réfléchir, en répétant les mêmes gestes banals – c’est-à-dire, comme nous le faisons pendant l’essentiel de notre temps dit de veille – nous sommes des somnambules. Et lorsque nous vendons notre corps et nos gestes à une cause que nous ignorons et qui n’est pas la nôtre, nous sommes des esclaves somnambules. Le travail fait de nous des zombies errant en titubant d’un sommeil à l’autre dans une éternelle nuit des morts vivants.

Le contraire du travail, ce n’est pas la paresse. Travail et paresse ne sont que les deux visages d’une même réalité, celle de la nuit éternelle des morts vivants. S’attaquer au travail en réclamant plus de purée dans sa gamelle, une diminution des coups de fouets, une hausse de salaire ou une diminution des heures de travail est parfaitement compatible avec la logique du travail. Même quand Lafargue défendait courageusement le droit à la paresse, la logique du travail, le règne de la survie et l’éternelle nuit des morts vivants restaient solidement assis sur leur socle plurimillénaire. Opposer les loisirs au travail, ce n’est que faire valoir la préservation de l’usure prématurée des corps contre l’oppression. Tout maître intelligent sait qu’il a intérêt à ce que ses machines soient entretenues et que ses esclaves rentent en bon état de marche. Le contraire du travail, c’est la vie.

Toute activité qui a moindrement de la valeur doit avoir une finalité ; telle est la logique du travail. Ce qui signifie que chaque geste doit être évalué et jugé selon son résultat final. La fin justifiant les moyens, le produit a préséance sur le processus créatif et donc, le futur – par définition non-existant – domine l’instant présent. La satisfaction immédiate que procure la joie de créer n’a aucune valeur ; seuls comptent le succès ou l’échec. Et ce n’est que ce qu’on peut compter qui a de la valeur dans un monde dominé par le travail. Quand l’efficacité est une valeur en soi, votre valeur doit pouvoir être comptée, sinon elle ne comptera pour rien et sera placée dans la colonne de débit de la grande comptabilité sociale universelle. De bien peu de choses, nous sommes toutes et tous destinés à devenir des zéros à la fin de notre interminable marche au bout de la nuit des morts vivants.

Ne pas être au turbin ne vous met pas à l’abri du travail, puisque sa logique de la finalité gouverne tous les rôles qu’on vous a assignés. Les impératifs sociaux liés au genre, à la race, à la religion et tutti quanti existent toujours pour des fins qui nous dépassent et nous écrasent, dans le but d’obtenir des résultats qui servent à la reproduction sociale. On m’a attribué le rôle « femme » à ma naissance et remplir ce rôle correspond en tout point à un travail par la dépossession de ma propre vie que cette activité implique. Même notre sexualité – qui pourtant a le potentiel d’être un jeu fou et gratuit – n’est pas une fin en soi ; elle doit servir à assurer la survie de l’espèce, de votre couple, de votre rang social.

Le travail est une façon polie de nommer le vol de la vie. Les yeux rivés sur les résultats, sur les fins, sur le produit, la vie immédiate disparait. L’avenir cannibalise notre devenir jusqu’à l’ultime sacrifice de notre vie au nom de la production et de la reproduction sociale. Le flux chaotique et protéiforme de nos relations interpersonnelles est perverti, amputé et dépecé pour mieux le canaliser dans des rôles qui ne sont rien d’autres que des engrenages dans la machinerie sociale. Voilà l’essence même de l’aliénation : le vol de mon activité et de ma vie, le vol des vôtres et de tous ceux et celles qui pourraient être vos amants ou vos ennemis magnifiques et qui en sont réduits à être moins qu’eux-mêmes, des objets, des marchandises, des fonctions sociales, des somnambules, des morts vivants.

Si au moins ce que je produisais m’appartenait… ce serait une dérisoire, mais réelle, consolation. Si au moins j’avais un mot à dire au sujet des fins. Si au moins je pouvais m’approprier les succès qui couronnent les efforts que je fournis à mon corps plus ou moins défendant. Je me dirais que cette chienne d’existence n’est pas tout à fait inique. Cette demande bien limitée et dérisoire (en ce sens que je me fais quand même voler ma vie) est hélas inconcevable aux yeux des Maîtres. Tout ce que je mérite, de part ma naissance, ce sont les miettes, les ratages et les échecs – et par-dessus tout, l’impossibilité de vivre.

Toutes les révolutions ont « libéré » les individus en les remettant illico au travail. Travailler pour la révolution, c’est encore travailler, parce que la révolution est une tâche avec un but précis : celui de produire une société parfaitement fonctionnelle. Une révolution a un début et une fin. Elle est réussie ou elle est un échec, elle peut être gagnée comme elle peut être perdue. Reste qu’elle a toujours des fins et elle a toujours une fin. Si on suit cette logique, il n’existe que du travail révolutionnaire et de la paresse révolutionnaire. Je pourrais devenir militante et travailler pour la révolution et me sacrifier pour sa victoire. Ou alors, je pourrais ne rien faire et attendre que l’Histoire, le Prolétariat, les contradictions du Capitalisme, la destruction de l’Environnement le Messie ou tout autre abstraction fasse le travail à ma place. Dans les deux cas, je sacrifierais mon devenir pour un avenir, je laisserais ma vie glisser entre mes doigts et poursuivrais mon éternelle marche dans la nuit des morts vivants. Enfermées dans la logique du travail, toutes les révolutions ont failli, même celles qui ont été victorieuses. Surtout celles qui ont été victorieuses, en fait ; leur échec a été inscrit dès le début en adoptant la logique des gagnants et des perdants, de la réussite et de l’échec – parce qu’elles ont laissé le passé déterminer le futur et le futur déterminer le présent.

Briser la logique du travail est la seule option qui nous reste aux somnambules que nous sommes. Il faut résister aux engrenages du travail qui nous broient, non pas pour ce que ce geste nous rapportera dans un futur plus ou moins prévisible (car la nuit des morts vivants est éternelle), mais bien pour ce qu’on en retire immédiatement, ici et maintenant. Contrairement au travail, la vie est un jeu, pris dans son sens le plus noble : une exploration, une expérience qui ne se justifie jamais autrement que par elle-même et le plaisir qu’elle procure, une ouverture infinie à l’aventure et à la transformation perpétuelle. La vie ne peut pas être un échec. Elle ne peut pas non plus être défaite, parce qu’elle est sans fins et sans but, elle n’est que conflits et complicité, destruction et création.

Basculer dans le monde des vivants, c’est mettre notre existence en jeu à chaque moment pour la simple joie d’exister. "
 

[ Repris du blog flegmatique d’Anne Archet ]

★ Je suis une morte vivante comme les autres…
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