★ Élisée Reclus : Anarchistes sans le savoir

Publié le par Socialisme libertaire

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Le 18 juin 1894, aux francs-maçons de la loge « Les Amis Philanthropes » de Bruxelles, le célèbre géographe Élisée Reclus (1830-1905) présentait une planche consacrée à l’anarchie, laquelle n’a été rendue publique qu’en février 1985. Ce bref discours, qui aborde successivement les trois questions centrales de l’abolition de l’État, des principes de la morale anarchiste et de la possibilité d’une société fondée sur celle-ci, constitue un appel toujours d’actualité à rejoindre le mouvement libertaire, lancé à « tous les hommes » qui sont, consciemment ou non, « fortement nuancés d’anarchisme ».

 

Une critique de la conception idéaliste de l’État

L’anarchie, qui serait « aussi ancienne que l’humanité », poursuit selon lui le même but que la maçonnerie, les chrétiens tels que François d’Assise ou Thérèse d’Avila et les « millions de socialistes, à quelque école qu’ils appartiennent » : le bonheur universel. Avec les socialistes, les anarchistes ont d’ailleurs un autre point commun : ils luttent « pour un avenir où la puissance du capital sera brisée et où les hommes pourront enfin se dire égaux sans ironie ». Mais il est une chose qui les distingue de leurs camarades de tout poil : alors que ceux-ci ont pour principale préoccupation « la conquête du pouvoir », les anarchistes rejettent « toute forme de gouvernement », parce que « chaque individualité » leur « paraît être le centre de l’univers » et que « chacune a les mêmes droits à son développement intégral, sans intervention d’un pouvoir qui la dirige, la morigène ou la châtie ». Ce rejet de tout pouvoir politique permanent résulte d’une critique de la conception idéaliste qui fait de l’État « une pure entité », alors qu’il s’agit d’un produit de l’histoire, un simple « ensemble d’individus placés dans un milieu spécial et en subissant l’influence » : « élevés en dignité, en pouvoir, en traitement au-dessus de leurs concitoyens », les mandataires du peuple « sont par cela même forcés, pour ainsi dire, de se croire supérieurs aux gens du commun ». Bien avant l’expérience bolchevique de 1917, le géographe anarchiste affirme donc que l’appareil d’État transforme inexorablement les mandataires du peuple en apparatchiks, qui forment une sorte de caste séparée de leurs mandants :

C’est là ce que nous répétons sans cesse à nos frères, — parfois des frères ennemis — les socialistes d’État : prenez garde à vos chefs et mandataires ! Comme vous, certainement, ils sont animés des plus pures intentions ; ils veulent ardemment la suppression de la propriété privée et de l’État tyrannique ; mais les relations, les conditions nouvelles les modifient peu à peu ; leur morale change avec leurs intérêts, et, se croyant toujours fidèles à la cause de leurs mandants, ils deviennent forcément infidèles. Eux aussi, détenteurs du pouvoir, devront se servir des instruments du pouvoir : armée, moralistes, magistrats, policiers et mouchards. Depuis plus de trois mille ans, le poète hindou du Mahâ Bhârata a formulé sur ce sujet l’expérience des siècles : L’homme qui roule dans un char ne sera jamais l’ami de l’homme qui marche à pied !

Une morale moderne

Reclus s’emploie ensuite à démontrer la supériorité de la morale anarchiste, qui correspond selon lui « à la conception moderne de la justice et de la bonté », sur l’ancienne morale. Celle-ci est en effet théologique et repose sur la peur et le respect de l’autorité (Dieu, l’État et la hiérarchie), ainsi que sur l’inégalité (« La morale officielle consiste à s’incliner devant le supérieur, à se redresser fièrement devant le subordonné »). La morale anarchiste est au contraire philosophique et a pour fondements l’égalité et la liberté de penser : « il faut chercher âprement la vérité, trouver le devoir personnel, apprendre à se connaître soi-même, faire continuellement sa propre éducation, se conduire en respectant les droits et les intérêts des camarades. Alors seulement on devient un être réellement moral, on naît au sentiment de sa responsabilité. La morale n’est pas un ordre auquel on se soumet, une parole que l’on répète, une chose purement extérieure à l’individu ; elle devient une partie de l’être, un produit même de la vie ». Cette morale est ainsi conforme à l’évolution du monde moderne, où la science, la littérature et l’art se sont déjà émancipés de l’autorité de l’Église et de l’État et « sont devenus anarchistes ». La pensée libre a entraîné la mort de Dieu : celle de ses fétiches — l’État et la propriété privée — doit suivre, car « cette pensée travaille aussi dans les profondeurs de la société ». Ce travail est d’ailleurs si avancé, qu’« il n’est plus possible de la contenir » et qu’« il est trop tard pour arrêter le déluge ».

Une réalité

Reclus s’attache enfin à montrer que l’anarchie n’est pas une chimère, c’est-à-dire un simple idéal ou un pur exercice intellectuel sans réalisation concrète. À cet effet, le savant géographe mentionne le cas de « diverses peuplades dites sauvages » qui « vivent en parfaite harmonie sociale sans avoir besoin ni de chefs ni de lois, ni d’enclos ni de force publique », mais reconnaît « le peu de complexité de ces sociétés primitives ». Il fait également état de « la fondation de colonies libertaires et communistes » (la Jeune Icarie de Cabet, par exemple), qui « sont autant de petites tentatives que l’on peut comparer aux expériences de laboratoire » des chimistes et des ingénieurs, mais leur objecte d’avoir été faites « en dehors des conditions ordinaires de la vie, c’est-à-dire loin des cités où se brassent les hommes, où surgissent les idées, où se renouvellent les intelligences ». À ces exemples, il préfère ceux de la fraternité d’un équipage, où le capitaine « ne sert absolument à rien », et de la solidarité entre pauvres (« la misère unit les malheureux en une ligue fraternelle »), mais surtout celui de la société anarchiste formée par le maître d’école et sa classe :

Chacun de vous connaît du moins par ouï-dire, des écoles où le professeur, en dépit des sévérités du règlement, toujours inappliquées, a tous les élèves pour amis et collaborateurs heureux. Tout est prévu par l’autorité compétente pour mater les petits scélérats, mais leur grand ami n’a pas besoin de cet attirail de répression. Il traite les enfants comme des hommes, faisant constamment appel à leur bonne volonté, à leur compréhension des choses, à leur sens de la justice et tous répondent avec joie. Une minuscule société anarchique, vraiment humaine, se trouve ainsi constituée, quoique tout semble ligué dans le monde ambiant pour en empêcher l’éclosion : lois, règlements, mauvais exemples, immoralité publique.

Aujourd’hui comme hier, nombreux sont ceux qui, sans le savoir, conduisent leur propre vie suivant les principes de la morale anarchiste ou ont fait l’expérience, dans des associations ou des syndicats, du fonctionnement de la société libertaire. Si, comme le dit Élisée Reclus, « la liberté de penser a fait de tous les hommes des anarchistes sans le savoir », il est grand temps qu’ils en prennent conscience et rejoignent le combat libertaire.

 

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