Critique des nationalismes

Publié le par Socialisme libertaire

Entretien avec Nicolas Dessaux (Courant Communiste-Ouvrier) sur le(s) nationalisme(s).

Peut-on vraiment parler d’UN nationalisme ou faut-il parler d’un nationalisme de droite et d’un nationalisme de gauche ? En dépit des convergences (« euroscepticisme » et protectionnisme, etc.), est-ce vraiment une idéologie homogène dans la mesure où elle n’exprime pas le sentiment et les intérêts d’une seule et même classe sociale: le nationalisme de droite est l’idéologie d’un petit patronat xénophobe qui lutte autant contre la mondialisation que contre la « fiscalité écrasante », quand le nationalisme de gauche serait celle de la bureaucratie ouvrière qui vise à revisiter le capitalisme d’État. Comment articules-tu ces deux formes de nationalisme ?

N. Dessaux. – Le nationalisme est un large courant dans la société, qui traverse plusieurs classes sociales, chacune lui imprimant des caractéristiques propres. A travers l’histoire, il a toujours été difficile à classer selon un axe droite / gauche. Les convergences historiques entre nationalisme de droite et nationalisme de gauche sont nombreuses, que ce soit le boulangisme à la fin du XIXe siècle, ou encore le passage à droite de Doriot et Déat dans les années 30, ou plus récemment, celui de Dieudonné, de Riposte laïque, et ainsi de suite. L’historien Zeev Sternheel cherche à démontrer que le fascisme est issu de la gauche française ; on peut discuter ses thèses dans le détail, mais les exemples abondent pour montrer non seulement les transferts de l’un vers l’autre, mais aussi la communauté de certains thèmes. Les tentatives actuelles du Front National de percer dans l’électorat ouvrier, malgré une base sociale de petit entrepreneur et de commerçants s’ancrent donc dans une longue histoire.

Je voudrais essayer de clarifier la distinction entre ces deux formes du nationalisme et leurs bases sociales, afin d’éclairer les convergences. La véritable base sociale du nationalisme de gauche se compose à mon sens de deux éléments essentiels. Premièrement les fonctionnaires, qui entretiennent avec l’État un rapport ambigu, quelquefois schizophrène. Les fonctionnaires sont des salariés, des exploités, mais leur salaire n’est pas du capital au sens strict, pas plus que leur travail ne produit directement de plus-value. C’est dans ce sens que Marx les considère, à la suite de l’économie classique, comme des travailleurs improductifs – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne font rien ou ne servent à rien. Je ne développerais pas ce point, qui mériterait à lui seul une longue discussion. L’idéologie du service public produit une cohésion plus forte, une adhésion plus forte aux objectifs officiels de l’employeur que dans l’entreprise privée, parce qu’elle parvient mieux à s’identifier à l’intérêt général. Dans une situation où les effectifs globaux des fonctionnaires sont menacés, le fonctionnaire se trouve placé dans l’impossibilité de réaliser cette mission et ses conditions de travail se dégradent à vue de d’œil. Cela provoque le désir d’un État fort, riche, qui a les moyens de mener sa mission de « service public », donc d’une fiscalité forte –le recours à l’emprunt public n’ayant plus le même attrait idéologique en temps de crise de la dette publique. C’est pour cela que, pour tout problème, la réponse de la gauche est « créons une nouvelle taxe ». L’idéologie étatiste est donc pour le fonctionnaire un réflexe de défense, sous une forme conservatrice – et comme tout idéologie, elle se présente comme soucieuse de « l’intérêt général ».

Cette idéologie étatiste se mue rapidement en nationalisme de gauche dès lors que la mondialisation du capital est perçue comme antagonique de ce projet de société. Les fédérations de fonctionnaires occupent une place de choix dans le syndicalisme français et sont traditionnellement l’une des bases électorales des partis de gauche. C’est là que la bureaucratie ouvrière, comme tu le dit, joue son rôle idéologique. Tout cela exerce une forte pression en faveur du nationalisme de gauche. Quand je parle de schizophrénie, c’est parce que cette relation du fonctionnaire à l’État mène dans une impasse puisque l’État reste son patron ; le conflit de classe est tout aussi aigu que pour n’importe quelle travailleurs du privé. Le décalage entre l’idéologie et la réalité le plonge dans une grande perplexité. On a pu le voir, par exemple, dans les grèves de 2003, où des enseignants qui se voyaient encore comme une profession particulière et respectable du fait de leur mission éducative, ont découvert qu’ils n’étaient rien d’autre que des travailleurs de l’éducation et que face à la répression policière, ils ne différaient pas des autres salariés. Ils revendiquaient plus d’État et c’est ce même Etat qui les affrontait à coups de matraques et de gaz. De ce point de vue, le fonctionnaire se trouve placé dans la même situation que le salarié du privé face à l’entreprise qui licencie tout en faisant des profits : l’incompréhension est totale, parce qu’il y a décalage entre l’idéologie et la réalité vécue.

Deuxièmement, il faut prendre en considération la mutation du salariat. A l’origine, le salaire était quelque chose d’éminemment personnel. Chaque salarié percevait une somme négociée avec le patron sur une base individuelle. Les luttes sociales à ont permis d’imposer des formes de salaire collectif : grille salariale, convention collective, SMIC, et ainsi de suite, avec l’Etat pour interlocuteur et pour garant. De plus, aujourd’hui, une part croissante du revenu des salariés est versée sous une forme ou l’autre de salaire socialisé, que ce soit sous la forme de l’assurance maladie, des caisses de retraite, des ASSEDIC, des prestations sociales et familiales, de la prime pour l’emploi, et ainsi de suite.

Le mouvement ouvrier a, dans un premier temps, cherché à contrôler ce salaire socialisé, notamment par la création des mutuelles et d’assurance-chômage gérée par les ouvriers. Mais l’État s’en est progressivement emparé, directement ou indirectement, jusqu’à gérer complètement cette part du revenu des salariés. Lors de la création de la sécurité sociale, certains militants ouvriers, notamment anarchistes, avaient bien vu le risque qu’il y avait à attacher de cette manière la classe ouvrière à l’État. Ce changement illustre de manière très concrète un phénomène que Marx avait décrit dans le « chapitre inédit du Capital » par ce qu’il appelle le passage de subordination formelle à la subordination réelle du travail au capital. La formule peut sembler obscure théorique, mais le mouvement qu’elle décrit s’est amplement vérifié dans le siècle écoulé depuis. La reproduction de la classe ouvrière, la tâche de fournir au marché des travailleurs à exploiter, a été en grande partie absorbée par l’Etat.

A la fin du XIXe siècle, l’ouvrier est totalement extérieur à l’État. Même s’il a conquis le droit de vote, il rencontre surtout l’État sous de la conscription et des soldats qui brisent les grèves à coups de fusil. Au contraire, dans le système actuel France et plus généralement en Europe, l’ « État-providence » est une réalité concrète dans la vie quotidienne. Le salaire, direct ou social, est lié à l’Etat autant qu’au patronat. C’est donc un terrain idéal pour l’idéologie étatiste, et donc pour le nationalisme de gauche qui l’incarne aujourd’hui.

De son côté, le nationalisme de droite entretient à sa manière une relation ambigüe, mais différente à l’Etat. A l’heure actuelle, il reflète surtout les angoisses de couches sociales menacées par la globalisation du capitalisme, notamment par l’abaissement des droits de douane, par la mondialisation de la chaine de production – qui affectent les petites et moyennes entreprises – et par l’irruption du capitalisme dans les secteurs traditionnels de la petite-bourgeoisie, comme le commerce de détail et la restauration. Même si ces secteurs ne sont pas menacés de disparition immédiate, ils se dissolvent peu à peu et la pression sur chacun de leurs membres est forte. Cela renforce pour eux l’attrait d’un État fort, qui les protégerait des effets de la globalisation par une politique protectionniste. Mais cet espoir est naturellement déçu, puisque dans le capitalisme global, l’Etat n’a guère d’autre choix que d’appliquer le programme néolibéral. Là encore, il y a un décalage entre l’état idéal et l’état réel, qui engendre une frustration, qui s’exprime par un discours sur les « élites », « l’oligarchie », avec des relents apparemment anticapitalistes – mais, sans référence aucune à l’exploitation, dans un sens diamétralement opposé au communisme.

Tu fais bien de mentionner la question de la « fiscalité écrasante » ; c’est un thème tellement rebattu par l’extrême-droite qu’il semble que toute critique de l’impôt soit fatalement de droite. Je le déplore, tout autant que le silence consternant des marxistes sur cette question essentielle ; nous devons lui opposer notre propre critique communiste de l’impôt. Aujourd’hui, pour les nationalistes de droite, cette critique recouvre à la fois celle des charges sur les entreprises et celle des « assistés ». Dans les deux cas, cela ne reflète rien de plus qu’un antagonisme de classe contre les salariés, que ce soit sous la forme du salaire direct ou socialisé. Cette haine n’est pas une abstraction : charges patronales et fiscalité financent pour une large part ce salaire social. Ce qui est revenu pour les uns apparait comme une dépense pour les autres, et la petite-bourgeoisie se perçoit comme la grande perdante de cette redistribution. La critique de la « fiscalité écrasante » intègre tout cela.

Aujourd’hui, la peur de l’Europe est un thème fédérateur pour les nationalistes de droite comme de gauche : l’Union européenne est considérée comme une menace pour l’Etat-nation, comme le fer de lance dans capitalisme global et comme un danger pour l’emploi. En 2002, c’est sur ce thème bien plus que sur le racisme que Jean-Marie Le Pen a gagné des voix – même si seule l’effondrement de l’électorat socialiste explique sa place au second tour des présidentielles. En 2007, Nicolas Sarkozy a habilement entretenu l’ambigüité en faisant passer son opposition à l’entrée de la Turquie dan l’union pour une hostilité à l’Europe, que toute sa politique a démentie depuis. Et dans le référendum sur le projet de constitution européenne, extrême-droite et extrême-gauche pouvaient tout les deux réclamer la victoire, dans la plus grande confusion, Villiers et Mélenchon se partageant les saillies xénophobes sur le « plombier polonais ».

Il y a donc bien « des » nationalismes, de gauche et de droite, qui ne correspondent ni à la même base sociale, ni aux mêmes revendications. Néanmoins, il n’est pas exclu que les convergences partielles existantes se muent en ralliements dans l’aggravation de la crise sociale. Jusqu’ici, la frontière la plus étanche était la question du racisme. Le mouvement ouvrier n’est pas immunisé contre le racisme, bien des épisodes de sinistre mémoire en témoignent, mais le mouvement syndical, par exemple, est assez ferme sur ce terrain. Mais en temps de chômage durable et massif, les arguments anti-immigrés trouvent facilement écho en milieu ouvrier, surtout lorsque les partis de gauche ont déserté le terrain. L’antisémitisme rampant, sous ses différents déguisements, est une brèche possible, tout comme l’est un laïcisme exclusivement tourné contre l’Islam – un mode d’argumentation dont le FN a réussi à s’emparer. Si cette barrière lâche, les convergences peuvent se multiplier d’autant que l’extrême-droite s’y emploie consciemment. Alors, la différence entre nationalisme de droite et de gauche risque de devenir très tenue.

La réalité de la mondialisation du marché, de la circulation des capitaux et des marchandises, des délocalisations de productions, rend le nationalisme encore plus vain qu’autrefois. Ce contexte ne doit t-il pas aussi questionner les représentations classiques de l’impérialisme ?

N.D. – Tout dépend de quoi on parle. S’il s’agit de la définition classique de l’impérialisme, telle qu’elle a été proposée par Boukharine et popularisée par Lénine, elle me semble pour l’essentiel toujours correcte et d’actualité. Rappelons les cinq points de définition proposée par Lénine, puisque c’est la référence la plus couramment évoquée sur le sujet.

Premièrement, la concentration du capital et la production sous la forme de monopoles. Les super-fusions de plus en plus titanesques que l’on a connues ces dernières années, la puissance et l’omniprésence des franchises qui font passer des secteurs entiers de la petite bourgeoisie (la restauration, notamment) à des entreprises d’échelle planétaire ; l’existence de logiciels ou de format propriétaire fonctionnant sur la plupart des ordinateurs au monde, montrent que le phénomène décrit par Lénine et toujours à l’œuvre. Deuxièmement, la fusion du capital bancaire et du capital industriel sous la forme du capital financier. Vu l’importance du capital financier, des actionnaires, l’interaction permanente entre la crise boursière et industrielle, ce critère reste pertinent. Troisièmement, l’importance de l’exportation des capitaux. Là encore, le phénomène a sans doute cru dans des proportions impensables au début du XXe siècle, et la circulation des capitaux s’est accélérée à un rythme effréné, si bien que le critère reste valable. Quatrièmement, la formation de monopole à l’échelle planétaire qui se partagent le monde. C‘est bien plus vrai aujourd’hui encore qu’à l’époque de Lénine. Combien reste-t-il de producteurs de voitures, de produits de pétrole, de produits chimiques, et ainsi de suite on ? On peut quasiment les compter sur les doigts de la main. Donc, ce critère demeure. Enfin cinquièmement, la fin du partage du globe entre les grandes puissances. Mise à part l’ironie du fait que l’une de ces grandes puissances se soit réclamée de la pensée du même Lénine, le principal changement réside dans le fait que le néocolonialisme, depuis la « décolonisation », a transféré l’apparence du pouvoir à des gouvernements « nationaux. Une illusion d’indépendance attribue leur confère le rôle d’agents exécutifs des multinationales et des puissances néocoloniales. L’avancée ou le recul de telle ou telle puissance dans une région du globe ou encore l’émergence de puissances secondaires ne modifie pas fondamentalement cet aspect.

Nous pouvons discuter de ce qu’il y a de nouveau depuis le début du XXe siècle, mais on peut constater que les cinq caractéristiques popularisées par Lénine restent valables, malgré l’accélération et le changement d’échelle des phénomènes qu’il décrit. De ce point de vue, nous ne sommes pas sortis de l’impérialisme. Bien sûr, il y a des choses qui ont changé, notamment l’émergence des institutions financières internationales, la baisse spectaculaire des droits de douane, l’importance démesurée du capital fictif et notamment de la dette publique, autant de points dont nous pourrions discuter. Mais, si je suis parti de la définition de Lénine, c’est parce que, même parmi ceux qui se réclament de sa pensée, c’est rarement cela qui est en jeu lorsqu’on parle d’impérialisme.

Tu as raison de parler des représentations classiques, car dans l’imaginaire politique actuel, l’impérialisme désigne tout autre chose. C’est un synonyme pour la politique extérieure des USA, qui ne se rattache à la question des monopoles que par la stigmatisation de quelques entreprises symboliques (Coca-Cola, Disney, McDonald’s par exemple). L’« anti-impérialisme » se résume hélas à soutenir tout ce qui s’oppose à cette politique ou à ses symboles. Il s’agit d’une version frelatée de l’anti-impérialisme, terme d’origine stalinienne, diffusé par l’URSS et ses « partis frères », qui continue de hanter les mentalités. C’est devenu l’étendard de toutes qui veulent parer leur nationalisme des vertus du marxisme.

Réduire l’impérialisme à la domination politique et économique des USA est représentatif de la pensée nationaliste – et ce n’est pas un hasard si c’est un thème commun aux nationalistes de droite comme de gauche. Cela déplace la question du capitalisme, c’est-à-dire de l’exploitation du travail salarié, vers celle de l’indépendance nationale, comme si les travailleurs d’une entreprise aux capitaux français ou belges étaient moins exploités que ceux d’une entreprise aux capitaux américains. On peut critiquer le militarisme américain et montrer ses liens avec l’impérialisme comme stade du capitalisme, mais les raccourcis théoriques masquent des intérêts de classe divergents, une conception non-ouvrière de l’impérialisme.

Ne doit-on pas lier les questions du nationalisme et de la mondialisation libérale, à une situation où l’État deviendrait surtout le garant de la sécurité des investissements ?

N.D. – De manière plus générale, la mondialisation restructure la relation entre la classe capitaliste transnationale et les États indépendamment du fait qu’il soit constitué sur une base nationale. L’État ne garantit pas seulement la sécurité des investissements, mais plus largement propose un certain nombre de services, allant du niveau de technicité des ouvriers à la paix sociale en passant par les infrastructures, la fiscalité, ou encore l’accès à des matières premières ou des débouchés commerciaux. Dans sa décision d’investir dans tel ou tel pays, une entreprise multinationale doit prendre en considération tous ces paramètres. Les états nationaux sont donc en concurrence entre eux sur ce marché international. Les services disponibles et leur coût global sont, de manière croissante, fixés par ce marché et les politiques des Etats sont autant de réponses aux besoins du marché, quelques en soient les conséquences sociales. Les plans d’ajustement sectoriels du FMI, les plans de restructuration liés à la dette publique, correspondent à cette exigence. C’est le phénomène essentiel de la période actuelle : dans le capitalisme global, c’est le capital qui détermine l’Etat.

L’autre point essentiel, c’est de bien comprendre que le néolibéralisme n’est pas simplement une idéologie, c’est une politique économique adaptée aux besoins actuels du capital – d’où une approche très pragmatique lorsque l’intervention de l’Etat est nécessaire. La crise de la dette publique n’est pas une nouveauté, même si elle s’accentue chaque année. C’est aujourd’hui l’un des moyens de pression les plus efficaces du marché pour contraindre les Etats à la restructuration, en les forçant à choisir entre celle-ci ou la fermeture des robinets du crédit. Autrement dit, le néolibéralisme, dans la pratique, contraint l’Etat à une « cure d’amaigrissement » aux conséquences violentes. Cela ne vise pas à affaiblir l’Etat, mais à l’adapter aux besoins du marché international, en termes d’infrastructures, de cadre légal et fiscal, de main d’œuvre, etc.

Une personne endettée n’a pas beaucoup de choix dans la gestion de son budget, puisque sa priorité va être de rembourser sa dette, surtout si les créanciers se font pressants, qu’il lui devient difficile d’accéder à de nouveaux crédits. Il en va de même pour les Etats, toutes proportions gardées. Mener une politique différente lorsque l’essentiel du budget est tendu vers le payement de la dette publique est impossible – d’où la convergence économique entre droite et gauche, qui ne diffèrent guère que sur des sujets de « société » et non sur leur programme économique. Du point de vue du capital, selon la célèbre formule de Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative ». On a vu la réaction des institutions internationale lors du renversement de ben Ali en Tunisie, par exemple : le message, c’était : choisissez n’importe quel gouvernement, pourvu qu’il paye la dette. C’est le critère n° 1 pour la bourgeoisie. Quand tu parles de « vanité du nationalisme », je crois que c’est un bon critère : sont-ils prêts à refuser de payer la dette ? A aller plus loin que leurs éternelles propositions de « moratoires », qui en sont que des variantes sur le thème du plan d’ajustement ? Sont-ils prêts à affronter la bourgeoisie sur ce terrain ? A proclamer la banqueroute de l’Etat ? Je ne crois pas. Comme tous les partis de la bourgeoisie en temps de crise, ils prétendent simplement avoir une meilleure méthode pour renflouer leur cher Etat. C’est pour cela que nous considérons que la vieille revendication communiste du non-paiement de la dette, comme la Ligue des communistes réclamant la banqueroute de l’Etat dès 1848, est plus que jamais d’actualité.

La classe capitaliste d’un État puissant quelconque garde-t-elle autant qu’autrefois des intérêts spécifiques vis-à-vis de la classe capitaliste internationale ?

N.D. – La classe capitaliste est tout sauf homogène et uniforme. La considérer ainsi amène souvent à une simplification abusive. J’ai déjà parlé de la façon dont la classe capitaliste transnationale voit les choses. Pour la couche inférieure du patronat, le patron de PME, qui reste la plus nombreuse numériquement, la concurrence internationale est trop rude. Il recherche la protection d’un Etat qui garantisse ses profits dans le cadre des frontières, même si cela entre en contradiction avec son désir d’un État léger qui ne coûte pas trop cher en taxes et en charges. Cette classe sociale dispose d’un certain impact politique par ses liens avec les partis au pouvoir, ou encore, dans les chambres de commerce et d’industrie, les syndicats patronaux, qui lui permettent d’exercer un poids politique. Ce qui unit cette moyenne bourgeoisie nationale à la grande bourgeoisie, ce sont ses intérêts communs dans la lutte contre les salariés, même si leurs revenus et leurs positions sociales sont sans commune mesure. Mais dans la concurrence interne au capitalisme, elle a sa propre conception du rôle de l’Etat et ses propres moyens d’action sur lui. Pour elle, le nationalisme n’est pas un idéal, mais une nécessité économique.

Au-delà de la dimension sociologique, c’est-à-dire des liens personnels et familiaux qui unissent bourgeoisie, technocratie et classe politique, il y a un circuit financier qui mérite d’être examiné. Soutenir une entreprise « française », par exemple, pour l’Etat français, c’est l’aider à réaliser des profits, que ce soit par des subventions, des facilités, des commandes publiques, etc. Mais une partie substantielle de ce profit, de la plus-value produite, revient dans les caisses de l’Etat par le biais de la fiscalité directe ou indirecte. Les économistes bourgeois parlent de « retour fiscal » pour évaluer les rentrées fiscales prévisibles en fonction de la politique économique de l’Etat. Une entreprise qui a son siège, son administration ou ses usines dans le pays contribue donc à ce retour fiscal. Même si elle échappe à la fiscalité directe sur les entreprises, par le jeu des paradis fiscaux, cet argent peut rentrer dans les caisses de l’Etat via les impôts de ses salariés, les droits d’exportation, les taxes sur la valeur ajoutée et ainsi de suite. Protéger « ses » entreprises, pour un Etat, n’a rien à voir avec un quelconque patriotisme, même s’il en prend les accents idéologiques : c’est une nécessité induite son propre circuit financier, par ses propres intérêts économiques – et je ne parle pas ici des entreprises dans lesquels l’Etat est actionnaire, où il agit directement en tant que capitaliste. De ce fait, en dehors des questions de défense nationale, ce qui intéresse l’Etat est moins de connaitre l’origine des capitaux que la part de la plus-value qu’elle peut capter. Favoriser l’implantation de firmes étrangères peut être une stratégie rentable, même pour un Etat puissant, puisqu’il en bénéficie également.

N’y a t-il pas des intérêts spécifiques des bourgeoisies des pays émergents qui veulent leur part d’un gâteau encore en partie structuré chez eux par l’époque précédente, ce qui expliquerait la force du nationalisme de gauche en Amérique latine par exemple ?

N.D. – La bourgeoisie nationale peut avoir intérêt à se placer sous l’aile protectrice de l’Etat et soutenir des politiques protectionnistes. C’est un phénomène courant dans les pays de capitalisme dépendant, mais qui n’y est pas limité. Le nationalisme de gauche se réduit en définitive à une tentative de moderniser le pays par l’action volontariste de l’Etat, ce qui implique de lui donner les moyens de le faire. Hors des métropoles occidentales, il est appuyé par les couches intermédiaires de l’Etat et de l’intelligentsia, officiers, ingénieurs, techniciens, plus que par la bourgeoisie elle-même.

Pour cela, les pays qui disposent de ressources naturelles sont avantagés, car ils peuvent y puiser les moyens nécessaires à leur politique. Je voudrais introduire ici un élément que je n’ai pas encore fait intervenir dans la discussion, c’est la question de la rente foncière. Là encore, on touche du doigt l’une des catégories du marxisme malaimée des « marxistes ». Pourtant, à de nombreuses reprises dans le Capital, Marx insiste sur le fait que la société bourgeoise composée de trois classes principales : prolétaires, capitalistes, propriétaires fonciers, qui correspondent aux trois formes essentielles de revenus, le salaire et la rente. Cette dernière est le revenu qui provient du monopole sur une « portion déterminée du globe », pour reprendre la formule de Marx.

La propriété minière, le secteur pétrolier par exemple, est intrinsèquement liée à la rente foncière. La quantité de capitaux que l’on doit investir pour faire des profits est directement liée à des propriétés géographiques. La distribution des ressources est inégale, qu’il s’agisse de mines, de champs de gaz ou de pétrole, de fertilité des terres, d’accès à la mer ou à l’eau potable, etc. Il est différent, par exemple, d’exploiter le pétrole abondant de l’Arabie saoudite ou d’installer des plateformes pétrolières dans la mer du Nord. Cela peut sembler une banalité, mais l’impact pour le capitaliste est différent, puisque la masse de capitaux à investir avant d’obtenir la première goutte de pétrole n’est pas la même. C’est cette différence qui constitue la base de la rente foncière dans le mode de production capitaliste. Comme elle émane de propriétés géographiques ou géologiques, cette propriété est par nature inamovible, où, dit autrement, les capitalistes peuvent investir des capitaux n’importe où, mais la rente foncière reste liée à un lieu donné.

L’Etat peut percevoir tout ou partie de cette rente foncière, selon qu’il est directement propriétaire des ressources naturelles ou qu’il perçoive des taxes et des impôts sur leurs produits. Mais il n’en bénéficie que si les ressources sont exploitées, donc si des capitaux sont investis. Avoir du pétrole ou du minerai ne sert pas à grand-chose s’il n’est pas exploité, pas plus que posséder une parcelle de terre ne procure de nourriture si vous n’y récoltez rien. Dès lors, il existe pour l’Etat deux stratégies possible, exploiter directement – c’est-à-dire agir en tant que capitaliste – ou attirer des capitaux privés. Cela n’est pas une simple matière de choix politique, mais d’abord de compétition entre Etat et capital privé pour la captation de cette rente. A l’échelle internationale, les deux stratégies existent donc en fonction de rapports de forces historiques.

L’une des caractéristiques économiques du nationalisme, c’est la volonté de capter la plus grande partie possible de cette rente, en nationalisant les secteurs qui la produisent, mine et énergie par exemple. Cette base économique trouve sa projection idéologique, qui se présente comme émanation de l’intérêt général – c’est la caractéristique générale de toute idéologie que de faire passer pour intérêt général la défense des intérêts particuliers d’une classe sociale. De même, le conflit entre capitalisme d’Etat et capitalisme privé n’est pas en premier lieu idéologique, mais directement économique : c’est le reflet de la lutte pour s’arroger la majeure partie de la rente. Des gouvernements nationalistes de gauche comme celui de Chavez au Venezuela et Morales en Bolivie emploient la relative richesse fournie par la rente foncière pour mener une politique sociale ambitieuse. Mais on trouve des situations tout à fait similaires dans des pays gouvernés par des régimes classés à droite. Bien sûr, si on considère cela comme du « socialisme », alors l’Arabie Saoudite est plus « socialiste » que le Venezuela ou la Bolivie. J’en profite pour régler un compte avec un malentendu fréquent : lorsque nous disons que ces pays ne sont pas socialistes, qu’il n’y a pas de socialisme sans abolition du salariat, on nous répond souvent, selon un stéréotype inauguré par Fidel Castro, que le système de santé est meilleur dans ces pays que dans les autres. C’est probable, et tant mieux pour celles et ceux qui en bénéficient. Mais ça n’est pas un critère de socialisme. Inutile de dire que lorsque cet argument est employé pour justifier la répression contre les militants ouvriers, on sombre dans le ridicule. Avoir un bon système de santé n’autorise pas à réprimer les grèves ou à emprisonner les syndicalistes. C’est pour cela que la critique du nationalisme de droite comme de gauche est l’une des tâches théoriques essentielles pour les communistes aujourd’hui. (à suivre...) (entretien réalisé par Stéphane Julien)

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