★ Eugène Varlin, ouvrier et communard libertaire

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" Un ouvrier lettré
Il y a cent-quarante ans, la Commune expérimentait les idées de révolution sociale, de démocratie directe et tentait de développer l’internationalisme. Parmi ses figures, Eugène Varlin est l’une des plus intéressantes. Socialiste libertaire, ouvrier aux connaissances diversifiées, homme d’engagement, courageux, persévérant, se défiant des dogmes, il a été au cœur des événements.
Eugène Varlin naît le 5 octobre 1839, près de Clayes-Souilly (Seine-et-Marne), dans une famille pauvre. Le père, journalier agricole, cultive pour son compte quelques lopins de terre.
Le grand-père maternel, François-Antoine Duru, est très présent dans l’enfance d’Eugène. En 1848, après avoir soutenu la révolution, ce dernier était devenu membre du conseil municipal de Clayes-Souilly. Après le coup d’État de Napoléon le Petit, il en avait été chassé. Or, « les récits du grand-père maintenaient en éveil toute la famille jusqu’à des heures tardives (1) ». Le jeune Eugène a été touché par son histoire.
Dans sa famille, on ne s’en laissait compter ni par l’Église, ni par les discours de la bourgeoisie vantant les bienfaits du travail pour les enfants. Son père voulait qu’il étudie. Il refusait que ses enfants, comme tant d’autres, triment des heures durant, mal payées, à la carrière de gypse ou à la manufacture de toile du coin, jusqu’à l’épuisement.
Eugène Varlin fréquente l’école jusqu’à l’âge de 13 ans. Voulant aussi éviter à leur fils les contraintes du travail de la terre, ses parents souhaitaient qu’il ait un emploi « lui permettant d’allier le travail manuel et intellectuel en contact avec les livres (2) ».
À Paris, Varlin, apprend le métier de relieur, chez son oncle. Les conditions des apprentis sont rudes et l’oncle ne le ménage pas. De plus, il lui reproche de lire les ouvrages qu’il relie. À l’âge de 15 ans, il le quitte. Parallèlement à son apprentissage, il suit les cours de l’Association philotechnique : français, géométrie, mécanique, comptabilité, sténographie ; il reçoit prix et mentions. Il prendra même des leçons de latin, puis étudiera le droit, surtout ce qui concerne les sociétés civiles. Ne ménageant pas ses efforts, il acquiert de multiples connaissances dont il saura tirer profit dans son activité militante. Conscient que le savoir est facteur d’émancipation, il est attaché à l’instruction des ouvriers.

Un ouvrier engagé
Rappelons que le régime de Louis Napoléon s’efforce de contrôler la population montée sur les barricades, en juin 1848. Les associations ouvrières, hors de sa tutelle, sont interdites. De plus, il subsiste des ouvriers-artisans, fidèles à leur « maître », se sentant redevables de ce que ce dernier leur a transmis.
Eugène Varlin a compris toute l’urgence d’organiser les salariés. Il se plonge dans la lutte sociale. À 18 ans, il adhère à la Société des relieurs, qui aide les relieurs malades ou aux maigres retraites. Là, il commence à s’investir et à mettre ses idées en pratique. D’ailleurs, comme le souligne Maurice Foulon, « entrevoir un but utile le conduisait immédiatement à agir. Il n’avait de cesse qu’après avoir réussi. Les échecs, au lieu de le rebuter, constituaient autant de leçon de tactique… (3) ». Afin de mieux se consacrer aux activités militantes, il décide de travailler la reliure dans sa chambre.
En 1864, déjà repéré par la police, il participe à sa première grève – celle des relieurs – et devient membre de la commission qui guide le mouvement. Au fil du temps, de grève en grève, fort de son expérience et de ses connaissances, il suscite la révolte contre ces « bons maîtres » qui s’enrichissent et concèdent des salaires de misère à des ouvriers éreintés par leurs conditions de travail.
Au sein de la Société civile des relieurs, il parvient à faire modifier les statuts afin de réduire le rôle du président, Alphonse Cocquart, désigné par le gouvernement. Les oppositions contre ce dernier s’aggravant, Eugène est exclu.
Il met alors sur pied un organisme indépendant du pouvoir. Le 1er mai 1866, il finalise les statuts de la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs de Paris, qui deviendra la Société de solidarité des ouvriers relieurs de Paris. Celle-ci organise l’aide aux relieurs malades ou chômeurs, et met de côté de l’argent pour une association de production. Elle compte environ trois cents personnes en 1870. Dans le même état d’esprit, Varlin crée La ménagère, société civile de consommation, et, en 1868, La marmite, une coopérative de cantines qui, lors du siège de la Commune, distribue des repas. La Société des relieurs apparaît comme un laboratoire social.
À travers ce qu’Eugène Varlin défend, et au regard de ses pratiques militantes, se dessinent ses orientations libertaires.
Pour que les associations ouvrières soient plus revendicatives, Varlin, bien que se heurtant aux interdictions et aux corporatismes, parvient à créer, le 14 novembre 1869, la Fédération parisienne des sociétés ouvrières, qui prendra une dimension nationale.
Il sait bien que le changement nécessite de remettre en question les replis corporatistes. En 1869, alors que les grèves se succèdent, il fonde ce qui ressemble à une caisse de grève : La caisse du sou. Cette caisse-là ne rend pas service à un corps de métier seulement. Elle est une coopérative de prévoyance, constituant par des cotisations un fond de solidarité pour soutenir des grévistes de différentes corporations. Ce militant ouvrier estime que, pour transformer la condition ouvrière, les sociétés ouvrières doivent s’entraider.
Dans quelles circonstances politiques Eugène Varlin s’engage-t-il dans ce combat ? Après la sanglante répression de juin 1848 et le retour de l’Empire, nombre de militants ouvriers ont pris conscience qu’un régime démocratique, égalitaire ne peut s’établir avec ceux des classes dirigeantes se proclamant « démocrates ». Dans ce contexte, Eugène Varlin adhère au socialisme, celui d’une gestion collective et démocratique de la production par les travailleurs eux-mêmes. Il est mutualiste, mais pas comme ceux qui, à l’époque, au sein de l’Internationale, se définissent comme tels et revendiquent la possession, pour l’ouvrier, de son outil, et, pour le cultivateur, de sa terre. Cette position est incompatible avec une conception collectiviste !
En outre, il a une vision plus large des missions des mutuelles. Il les conçoit comme des organismes de lutte et d’éducation politique.
Il se situe d’emblée parmi les anti-autoritaires, les libertaires, sans pour autant s’attacher à une tendance. Ses conceptions politiques se consolident, tout en se précisant, par sa participation à la première Internationale, à partir de 1865. Il soutient qu’une révolution politique n’est rien sans une révolution sociale. En 1868, au IVe congrès de l’Internationale, il préconise, contre tout centralisme, « la libre disposition par les travailleurs eux-mêmes de leur instrument de travail ».
Dès son adhésion, en 1865, Varlin qui, tout au long de sa vie, a collaboré à différents journaux, est l’une des plumes de l’hebdomadaire de l’AIT, La Tribune ouvrière. La même année, il est déjà un des quatre délégués français à la conférence de Londres. Là, avec Antoine Bourdon, il s’oppose à la majorité qui, avec Proudhon, pense que les femmes doivent rester à la maison... Il défend l’idée qu’il faut, comme pour les hommes, améliorer leurs conditions de travail (4).
En 1868, pour la seconde fois, l’Empire dissout l’Internationale, qui entre dans la clandestinité. Varlin et d’autres membres écopent de trois mois de prison (5) et d’une amende. En 1869, il est désigné secrétaire-coordinateur des sociétés ouvrières. Son implication, son dynamisme, la force de ses convictions, la qualité de ses réflexions ont contribué à le placer au cœur de l’organisation du mouvement ouvrier, marqué par l’influence des collectivistes. Maurice Foulon précise : « Autour de lui, l’harmonie régnait. Lui vivant, aucun des groupements qu’il a créés n’a disparu ; aucune plainte, aucune critique, même, n’ont jamais été formulées contre l’une quelconque des gestions multiples qu’il assurait. (6) »
Pour se protéger, les ouvriers n’adhèrent plus personnellement à l’AIT ; les adhésions se font au nom d’associations corporatives ; la Société des relieurs, puis celle des lithographes donnent l’exemple. Dans l’optique d’Eugène Varlin, la section parisienne de l’AIT fédère des organismes divers, tels que les caisses de chômage, les syndicats, les sociétés de crédit, les coopératives d’achat, les mutuelles, et ceci, comme le souligne Maurice Foulon, « sans qu’aucune discipline, aucun dogme ne leur fussent imposés (7) ». Les pratiques sont bien celles d’un socialisme anti-autoritaire ; après les échanges, par vote direct, on décide des statuts et des règles. Ces organisations, ferment des luttes ouvrières, permettent de dépasser l’individualisme et sont des espaces d’expérimentation d’une société future égalitaire. Ainsi, Varlin écrit-il dans la Marseillaise, le 11 mars 1870 : « Eh bien ! Les sociétés ouvrières ont déjà cet immense avantage d’habituer les hommes à la vie de société et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus tendue. Elles les habituent non seulement à s’accorder et à s’entendre, mais encore à s’occuper de leurs affaires, à s’organiser, à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et toujours au point de vue collectif, puisque leur intérêt personnel, individuel, direct, disparaît dès qu’ils font partie d’une collectivité. (8) »
Fin 1870, après avoir constitué des sections de l’Internationale à Lyon, au Creusot et à Lille, pour ne pas être à nouveau emprisonné, il se réfugie en Belgique.

Eugène Varlin, de la République à la Commune
C’est à l’occasion du retour de la République qu’Eugène Varlin revient en France. En juillet 1870, Napoléon III se lance dans une guerre contre la Prusse ; la défaite est rapide. Le 4 septembre, à la suite d’une journée d’émeute parisienne, l’Empire est renversé. À Paris, un gouvernement de défense nationale s’installe à l’Hôtel de Ville.
Populaire auprès des ouvriers qui apprécient sa générosité, son honnêteté, l’absence chez lui de toute velléité de prise de pouvoir, il cherche à éviter que la bourgeoisie ne confisque la jeune République à son profit. 
Fondateur du comité de vigilance du VIe arrondissement, il est nommé délégué au comité central des vingt arrondissements, où il a la charge des finances. Chef du 193e bataillon de la Garde nationale, dans un esprit libertaire, Varlin souhaite que cette dernière défende les revendications des travailleurs parisiens et que, par conséquent, ses dirigeants soient élus et révocables à tout moment. Mais il démissionne du 193e, n’étant pas suivi par le bataillon dans son opposition au gouvernement. Chargé du ravitaillement dans la ville, alors que règne la famine, il conçoit une caisse des subsistances.
Eugène Varlin a prévu la fuite du gouvernement, sachant que l’Assemblée est disposée à négocier un traité avec les Prussiens, contre l’opinion de beaucoup de Parisiens. Effectivement, le 10 mars 1870, elle transfère son siège de Paris à Versailles, car elle voit dans la capitale un haut lieu révolutionnaire. Le même jour, la loi met fin au moratoire sur les effets de commerce. Des milliers d’artisans et de commerçants font faillite. La solde d’un franc cinquante par jour payée aux gardes nationaux est supprimée.
Les classes populaires parisiennes craignent d’être à nouveau dépossédées de « leur » révolution de septembre 1870, qui a mis fin au Second Empire. Crainte qui se mue en affolement quand, le 17 mars 1871, Thiers, avec le soutien du gouvernement, décide de saisir les canons de la butte Montmartre. Désarmés et volés – les canons ayant été payés par souscription –, privés de moyens de défense, les Parisiens se sentent menacés par les troupes gouvernementales, comme en juin 1848. Dès le lendemain 18 mars, au matin, ils se lancent dans l’insurrection.
Varlin, membre du comité central, est partie prenante. Aux premières heures du jour, avec les bataillons des Batignolles, il prend le contrôle du XVIIe arrondissement. En début d’après-midi, il s’empare de la place Vendôme.
Le 26 mars, se présentant comme membre de l’Internationale, il est élu au conseil de la Commune dont les mandats sont révocables et impératifs. Il est le seul à être élu dans trois arrondissements : VIe, XIIe et XIIIe. Pour lui, il s’agit d’assumer des tâches et non de diriger. Nommé à la commission des finances, il veille à l’utilisation des fonds venant essentiellement de l’argent laissé en dépôt par la ville de Paris à la Banque de France. Puis il passe à la commission des subsistances, et, le 2 mai, il est nommé directeur des approvisionnements militaires. Au milieu des intrigues, des initiatives désordonnées, il se montre calme, désintéressé et d’une grande rigueur pour organiser, tant bien que mal, le ravitaillement.
Sa pratique des coopératives et des restaurants ouvriers fait de lui un homme expérimenté. Face au désastre économique, il met sur pied des ateliers de lingerie et de couture, dont l’un d’eux est dirigé par Louise Michel. De plus, il devient secrétaire du conseil de l’AIT pour la France et assure la liaison entre la Commune et les sociétés ouvrières.
Il fait partie de la minorité qui s’oppose aux communards voulant instituer, comme en 1793, un comité de salut public, aux pouvoirs civils et militaires étendus, pour défendre la Commune. Entrevoyant un pouvoir dictatorial allant à l’encontre de la démocratie directe, il est l’un des signataires du Manifeste de la minorité placardé dans Paris, le 15 mai, qui déclare « que la Commune doit au mouvement révolutionnaire, politique et social d’accepter toutes les responsabilités et de n’en décliner aucune, quelques dignes que soient les mains à qui on voudrait les abandonner (9) ».
Durant la Semaine sanglante, dirigeant la défense des VIe et Xe arrondissements, il se bat de barricade en barricade. Les Versaillais massacrent, mais il dénonce les exactions perpétrées par les communards et tente d’empêcher le massacre d’une cinquantaine d’otages, rue Haxo. Il en sera un témoin.
Reconnu par un prêtre, le 28 mai, rue La Fayette, il est arrêté par le lieutenant Sicre. Il n’a pas, comme d’autres, prévu de refuge ; il n’envisage ni de s’exiler ni de se cacher. Il voit tout ce qu’il avait contribué à édifier s’écrouler et la monarchie revenir. Après avoir été torturé, il est exécuté contre un mur, à l’angle de la rue de la Bonne et de la rue du Chevalier-de-la-Barre, alors qu’il crie « Vive la Commune». Il est laissé sur place pendant des heures.
Le parcours de cet homme se confond avec le mouvement ouvrier du XIXe siècle et l’histoire de la Commune. Il nous interroge sur l’absence actuelle de ce mouvement, sur nos propres pratiques et sur le fossé ouvert entre des anarchistes et les classes populaires... "
 

Agnès Pavlowsky, Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste


1. Maurice Colombo, Un enfant de Seine-et-Marne, Itinéraire, Une vie, une pensée, n° 10, 1er semestre 1993, p. 7.

2. Ibid., p. 7.
3. Maurice Foulon, Eugène Varlin, relieur et membre de la Commune, Éditions Mont-Louis, 1934, p. 27-28.

4. Déjà, défendant l’égalité entre les hommes et les femmes, avait-il fait entrer Nathalie Lemel au conseil d’administration de la Société de secours mutuels des relieurs, des années auparavant.

5. Eugène Varlin est arrêté et emprisonné plusieurs fois en raison de son soutien à des grèves en 1869 et 1870.

6. Maurice Foulon, op. cit., p. 105.

7. Ibid., p. 115.

8. Eugène Varlin, Pratique militante et écrits d’un ouvrier communard, présenté par Paule Lejeune, Maspero, 1977, p. 85.

9. Maurice Foulon, op. cit., p. 228.
 

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