★ Emma Goldman : Ébauche biographique

Publié le par Socialisme libertaire

Emma Goldman
Emma Goldman (1869 - 1940)


Texte original : Biographical Sketch Hippolyte Havel - Introduction à Anarchism and Other Essays de Emma Goldman Décembre 1910.

Parmi les hommes et les femmes en vue dans la vie publique américaine, peu nombreux sont celles et ceux dont les noms sont mentionnés aussi souvent que celui de Emma Goldman. Pourtant, la vraie Emma Goldman est presque totalement inconnue. La presse sensationnaliste a associé son nom à tant de portraits tendancieux et de médisances que cela aurait tenu presque du miracle que, en dépit de ce tissu de calomnies, la vérité ne sorte et qu’une meilleure connaissance de cette idéaliste décriée ne voit le jour. Le fait que presque tous les porteurs de nouvelles idées ont dû lutter et souffrir en connaissant des difficultés semblables n’est qu’une piètre consolation. Est-ce de quelque utilité qu’un ancien président de la république rende hommage à la mémoire de John Brown (1) à Osawatomie ? Ou que le président d’une autre république inaugure une statue en l’honneur de Pierre Proudhon, et présente sa vie à la nation française comme un modèle enthousiasmant à imiter ? A quoi sert tout cela lorsque, en même temps, les John Brown et Proudhon vivants sont descendus en flammes ? L’honneur et la gloire d’une Mary Wollstonecraft (2) ou d’une Louise Michel ne sont pas rehaussés parce que les édiles des villes de Londres et de Paris baptisent une rue de leur nom — la génération actuelle devrait se préoccuper de rendre justice à la vie des Mary Wollstonecraft et des Louise Michel. La postérité assigne à des hommes comme Wendel Phillips (3) et Lloyd Garrison (4) une place d’honneur adéquate dans le temple de l’émancipation humaine; mais il est du devoir de leurs contemporains de leur accorder la reconnaissance et le mérite dus de leur vivant.

Le chemin du propagandiste de la justice sociale sont jonchés d’épines. Les puissances des ténèbres et de l’injustice exercent tous leurs pouvoirs dès qu’un rayon de soleil pénètre leur vie morne.Et même ses camarades de lutte – trop souvent, en réalité, ses amis les plus proches – ne montrent que peu de compréhension pour la personnalité du pionnier. La jalousie, qui se transforme parfois en haine, et la vanité obstruent son chemin et remplissent son cœur de tristesse jalousie. Dans de telles conditions, cela demande une volonté inflexible et un formidable enthousiasme pour ne pas perdre toute foi dans la cause. Le porteur d’idées révolutionnaires est pris entre deux feux : d’un côté, les persécutions des pouvoirs en place, qui le tient pour responsable de toutes les actions découlant de la situation sociale; et, de l’autre côté, le manque de compréhension de la part de ses camarades, qui jugent souvent ses activités d’un point de vue étroit. Il arrive donc que l’agitateur est isolé parmi la foule qui l’entoure. Même ses amis les plus intimes ne comprennent pas combien il se sent solitaire et abandonné. C’est la tragédie propre aux personnes en vue.

La brume dont a été si longtemps enveloppé le nom de Emma Goldman commence à se dissiper peu à peu. Son énergie mise pour l’avancement d’une idée aussi impopulaire que l’anarchisme, son sérieux, son courage et ses compétences, rencontrent une compréhension et une admiration croissantes.

La dette de l’évolution intellectuelle américaine envers les exilés révolutionnaires n’a jamais été pleinement reconnue. Les graines qu’ils ont semé, bien que peu comprises à l’époque, a permis une riche moisson. Ils ont toujours brandi la bannière de la liberté, fertilisant ainsi la vitalité sociale du pays. Mais très peu d’entre eux sont parvenus préserver leur éducation et culture européennes, tout en s’assimilant à la vie américaine. Il est difficile, pour l’homme ordinaire, de se forger une mentalité adéquate, qui donnent la force, l’énergie et la persévérance nécessaires pour assimiler la langue étrangère, les us et coutumes du nouveau pays sans pour autant perdre sa propre personnalité. (5)

Emma Goldman fait partie des quelques-uns qui, tout en préservant soigneusement leur personnalité, sont devenus des éléments importants de l’environnement social et intellectuel en Amérique. La vie qu’elle mène est riche en couleur, remplie de diversité et de nouveautés. Elle a atteint les plus hauts sommets et a aussi goûté à la lie amère de la vie.

Emma Goldman est né de parents juifs le 27 juin 1869, dans la province russe de Kovno. Ses parents n’ont certainement jamais rêvé de la situation extraordinaire qu’occuperait un jour leur enfant. Comme tous les parents conservateurs, ils étaient convaincus que leur fille se marierait avec un citoyen respectable, aurait des enfants et qu’ils passeraient leurs vieux jours entourés d’une nuée de petits-enfants. Comme la plupart des parents, ils ne soupçonnaient pas le tempérament étrange, passionné qui s’emparerait de leur enfant et qui prendrait les proportions qui sépare les générations dans une lutte éternelle. Ils vivaient dans un pays et à une époque où l’antagonisme entre parents et enfants était voué à s’exprimer de la manière la plus aiguë à travers une hostilité irréconciliable. Dans cette formidable lutte entre pères et fils — et tout spécialement parents et filles — il n’y avait aucun compromis, aucune capitulation, aucune trêve. L’esprit de liberté, de progrès – un idéalisme qui ne connaissait pas le respect et ne tolérait aucun obstacle — poussait la jeune génération hors du domicile parental et loin du foyer. Le même esprit qui avait animé le précurseur de l’insatisfaction révolutionnaire, Jésus, et qui l’avait coupé de ses traditions originelles.

Le rôle qu’ont joué les juifs — malgré toutes les calomnies antisémites, la race de l’idéalisme transcendantal — dans la lutte entre le Vieux et le Nouveau ne sera probablement jamais estimé avec une complète partialité et clarté. Nous ne faisons que commencer à percevoir l’immense dette que nous avons envers les juifs idéalistes dans les domaines de la sciences, de l’art et de la littérature. Mais nous ne savons que très peu du rôle important qu’ont joué les fils et les filles d’Israël au sein du mouvement révolutionnaire et, particulièrement, dans notre époque actuelle.

La famille Goldman en 1882, à  Goldman , St. Petersbourg, 1882. De gauche à droite : Emma, debout; Hélèna, assise avec Morris sur ses genoux; Taube (sa mère) ; Herman; Abraham. (Emma Goldman Papers, Manuscripts and Archives Section, New York Public Library).

La famille Goldman en 1882, à Goldman , St. Petersbourg, 1882. De gauche à droite : Emma, debout; Hélèna, assise avec Morris sur ses genoux; Taube (sa mère) ; Herman; Abraham. (Emma Goldman Papers, Manuscripts and Archives Section, New York Public Library).

Les premières années de l’enfance de Emma Goldman se sont déroulées dans une petite ville idyllique de la province germano-russe du Kurland, où sont père était en charge du théâtre gouvernemental. A l’époque, le Kurland était très majoritairement allemand ; même la bureaucratie russe de la province de la Baltique était recrutée principalement parmi les Junkers (6) allemands. Les contes de fée et légendes allemandes, riches en exploits des héroïques chevaliers du Kurland, envoûtaient les imaginations enfantines. Mais cette belle idylle était de courte durée. Bientôt, les ombres sombres de la vie recouvrait l’âme des enfants grandissant. Les graines de la rébellion et la haine permanente de l’oppression ont éclos dans le cœur de Emma Goldman, dès sa tendre enfance. Elle a appris tôt à apprécier la beauté de l’état : elle a vu son père harcelé par les chinovniks chrétiens et doublement persécuté comme petit représentant du gouvernement et juif haï. La brutalité de la conscription obligatoire lui a toujours resté en mémoire : elle a vu les jeunes gens, souvent le seul soutien de familles nombreuses, brutalement emmenés dans les casernes pour y mener la vie misérable de soldats. Elle a entendu les pleurs des pauvres paysannes et a été la témoin de scènes honteuses de la vénalité administrative qui exemptait les riches du service militaire au détriment des pauvres. Elle était choquée par le terrible traitement auquel étaient soumises les femmes domestiques : maltraitées et exploitées par leur barinyas, elles tombaient à la merci des officiers qui les considéraient comme leurs jouets sexuels. Ces femmes, mises enceintes par des gentlemen respectables et renvoyées par les maîtresses de maison, trouvaient souvent refuge au domicile des Goldman. Et la petite fille, le cœur palpitant de sympathie, extrayait quelques pièces de monnaie du tiroir parental pour les glisser en cachette dans les mains des malheureuses femmes . Le trait de caractère le plus frappant de Emma Goldman, sa sympathie avec les moins que rien, se manifestait déjà dans ses jeunes années.

A sept ans, la petite Emma a été envoyée par ses parents chez sa grand-mère à Königsberg, la ville de Emmanuel Kant, dans la Prusse du sud. Excepté à de rares occasions, elle y est restée jusqu’à son treizième anniversaire. Les premières années passées là ne font pas particulièrement partie de ses meilleurs souvenirs. La Grand-mère était en réalité très aimable mais les nombreuses tantes de la famille étaient plus préoccupées par la raison pratique plutôt que pure et l’autoritarisme catégorique était appliqué bien trop fréquemment. La situation changea lorsque ses parents déménagèrent à Königsberg, et la petite Emma fut débarrassée de son rôle de Cendrillon. Elle fréquentait désormais régulièrement l’école publique et bénéficiait aussi des avantages de l’instruction privée, habituelle au sein de la classe moyenne; Les leçons de français et de musique jouèrent un grand rôle dans son éducation. La future interprète de Ibsen et de Shaw était alors une petite Gretchen allemande, tout à fait à l’aise dans ce milieu. Ses prédilections particulière en littérature allaient aux romans sentimentaux de Marlitt; elle était une grande admiratrice de la bonne reine Louise que le vilain Napoléon Bonaparte traita avec un manque total de courtoisie chevaleresque. Quel aurait été son évolution si elle était restée dans ce milieu ? Le destin — ou était-ce la nécessité économique ? — en a voulu autrement. Ses parents décidèrent de s’installer à St-Pétersbourg, la capitale du tsar tout-puissant et de s’y lancer dans les affaires. Ce fut là qu’un grand changement intervint dans la vie de la jeune rêveuse.

1882 — où Emma Goldman, alors dans sa treizième année, arriva à St-Pétersbourg — fut une année riche en événements. Une lutte à mort entre l’autocratie et les intellectuels russes déchirait le pays. Alexandre II était tombé l’année précédente. Sophia Perovskaia, Zheliabov, Grinevitzky, Rissakov, Kibalchitch, Michailov, les exécutants héroïques de la sentence de mort du tyran, étaient entrés au Walhalla de l’immortalité. Jessie Helfman, la seule régicide dont le gouvernement avait épargné la vie à contrecœur parce qu’elle était enceinte, avait suivi les innombrables russes vers la Sibérie. C’était la période la plus héroïque de la grande bataille pour l’émancipation, un combat pour la liberté que n’avait pas connu le monde jusqu’alors. Les noms des martyrs nihilistes étaient sur toutes les lèvres et des milliers de gens étaient enthousiastes à l’idée de suivre leur exemple. L’ intelligentsia de Russie était imprégnée d’un sentiment illégaliste : l’esprit révolutionnaire avait pénétré chaque foyer, de la résidence au taudis, s’insinuant chez les militaires, les chinovniks, les ouvriers et les paysans. Cette atmosphère transperça les casemates mêmes du palais royal. Des idées nouvelles fermèrent dans la jeunesse. Les différences entre sexes étaient oubliées. Les femmes et les hommes luttaient côte à côte. La femme russe ! Qui lui rendra jamais justice ou la dépeindra convenablement son héroïsme et son esprit de sacrifice, sa loyauté et son dévouement ? Tourgueniev la qualifie de sainte, dans son grand poème en prose On the Threshold.

Il était inévitable que la jeune rêveuse de Königsberg soit aspiré par le maelstrom. Rester en dehors du cercle des idées de liberté signifiait une vie végétative, mortelle. On ne doit pas être étonné par la jeunesse. Les jeunes enthousiastes n’étaient pas alors – et, heureusement ne sont pas maintenant – un phénomène rare en Russie. L’étude de la langue russe mit bientôt en contact la jeune Emma Goldman avec des étudiants révolutionnaires et les idées nouvelles. Nekrassov et Tchernishevsky prirent la place de Marlitt. L’admiratrice d’autrefois de la bonne reine Louise devint une supportrice enthousiaste de la liberté, résolue, comme des milliers d’autres, à consacrer sa vie à l’émancipation du peuple.

Le conflit des générations s’était alors installé dans la famille Goldman. Les parents ne pouvaient pas comprendre quel intérêt trouvait leur fille dans les idées nouvelles, qu’ils considéraient eux-mêmes comme des utopies extravagantes. Ils firent tout leur possible pour convaincre la jeune fille de rester à l’écart de ces chimères, avec comme résultat, d’âpres disputes quotidiennes. La jeune idéaliste ne trouva de la compréhension que chez une seule des membres de la famille — sa sœur aînée, Hélène, avec laquelle elle émigrera plus tard en Amérique, et dont l’amour et la sympathie lui seront toujours acquis. Même dans les heures les plus sombres des persécutions futures, Emma Goldman a toujours trouvé un refuge au domicile de sa sœur loyale.

Emma Goldman se décida finalement à acquérir son indépendance. Elle voyait des centaines d’hommes et de femmes v naród, (7) aller vers le peuple. Elle suivit leur exemple. Elle devint ouvrière dans une usine, d’abord employée dans la confection de corsets et plus tard dans une manufacture de gants. Elle avait alors 17 ans et était fière de gagner sa vie. Si elle était restée en Russie, elle aurait, tôt ou tard, partagé le sort des milliers de gens enterrés dans les neiges de Sibérie. Mais un nouveau chapitre de sa vie allait s’ouvrir. Sa sœur Hélène, décida d’émigrer en Amérique, où une autre sœur avait déjà élu domicile. Emma convainquit Hélène de lui permettre de partir avec elle et elles quittèrent la Russie, remplie d’un espoir joyeux à l’idée d’un grand pays libre, une glorieuse république.

Emma Goldman à 17 ans – Source : International Institute of Social History, Amsterdam.

Emma Goldman à 17 ans – Source : International Institute of Social History, Amsterdam.

L’Amérique ! Quel mot magique. L’aspiration des esclaves, la terre promise des opprimés, le but de tous ceux qui souhaitent le progrès. Là, les idéaux de l’humanité y ont trouvé leur accomplissement : pas de tsar, pas de cosaques, pas de chinovnik. La République ! Glorieux synonyme d’égalité, de liberté, de fraternité.

Ainsi pensaient les deux jeunes filles alors qu’elles voyageaient vers New York et Rochester en cette année 1886. Bientôt, bien trop tôt, la désillusion les attendait. Leur conception idéalisée de l’Amérique en avait déjà pris un coup à Castle Garden, (8) et éclata bientôt telle une bulle de savon. Emma Goldman fut la témoin de scènes qui lui rappelèrent celles terribles de son enfance dans le Kurland. Les brutalités et les humiliations dont étaient victimes à bord les futurs citoyens de la grande république, se répétèrent, de manière plus dure et plus brutale à Castle Garden, de la part des fonctionnaires de la démocratie. Et quelle amère désillusion s’ensuivit lorsque la jeune idéaliste commença à se familiariser avec les condition de vie de ce nouveau pays ! A la place d’un tsar, elle en découvrit une foule; les cosaques étaient remplacés par les policiers avec leurs lourdes matraques, et à la place des chinovnik russes, il y avait les chefs d’esclaves, bien plus inhumains, dans les usines.

Emma Goldman obtint rapidement un travail dans la société Garson Co. Son salaire était de deux dollars et demi la semaine. A l’époque, les machines n’étaient pas électrifiées et les pauvres couturières devaient actionner leurs machines à coudre avec des pédales, tôt le matin jusqu’à tard dans la soirée. C’était un travail harassant, sans voir la lumière du jour, la besogne de la longue journée s’effectuant dans un silence complet — la coutume russe de conversations amicales pendant le travail n’était pas autorisée dans ce pays libre. Mais l’exploitation des femmes n’était pas seulement économique ; les pauvres ouvrières étaient considérée par leurs contre maîtres et leurs patrons comme des marchandises sexuelles. Si une femme repoussait les avances de ses supérieurs, elle se retrouvait immédiatement à la rue, comme élément indésirable dans l’usine. Il ne manquait jamais de victimes consentantes ; l’offre dépassait toujours la demande.

Les conditions horribles étaient rendues encore plus insupportables par la monotonie effrayante de la vie dans une petite ville américaine. La mentalité puritaine interdit la moindre manifestation de joie; un caractère maussade obscurcit les esprits; aucune inspiration intellectuelle, aucun échange de réflexion entre esprits ouverts ne sont possibles. Emma Goldman suffoquait presque dans cette atmosphère. Elle, plus que tout autre, aspirait à un environnement idéal, à l’amitié et à la compréhension, à la camaraderie d’alter ego. Mentalement, elle vivait encore en Russie. N’étant pas familière avec la langue et la manière de vivre du pays, elle habitait davantage le passé que le présent. Ce fut à cette période qu’elle rencontra un jeune homme qui parlait russe. Elle entretint cette relation avec grand plaisir. C’était au moins une personne avec qui elle pouvait converser, avec qui surmonter la monotonie de son existence étriquée. Peu à peu, l’amitié mûrit et aboutit finalement en un mariage.

Emma Goldman, a dû aussi emprunter la triste route de la vie maritale; elle aussi a dû apprendre à travers l’amère expérience que les statuts légaux impliquent la dépendance et le renoncement de soi, particulièrement pour la femme. Le mariage ne la libéra pas de la monotonie puritaine de la vie américaine. Au contraire, elle fut plutôt aggravée par la perte d’indépendance. Les caractères des deux jeunes gens étaient trop différents. Il s’ensuivit bientôt une séparation et Emma Goldman partit pour New Haven, dans le Connecticut. Là, elle trouva un emploi dans une usine et son mari disparut de sa vie. Deux décennies plus tard, les autorités fédérales devaient lui rappeler son existence de manière inattendue.

Les révolutionnaires actifs dans le mouvement russe des années 1880 n’étaient que peu au courant des idées sociales qui agitaient alors l’Europe de l’ouest et l’Amérique. Leur seule activité consistait à éduquer le peuple, leur objectif final était la destruction de l’autocratie. Le socialisme et l’anarchisme étaient des termes peu connus, même de nom. Emma Goldman, elle-même, ignorait totalement la signification de ces idées.

Elle était arrivée en Amérique dans une période d’intense agitation politique et sociale, comme quatre ans auparavant en Russie. Les ouvriers se révoltaient contre les terribles conditions de travail; le mouvement des Knights of Labor (9) pour la journée de huit heures était à son apogée de travail, et tout le pays résonnait du conflit sanglant entre grévistes et policiers. La lutte culmina avec la grande grève contre la Harvester Company de Chicago (10), le massacre des grévistes et le meurtre judiciaire des dirigeants ouvriers, qui seront à l’origine de l’explosion historique de la bombe de Haymarket. Les anarchistes passèrent le test du baptême du sang. Les apologistes du capitalisme essayèrent vainement de justifier le meurtre de Parsons, Spies, Lingg, Fischer et Engel. Depuis la publication des raisons du gouverneur Altgeld pour la libération des trois autres anarchistes emprisonnés suite à Haymarket, il ne fait plus aucun doute que cinq meurtres légaux ont été commis à Chicago en 1887.

Peu nombreux furent ceux qui saisirent la portée du martyre de Chicago; et moins encore les classes dirigeantes. Avec l’élimination d’un certain nombres de dirigeants ouvriers, elles pensaient endiguer le flux d’une idée présente dans le monde entier. Elles ne s’étaient pas rendus compte que, dans le sang des martyrs, pousseraient de nouvelles graines et que la terrible injustice attirerait de nouveaux convertis à la Cause.

Les deux représentantes les plus en vue de l’idée anarchiste en Amérique, Voltairine de Cleyre et Emma Goldman — l’une américaine de naissance, l’autre russe — ont été converties comme de nombreux autres, aux idées de l’anarchisme par ce meurtre légal. Deux femmes qui ne se connaissaient pas auparavant et qui avaient reçu une éducation totalement différente, avaient été unies en une seule idée par ce meurtre.

Comme la plupart des hommes et des femmes de la classe ouvrière en Amérique, Emma Goldman a avait suivi avec émoi et anxiété le procès de Chicago. Elle non plus ne pouvait pas croire que les dirigeants du prolétariat seraient tués. Le 11 novembre 1887 lui prouva le contraire. Elle prit conscience qu’ on ne pouvait attendre aucune pitié de la classe dirigeante, que entre le tsarisme russe et la ploutocratie américain, il n’y avait aucune différence, sinon le nom. Tout son être se rebellait contre le crime, et elle se jura solennellement de rejoindre les rangs du prolétariat révolutionnaire et de consacrer toute son énergie et ses forces à l’émancipation vis à vis de l’esclavage salarié. Elle commença alors à se familiariser avec la littérature socialiste et anarchiste, avec l’enthousiasme rayonnant si caractéristique de son tempérament. Elle assista à des réunions publiques et fit la connaissance d’ouvriers de tendance socialiste et anarchiste. La célèbre conférencière allemande Johanna Greie fut la première oratrice socialiste qu’entendit Emma Goldman. A New Haven, où elle travaillait dans une usine de confection de corsets, elle rencontra des anarchistes actifs dans le mouvement. Elle lisait le Freiheit, édité par John Most. La tragédie de Haymarket avait accentué ses tendances anarchistes naturelles; la lecture de Freiheit l’a transformé en anarchiste consciente. Par la suite, elle devait apprendre que l’idée de l’anarchisme trouvait sa plus haute expression à travers les meilleurs intellects d’Amérique : théoriquement avec Josiah Warren, (11) Stephen Pearl Andrews (12) Lysander Spooner (13) ; philosophiquement avec Emerson, Thoreau et Walt Whitman. (14)

Rendue malade par la pression excessive du travail en usine, Emma Goldman retourna à Rochester où elle résida jusqu’en août 1889, époque à laquelle elle s’installa à New York, le lieu de la période la plus importante de sa vie. Elle avait maintenant vingt ans. Son portrait d’alors révèle des traits pâles de souffrance et de grands yeux pleins de compassion. Ses cheveux sont courts, comme habituellement chez les étudiantes russes, et laissent apparaître un large front.

Emma Goldman en 1900.

Emma Goldman en 1900.

C’est l’époque héroïque de l’anarchisme militant. Le mouvement s’est développé dans tous les pays. Malgré la terrible répression gouvernementale, de nouveau convertis viennent grossir les rangs.La propagande est presque exclusivement clandestine. Les mesures répressives des autorités conduisent les disciples de la nouvelle philosophie à adopter des méthodes de conspirateurs. Des milliers de victimes tombent entre les mains des autorités et croupissent en prison. Mais rien ne peut endiguer la vague d’enthousiasme, de de sacrifice et de dévouement à la Cause. Les contributions de guides comme Pierre Kropotkine, Louise Michel, Elisée Reclus et d’autres insufflent aux militants une plus grande énergie encore.

La rupture est imminente avec les socialistes qui ont sacrifié l’idée de liberté et adhéré au concept d’état et de politique politicienne. La lutte est âpre, les factions irréconciliables. Elle ne se déroule pas seulement entre socialistes et anarchistes ; elle trouve aussi des échos au sein des groupes anarchistes. Les différends théoriques et les querelles personnelles conduisent à des tensions et des inimitiés acrimonieuses. La législation anti-socialiste en Allemagne et en Autriche a fait traverser la mer à des milliers de socialistes et d’anarchistes pour chercher refuge en Amérique. John Most, qui avait perdu son siège au Reichstag,avait dû finalement s’enfuir de son pays natal et s’était rendu à Londres. Là, s’étant dirigé vers l’anarchisme, il avait rompu totalement avec le Parti Social Démocrate. Plus tard, en Amérique, il avait poursuivi la publication de Freiheit à New York, et était très actif parmi les ouvriers d’origine allemande.

Lorsque Emma Goldman arriva à New York en 1889, elle ne rencontra que peu de difficulté pour rejoindre des anarchistes militants. Des réunions publiques anarchistes se tenaient pratiquement tous les jours. Le premier conférencier qu’elle entendit fut le Dr. H. Solotaroff. Ses relations avec John Most, qui exerçait une extraordinaire influence sur les éléments les plus jeunes, fut d’une grande importance pour son évolution future. Son éloquence passionnée, son énergie infatigable et la répression qu’il avait enduré pour la Cause, tout cela se conjuguait pour enthousiasmer les camarades. Ce fut aussi à cette période qu’elle rencontra Alexandre Berkman, dont l’amitié joua un rôle important tout au long de sa vie. (15) Ses talents d’oratrices ne pouvaient pas rester dans l’obscurité. Le feu de son enthousiasme la poussa vers la scène publique. Encouragée par ses amis, elle commença à participer à des réunions publiques anarchistes comme oratrice en allemand et en Yiddish. Puis, suivit bientôt une courte tournée qui la conduisit jusqu’à Cleveland. Elle se jeta alors dans la propagande des idées anarchistes avec tout le sérieux et la force de son âme. La période passionnée de sa vie commençait. Tout en continuant à travailler dans des usines-bagnes, la jeune oratrice enflammée était une agitatrice très active et participait à différentes luttes ouvrières, notamment la grande grève des horlogers en 1889, conduite par le professeur Garsyde et Joseph Barondess.(16)

Un an plus tard, Emma Goldman était une déléguée à une conférence anarchiste à New York. Elle fut élue au comité de direction mais s’en retira plus tard suite à des différences d’opinion sur des questions tactiques. Les idées des anarchistes de langue allemande n’avaient pas encore été clarifiées à l’époque. Certains croyaient encore aux méthodes parlementaires, la grande majorité d’entre eux étaient partisans d’un centralisme fort. Ces différences d’approche concernant la tactique conduisirent, en 1891, à une rupture avec John Most. Emma Goldman, Alexandre Berkman, et d’autres camarades, rejoignirent le groupe Autonomy, dans lequel Joseph Peukert, Otto Rinke et Claus Timmermann jouaient un rôle actif. Les âpres querelles qui suivirent cette sécession ne se terminèrent qu’avec la mort de Most en 1906.

Une grande source d’ inspiration pour Emma Goldman s’avéra être les révolutionnaires russes, associés dans le groupe Znamya. Goldenberg, Solotaroff, Zametkin, Miller, Cahan, le poète Edelstadt, Ivan von Schewitsch, mari de Hélène von Racowitza et éditeur de Volkszeitung, ainsi que de nombreux autres exilés russes, dont certains encore en vie, en faisaient partie. Ce fut également à cette époque que Emma Goldman rencontra Robert Reitzel,qui exerça une grande influence sur son évolution. Par son biais, elle fit la connaissance des plus grands écrivains de la littérature moderne et leur amitié dura jusqu’à la mort de Reitzel en 1898.

Le mouvement ouvrier américain n’avait pas été noyé dans le massacre de Chicago; le meurtre des anarchistes avait échoué à amener la paix pour les capitalistes avides de profits. La lutte pour la journée de huit heure continuait. In 1892, se déclencha la grande grève de Pittsburg. La bataille de Homestead, la défaite des Pinkerton (17), l’arrivée de la milice, l’élimination des grévistes et le triomphe complet de la réaction sont des sujets de l’histoire récente.(18) Touché au plus profond de son être par ces terribles événements, à la limite de la guerre, Alexandre Berkman décida de sacrifier sa vie à la Cause et offrit un exemple pratique aux esclaves du salariat en Amérique d’une solidarité anarchiste concrète avec le monde ouvrier. Son attentat contre Frick, le Gessler de Pittsburg (19), échoua et le jeune homme de vingt deux ans fut condamné à une mort lente dans un pénitencier. La bourgeoisie, qui, pendant des décennies avait exalté et fait l’éloge du tyrannicide, fut pris d’une terrible rage.La presse capitaliste organisa une campagne systématique de calomnies et de mensonges contre les anarchistes. La police n’épargna aucun effort pour impliquer Emma Goldman dans l’action de Alexandre Berkman. L’agitatrice redoutée devait être réduite au silence par tous les moyens. Elle ne dû qu’au fait de sa présence à New York d’échapper aux mâchoires de la loi. Ce sont les mêmes circonstances, neuf ans plus tard, lors de l’affaire McKinley, qui lui permettront de préserver sa liberté. Il est presque incroyable de voir avec quelle stupidité, bassesse, et infamie les journalistes de l’époque cherchèrent à accabler les anarchistes. Il faut parcourir les archives des journaux pour réaliser l’énormité des accusations et des calomnies. Il serait difficile de décrire les affres traversées par Emma Goldman durant ces jours. Les attaques de la presse capitaliste devaient être accueillies avec une relative sérénité; mais les attaques venant de ses propres rangs étaient bien plus douloureuses et insupportables. L’acte de Berkman fut critiquée sévèrement par Most et quelques-uns de ses partisans parmi les anarchistes allemands et juifs. S’ensuivirent d’implacables accusations et récriminations lors de réunions publiques et privées. Persécutée de tous côtés, à la fois parce qu’elle prenait la défense de Berkman et de son acte et en raison de ses activités révolutionnaires, Emma Goldman fut harcelée jusqu’au point d’être incapable de se procurer un endroit sûr. Trop fière pour trouver cette sécurité dans un déni de son identité (20), elle choisit de passer les nuits dans des parcs publics plutôt que d’exposer ses amis au danger ou aux contrariétés dus à ses visites. La coupe déjà pleine déborda avec la tentative de suicide d’un jeune camarade qui avait partagé les lieux de vie de Emma Goldman, Alexander Berkman, et un ami artiste commun.

De nombreux changement sont survenus depuis. Alexandre Berkman a survécu à l’enfer de Pennsylvanie, et est revenu parmi les rangs anarchistes, son esprit intact, plein de d’enthousiasme pour les idéaux de sa jeunesse (21). Le camarade artiste fait désormais partie des dessinateurs connus de New York. (22) Le candidat au suicide a quitté l’Amérique peut après sa malheureuse tentative pour mourir et a été, par la suite, arrêté et condamné à huit ans de travaux forcés pour avoir introduit de la littérature anarchiste en Allemagne. Lui aussi a résisté à la terreur de la vie en prison et est retourné au mouvement révolutionnaire, gagnant depuis la réputation méritée d’écrivain talentueux en Allemagne. (23)

Pour éviter d’avoir à camper indéfiniment dans les parcs, Emma Goldman fut finalement obligée de s’installer dans une maison sur la troisième rue, entièrement occupée par des prostituées. Là, parmi les bannies de notre bonne société chrétienne,elle pouvait au moins louer un coin d’une pièce, trouver le repos et travailler sur sa machine à coudre. Les femmes des rues lui accordaient une finesse de sentiments et une sympathie sincère plus grande que les prêtres de l’église. Mais l’endurance humaine avait été épuisée par trop de souffrances et de privations. Elle fut victime d’un défaillance physique complète et la célèbre agitatrice s’installa à la « République Bohémienne » — un grand immeuble qui tirait son appellation ronflante du fait qu’il était principalement occupé par des anarchistes bohèmes. Là, Emma Goldman trouva des amis prêts à l’aider. Justus Schwab, un des principaux représentants de la période révolutionnaire allemande de l’époque, et le Dr. Solotaroff lui prodiguèrent inlassablement des soins. Elle y rencontra aussi Edward Brady, la nouvelle amitié se transformera par la suite en intimité étroite. Brady avait été un participant actif au mouvement révolutionnaire en Autriche, et, à l’époque de sa relation avec Emma Goldman, venait d’être libéré d’une prison autrichienne après une incarcération de dix ans.

Les médecins diagnostiquèrent une tuberculose et on conseilla à la malade de quitter New York. Elle se rendit à Rochester, dans l’espoir que le milieu familial l’aiderait à retrouver la santé. Quelques années auparavant, ses parents avaient émigré en Amérique et s’étaient installés dans cette ville. L’attachement entre membres d’une famille, et spécialement entre enfants et parents, est un trait dominant chez les juifs. Même si ses parents conservateurs ne pouvaient pas sympathiser avec les aspirations idéalistes de Emma Goldman et n’approuvaient pas son mode de vie, ils avaient reçu leur fille malade à bras ouverts. Le repos et les soins dont elle a bénéficié au domicile parental, et la présence affectueuse de sa sœur bien aimée Hélène, lui furent si bénéfiques que, en un rien de temps, elle fut suffisamment rétablie pour reprendre ses activités énergiques.

Il n’y a aucun répit dans la vie de Emma Goldman. Le travail incessant et la poursuite inlassable de l’objectif fixé constituent l’essence de sa nature. Un temps très précieux avait déjà été gaspillé. Il était impératif qu’elle reprenne ses tâches immédiatement. Le pays était en proie à la crise, et des milliers de chômeurs peuplaient les rues des grands centres industriels. Ils parcouraient le pays, frigorifiés et affamés, dans une vaine recherche de travail et de pain. Les anarchistes organisèrent une propagande énergique à destinations des chômeurs et des grévistes. Une manifestation monstre de travailleurs de l’horlogerie eut lieu à Union Square, New York. Emma Goldman était parmi les orateurs invités. Elle y prononça un discours enflammé, décrivant en termes incendiaires la misère de la vie d’esclaves du salariat, et cita la célèbre maxime du cardinal Manning : “La nécessité ne connaît pas de loi et l’homme affamé a un droit naturel à une part du pain de son voisin.” Elle conclut son exhortation avec ces mots : “Demandez un travail. Si ils ne vous en donnent pas, demandez du pain. Si il ne vous donnent ni travail ni pain, alors prenez le pain.”

Le lendemain, elle partit pour Philadelphie, où elle devait tenir une réunion publique. La presse capitaliste tira à nouveau la sonnette d’alarme. Si on continuait à permettre aux socialistes et aux anarchistes de continuer à faire de l’agitation, les ouvriers risqueraient bientôt de comprendre la manière dont on les privait des joies et des bonheurs de la vie. Une telle éventualité devait être évitée à tout prix. Le chef de la police de New York, Byrnes, émit un mandat d’arrêt contre Emma Goldman. Elle fut détenue par les autorités de Philadelphie et incarcéré plusieurs jours à la prison de Moyamensing, en attendant les documents de son transfert que Byrnes avait confié à l’inspecteur Jacobs. Ce dernier (que Emma Goldman devait rencontrer à nouveau quelques années plus tard dans des circonstances très déplaisantes) lui proposa, lors du voyage de retour, vers New York, de trahir la cause ouvrière. Au nom de son supérieur, Byrnes, il lui offrit une somme rondelette. Que les hommes sont parfois stupides ! Quelle pauvreté psychologique pour imaginer la possibilité d’une trahison de la part d’une jeune fille idéaliste russe, qui avait volontairement sacrifié toute considération personnelle pour aider à l’émancipation des ouvriers.

En octobre 1893, Emma Goldman fut jugée par la cour criminelle de New York, accusée d’incitation à l’émeute. Le « jury « raisonnable » ignora le témoignage de douze témoins de la défense au profit d’un seul, celui de l’inspecteur Jacobs. Elle fut reconnue coupable et condamnée à purger un an au pénitencier de Blackwell’s Island. Elle était la première femme depuis la fondation de la république – à l’exception de Mrs. Surratt (24) – à être emprisonnée pour raison politique. La société respectable lui avait apposée depuis longtemps la Lettre Écarlate. (25)

Emma Goldman purgea sa peine au pénitencier en tant qu’infirmière à l’hôpital de la prison. Elle y eut l’occasion d’apporter quelques rayons de gentillesse dans les vies sombres des malheureuses, que ses sœurs des rues n’avaient pas dédaigner partager avec elle deux ans plus tôt. Elle y eut également l’occasion d’étudier l’anglais et sa littérature, et de se familiariser avec les grands écrivains américains. Elle découvrit de grands trésors dans Bret Harte (26), Mark Twain,Walt Whitman, Thoreau et Emerson.

Elle quitta Blackwell’s Island en août 1894, une femme de 25 ans, adulte et mûre, transformée intellectuellement. De retour dans l’arène, plus riche d’expériences, purifiée par la souffrance. Elle ne se sentait plus abandonnée et seule. Beaucoup de mains se tendaient pour lui souhaiter la bienvenue. Il y avait à l’époque de nombreuses oasis intellectuelles à New York. Le saloon de Justus Schwab, au numéro cinq de la Première Rue, était le lieu où se réunissaient des anarchistes, des littérateurs et des bohémiens. Elle rencontra beaucoup d’anarchistes américains à cette époque et devint amie avec Voltairine de Cleyre, Wm. C. Owen (27), Miss Van Etton et Dyer D. Lum, ancien directeur de The Alarm et exécutant des dernières volontés des martyrs de Chicago. Elle trouva un des ses plus fidèles amis en la personne de John Swinton (28), le vieux et noble combattant pour la liberté. D’autres centres intellectuels tournaient autour de Solidarity, publié par John Edelman; Liberty, par l’anarchiste individualiste Benjamin R. Tucker; le Rebel de Harry Kelly; Der Sturmvogel, une publication anarchiste en langue allemande dirigée par Claus Timmermann; Der Arme Teufel, dont le génie dirigeant était l’inimitable Robert Reitzel. Par le biais de Arthur Brisbane, aujourd’hui principal lieutenant de William Randolph Hearst, elle apprit à connaître les écrits de Fourier. Brisbane, à l’époque, n’était pas encore submergé par les marécages de la corruption politique. Il avait envoyé une gentille lettre à Emma Goldman lorsqu’elle était à Blackwell’s Island, en même temps qu’une biographie de son père, le disciple américain enthousiaste de Fourier.

Emma Goldman était devenue, dès sa libération du pénitencier, un élément de la vie publique de New York. Elle était appréciée dans les rangs radicaux pour son dévouement, son idéalisme et son sérieux. Différentes personnes recherchaient son amitié et quelques-unes d’entre elles essayaient de la convaincre de les aider dans la poursuite de leurs objectifs spécifiques. Ainsi le révérend Parkhurst, pendant l’enquête Lexow , fit l’impossible pour la convaincre de se joindre au Comité de Vigilance afin de combattre Tammany Hall (29). Maria Louise, l’âme touchante d’un centre social, servait d’intermédiaire pour Parkhurst. Il n’est pas nécessaire de préciser quelle réponse d’Emma Goldman reçut ce dernier. Pendant la campagne free-silver, Burgess McLuckie, une des personnalités les plus en vue de la grève de Homestead, était venu à New York pour essayer de rallier les radicaux locaux à la cause de l’argent. Il essaya aussi d’y intéresser Emma Goldman, mais il n’eut pas plus de succès que Maria Louise.

En 1894, la lutte des anarchistes en France atteignit son apogée. Nos camarades français répondirent à la terreur blanche des républicains parvenus par la terreur rouge. Les anarchistes du monde entier suivaient avec une anxiété fébrile cette lutte sociale. La propagande par le fait rencontra un écho retentissant dans presque tous les pays. Afin de mieux connaître la situation dans le vieux monde, Emma Goldman partit pour l’Europe, en 1895. Après une tournée de conférences en Angleterre et en Écosse, elle se rendit à Vienne où elle s’inscrit au Allgemeine Krankenhaus pour suivre une formation d’infirmière et de sage-femme et où, en même temps, elle étudiait la situation sociale. Elle saisit aussi l’occasion pour se familiariser avec la littérature moderne européenne : Elle lisait avec grand enthousiasme Hauptmann, Nietzsche, Ibsen, Zola, Thomas Hardy, et de nombreux autres artistes rebelles.

A l’automne 1896, elle revint à New York via Zurich et Paris. Le plan pour la libération de Alexandre Berkman était en cours. La peine barbare de vingt-deux ans avait soulevé une immense indignation parmi les milieux radicaux. On savait que le Pardon Board (30) de Pennsylvanie prendrait en considération les avis de Carnegie et Frick quant à son cas. Il fut par conséquent suggéré que ces Sultans de Pennsylvanie soient contactés — non pas dans le but d’obtenir leur grâce, mais pour leur demander de ne pas essayer d’influencer la Commission. Ernest Crosby offrit de rencontrer Carnegie, à la condition que Alexandre Berkman désavoue son acte. Mais cela était hors de question. Il ne se serait jamais rendu coupable d’un tel désaveu de sa personnalité et de son estime de soi. Ces efforts créèrent des relations amicales entre Emma Goldman et le cercle de Ernest Crosby, Bolton Hall et Leonard Abbott. En 1897, elle entreprit sa première grande tournée de conférences, qui la conduisit jusqu’en Californie. Cette tournée popularisa son nom comme représentante des opprimés, son éloquence résonnant d’une côte à l’autre. En Californie, Emma Goldman établit des liens amicaux avec la famille Isaak et apprit à apprécier leur efforts pour la Cause. Malgré de formidables obstacles, les Isaak publièrent d’abord le Firebrand et, après sa suppression par le service des Postes, la Free Society. Ce fut aussi durant cette tournée que Emma Goldman rencontra le grand et vieux rebelle pour la liberté sexuelle, Moses Harman.

Pendant la guerre hispano-américaine, le chauvinisme était à son apogée. Pour freiner cette dérive dangereuse, et en même temps collecter des fonds pour les révolutionnaires cubains, Emma Goldman s’associa avec des camarades latins parmi lesquels Gori, Esteve, Palaviccini, Merlino, Petruccini et Ferrara. En 1899 suivirent d’autres tournées prolongées d’agitation, aboutissant sur la côte Pacifique. Chaque tournée de propagande était marqué par des accusations et arrestations répétées, bien que sans conséquences finales néfastes.

En novembre de la même année, l’agitatrice infatigable entreprit une seconde tournée de conférences en Angleterre et en Écosse, en terminant son périple par le Congrès Anarchiste International à Paris. C’était l’époque de la guerre des Boers et le chauvinisme battait à nouveau son plein, de la même manière que, deux années auparavant, il avait célébré ses orgies lors de la guerre hispano-américaine. Différentes réunions publiques, tant en Angleterre qu’en Écosse furent perturbés et dispersés par des foules patriotiques. Emma Goldman saisit l’occasion de rencontrer à nouveau différents camarades anglais et des personnalités intéressantes comme Tom Mann et les sœurs Rossetti, les filles talentueuses de Dante Gabriel Rossetti, éditeur alors de la revue anarchiste The Torch. L’un de ses espoirs de toujours se réalisa ici : elle établit des contacts étroits et amicaux avec Pierre Kropotkine, Enrico Malatesta, Nicholas Tchaikovsky, W. Tcherkessov et Louise Michel. Vieux guerriers de la cause de l’humanité, dont les actes ont enthousiasmé des milliers de partisans à travers le monde et dont les vies et l’œuvre ont insufflé à des milliers d’autres un esprit noble idéaliste et de sacrifice. Vieux guerriers, mais toujours jeunes, avec le courage des premiers jours, l’esprit indompté et emplis du ferme espoir du triomphe final de l’Anarchie.

Le gouffre dans le milieu ouvrier international, provoqué par la scission de l’Internationale, ne pouvait plus être comblé. Deux philosophies sociales étaient engagées dans une lutte acharnée. Les congrès internationaux de 1889 à Paris, de 1892 à Zurich, et de 1896 à Londres avaient débouché sur des divergences irréconciliables. La majorité des sociaux-démocrates, désavouant leur passé libertaire et devenus politiciens, réussirent à exclure les délégués révolutionnaires et anarchistes. Ces derniers décidèrent, par conséquent, de tenir des congrès séparés. Le premier eut lieu en 1900, à Paris. Le renégat socialiste Millerand, qui s’était hissé au ministère de l’intérieur, y joua le rôle de Judas. Le congrès des révolutionnaires fut interdit et les délégués dispersés deux jours avant l’ouverture prévue. Mais Millerand n’avait aucun objection envers le congrès social-démocrate qui s’ouvrit par la suite avec toutes les trompettes de l’art publicitaire.

Cependant, le renégat n’atteignit pas son objectif. Un certain nombre de délégués parvinrent à organiser une conférence clandestine au domicile d’un camarade à l’extérieur de Paris, où différents points concernant la tactique et la théorie furent discutés. Emma Goldman prit une part importante dans ces débats , et, à cette occasion, établit des contacts avec de nombreux représentants du mouvement anarchiste européen.

En raison de l’interdiction du congrès, les délégués étaient menacés d’une expulsion de France. Dans le même temps, arrivèrent des mauvaises nouvelles d’Amérique, concernant l’échec de la tentative de libération de Alexandre Berkman, un grand choc pour Emma Goldman. En novembre 1900, elle revint en Amérique pour se consacrer à son métier d’infirmière et, en même temps, pour pour part active à la propagande. Parmi d’autres activités, elle organisa des réunions publiques monstres pour protester contre les terribles sévices du gouvernement espagnol, perpétués contre les prisonniers politiques torturés à Montjuïc.

Dans son métier d’infirmière, Emma Goldman avaient beaucoup d’occasions de rencontrer les personnalités les plus bizarres et originales. Très peu d’entre elles auraient reconnu la « célèbre anarchiste » dans la petite femme blonde vêtue de son uniforme d’infirmière. Peu après son retour d’Europe, elle fit la connaissance d’une patiente, Mrs. Stander, une accro à la morphine, souffrant le martyre. Elle demandait une attention soutenue pour lui permettre de superviser une affaire très importante qu’elle dirigeait, — celle de Mrs. Warren. Son domicile privé était situé dans la Troisième Rue, près de la Troisième Avenue, et le lieu de son affairé était attenant, relié par une entrée séparée. Un soir, l’infirmière, sur le point d’entrer dans la chambre de sa patiente, se retrouva soudainement face à face avec un visiteur masculin, au cou de taureau et à l’apparence brutale. L’homme n’était personne d’autre que Mr. Jacobs, l’inspecteur qui, sept ans auparavant, avait ramené Emma Goldman la prisonnière de Philadelphie et qui avait tenté de la persuader, en chemin vers New York, de trahir la cause des ouvriers. Il est impossible de décrire l’expression de confusion de l’homme, alors qu’il se retrouvait de façon si inattendue en face de Emma Goldman, l’infirmière de sa maîtresse. La brute se transforma soudainement en gentleman, s’employant à excuser son comportement passé honteux. Jacobs était le « protecteur » de Mrs. Stander, et l’intermédiaire entre la maison et la police. Quelques années plus tard, alors inspecteur auprès du procureur de la république, il se rendit coupable d’un parjure, fut condamné et envoyé à Sing Sing pour un an. Il est probablement employé maintenant par une quelconque agence de détectives privés, pilier séduisant d’une société respectable.

En 1901 Pierre Kropotkine fut invité par le Lowell Institute du Massachusetts pour y donner une série de conférences sur la littérature russe. C’était son second séjour en Amérique et, naturellement, ses camarades étaient désireux d’utiliser sa présence au bénéfice du mouvement. Emma Goldman commença une correspondance avec lui et réussit à obtenir son accord pour lui arranger une série de conférence. Elle consacra aussi son énergie pour organiser les tournées d’autres anarchistes en vue, notamment celles de Charles W. Mowbray et de John Turner. De la même manière, elle participait toujours aux activités du mouvement, toujours prête à consacrer son temps, son talent et son énergie à la Cause.

Le 6 septembre 1901, le président McKinley fut abattu par Léon Czolgosz à Buffalo. Aussitôt, une campagne de répression sans précédent a été mise en branle contre Emma Goldman , en tant que anarchiste la plus connue dans le pays. Bien que l’accusation n’était absolument pas fondée, elle fut arrêtée à Chicago, ainsi que d’autres anarchistes en vue, incarcéré pendant plusieurs semaines et soumises à des interrogatoires des plus éprouvants. Une si formidable chasse à l’homme publique. n’avait jamais eu lieu auparavant dans l’histoire de ce pays. Mais les efforts de la police et de la presse pour faire le rapprochement entre Emma Goldman et Czolgosz se révélèrent vains. L’épisode l’avait néanmoins blessée profondément . Elle aurait pu supporté la souffrance physique, les humiliations et la brutalité subies entre les mains de la police. La dépression psychologique était bien pire. Elle fut accablée par la prise de conscience de la stupidité, du manque de compréhension et de la bassesse qui caractérisaient les événements de ces jours terribles. L’incompréhension de la part de la majorité de ces camarades envers Czolgosz la conduisit presque au désespoir. Émue au plus profond de son être, elle publia un article dans lequel elle essayait d’expliquer l’acte sous l’aspect social et individuel.(31) Comme cela fut déjà le cas, après l’acte de Berkman, elle était de nouveau incapable de trouver où loger, elle fut ballottée d’un endroit à l’autre comme un véritable animal sauvage. Ces terribles persécutions, et notamment l’attitude de ses camarades, l’empêchèrent de continuer son travail de propagande. Les plaies de l’âme et du corps devaient d’abord se cicatriser. De 1901 à 1903, elle ne remonta pas à la tribune. Elle vécut une vit discrète en tant que “Miss Smith”, exerçant son métier et consacrant ses loisirs à étudier la littérature, particulièrement le théâtre moderne qu’elle considérait comme un des principaux véhicules des idées radicales et des sentiments instructifs.

Il y a pourtant une chose qu’apporta le harcèlement de Emma Goldman. Son nom apparaissait en public de plus en plus fréquemment et avec plus d’insistance que jamais auparavant, le harcèlement malveillant de l’agitatrice tant décriée suscitant une forte sympathie dans de nombreux milieux.(32) Des personnes ayant emprunté des différentes voies commencèrent à s’intéresser à ses combats et ses idées. On commençait maintenant à lui manifester une plus grande attention et une meilleure compréhension.

L’arrivée en Amérique de l’anarchiste anglais John Turner (33) incita Emma Goldman à sortir de sa retraite. Elle se lança de nouveau dans les activités publiques, organisant un mouvement dynamique pour la défense de Turner, que les services de l’immigration avaient condamné à être expulsé, suite à la loi sur le renvoi des anarchistes votée après la mort de McKinley. (34)
Lorsque Paul Orleneff et Mme. Nazimova arrivèrent à New York pour familiariser le public américain à avec l’art dramatique russe, Emma Goldman devint l’organisatrice du projet. Grâce à beaucoup de patience et de persévérance, elle réussit à rassembler les fonds nécessaires pour présenter les artistes russes aux amateurs de théâtre de New York et Chicago. Même si elle ne fut pas un succès sur le plan financier, l’entreprise se révéla être d’une grande valeur artistique. En tant que manager des artistes russes, Emma Goldman vécut quelques expériences uniques. M. Orleneff ne parlait que le russe et “Miss Smith” était obligée d’intervenir comme son interprète lors de différentes manifestations dans le beau monde. La plupart des dames aristocrates de la Cinquième Avenue n’imaginaient pas le moindre du monde que l’aimable manager, qui discutait de manière si divertissante de philosophie, de théâtre et de littérature lors de leur thé de dix-sept heures, était la « fameuse » Emma Goldman. Si cette dernière écrit un jour son autobiographie,elle aura sans aucun doute ne nombreuses anecdotes intéressantes à raconter concernant ces expériences.

L’hebdomadaire anarchiste Free Society, publié par la famille Isaak, fut obligé d’arrêter en raison de la fureur qui s’était emparée de tout le pays après la mort de McKinley. Pour remplir le vide, Emma Goldman, en coopération avec Max Baginski (35) et d’autres camarade, décida de sortir une publication mensuelle consacré à l’avancement des idées anarchistes dans la vie quotidienne et la littérature. Le premier numéro de Mother Earth (36) apparut en mars 1906, les premières dépenses du périodique étaient en partie couverte par les recettes d’une représentation théâtrale de soutien donnée par Orleneff, Mme Nazimova, et leur troupe en faveur de la revue anarchiste. Depuis 1906 et malgré les formidables obstacles et difficultés, la propagandiste infatigable a réussi à éditer Mother Earth de façon ininterrompue — une réussite rarement égalée dans les annales des publications radicales.

En mai 1906, Alexandre Berkman quitta enfin l’enfer de Pennsylvanie où il avait passé les quatorze meilleures années de sa vie. Personne n’avait cru en ses chances de survie. Sa libération mettait fin à un cauchemar de quatorze ans pour Emma Goldman, et un important chapitre de sa vie se concluait donc.

Le déclenchement de la révolution russe n’avait entraîné nulle part ailleurs une réponse aussi énergique et active que parmi les russes qui vivaient en Amérique. Les héros du mouvement révolutionnaires de Russie, Tchaikovsky, Mme Breshkovskaia, Gershuni, et d’autres venaient dans le pays pour éveiller les sympathies du peuple américain envers la lutte pour la liberté et récolter des aides pour sa poursuite et son soutien. Le succès en était dû en grande partie aux efforts, à l’éloquence et au talent d’organisatrice déployés par Emma Goldman. Cette opportunité lui permit de rendre de grands services à la lutte pour la liberté dans son pays natal. On ne sait pas généralement que ce sont les anarchistes qui contribuent grandement à assurer le succès moral aussi bien que financier de la plupart des entreprises radicales. Ils sont indifférents à la reconnaissance; les besoins de la Cause mobilise toute leur attention, et ils y consacrent leurs énergies et leur compétences. Mais il faut faire remarquer que quelques personnes, honorables par ailleurs, bien que cherchant toujours le soutien et la coopération des anarchistes, veulent toujours monopoliser tout le crédit du travail effectué. Durant les dernières décennies, ce sont principalement les anarchistes qui ont organisé toutes les initiatives révolutionnaires et aidé chaque lute pour la liberté. Mais, de peur de choquer la foule respectable, qui considère les anarchistes comme des suppôts de Satan, et à cause de leur situation sociale dans la société bourgeoise, ces radicaux à la manque feignent de ne pas voir le travail des anarchistes.

En 1907 Emma Goldman participa comme déléguée au second congrès anarchiste à Amsterdam. Elle y fut particulièrement active dans toutes ses procédures et soutint l’organisation de l’Internationale anarchiste. Avec l’autre délégué américain, Max Baginski, elle présenta au congrès un rapport exhaustif sur la situation américaine, terminant sur ces remarques caractéristiques :

“L’accusation selon laquelle l’anarchisme est destructif plutôt que constructif, et que, par conséquent, il est opposé à l’organisation, est un des plus grands mensonges répandu par nos adversaires. Ils confondent nos institutions actuelles avec l’organisation; et donc ils ne comprennent pas comment nous pouvons condamner les premières et privilégier la dernière. Mais le fait est que les deux ne sont pas identiques.

L’État est généralement considéré comme la forme la plus élaborée d’organisation. Mais, en réalité, est-il réellement une organisation ? N’est-il pas plutôt une institution arbitraire, sournoisement imposée aux masses ?

L’industrie aussi est qualifiée d’organisation; mais rien n’est plus éloigné de la vérité. Elle est la piraterie continuelle du riche envers le pauvre.

On nous demande de croire que l’Armée est une organisation,mais un examen attentif montrera qu’elle n’est rien d’autre qu’instrument cruel au service de la force aveugle.

L’école publique ! Les universités et autres institutions d’enseignement, ne sont-ils pas des modèles d’organisation, offrant au peuple de belles opportunités d’apprentissage ? Loin de là, l’école, plus que tout autre institution, est une véritable caserne, où l’esprit humain est manipulé et dressé à la soumission envers racontars moraux et sociaux et donc conçue pour perpétuer notre système d’exploitation et d’oppression.

L’organisation, comme nous la concevons, est différente. Elle est basée d’abord sur la liberté. C’est un groupement naturel et volontaire d’énergies pour obtenir des résultats bénéfiques à l’humanité.
C’est l’harmonie d’une croissance organique qui produit une variété de formes et de couleurs, l’ensemble que nous admirons dans une fleur. De manière analogue, l’activité organisée des êtres humains libres, imprégnés de l’esprit de solidarité, résultera de la perfection de l’harmonie sociale, que nous appelons anarchisme. En fait, seul l’anarchisme rend possible l’organisation non autoritaire des intérêts communs, puisqu’il abolit l’antagonisme existant entre les individus et les classes.

Dans les conditions actuelles, l’antagonisme des intérêts sociaux et économiques a pour résultat une guerre incessante entre les entités sociales et crée un obstacle insurmontable à une richesse commune coopérative.

Il existe une conception erronée selon laquelle l’organisation ne permet pas la liberté individuelle; que, au contraire, elle conduit à la désintégration de l’individu. Mais, en réalité, la vraie fonction de l’organisation est d’aider au développement et à la croissance de la personnalité. Tout comme les cellules animales, par coopération mutuelle, expriment leurs pouvoirs latents dans la formation de l’organisme complet, l’individu, à travers un effort coopératif avec d’autres individus, atteint sa plus haute forme de développement.

Une organisation, au vrai sens du terme, ne peut pas résulter de la combinaisons de non-entités. Elle doit être composée d’individualités conscientes, intelligentes. En effet, le total des capacités et des activités d’une organisation est représentée par l’expression des énergies individuelles.

Par conséquent, il s’ensuit logiquement que plus le nombre de personnalités fortes et conscientes est grand dans une organisation, moins grand est le danger de stagnation et plus intense est sa vie.

L’anarchisme offre la possibilité d’une organisation sans discipline, crainte ou punition, et sans la contrainte de la pauvreté : un nouvel organisme social qui mettra fin à la terrible lutte pour les moyens d’existence, — cette lutte sauvage qui détruit les plus belles qualités de l’être humain, et creuse encore davantage l’abîme social. En résumé, l’anarchisme s’efforce d’atteindre une organisation sociale qui instituera le bien-être pour tous.

Le germe d’une telle organisation peut se trouver dans cette forme de syndicalisme qui a abandonné toute centralisation, bureaucratie et discipline et qui prône l’action directe et indépendante de la part de ses membres.”

On peut mesurer le mieux les progrès considérables des idées anarchistes en Amérique par le succès remarquable des trois grandes tournées de Emma Goldman après le congrès d’Amsterdam de 1907. Chaque tournée a ouvert un nouveau territoire, y compris dans des localités qui n’avaient jamais entendu parler de l’anarchisme auparavant. Mais l’aspect le plus gratifiant de ces efforts infatigables est la vente formidable de littérature anarchiste, dont les effets de propagande ne peuvent pas être évaluées. Ce fut pendant l’une de ces tournées qu’un incident peu banal survint, démontrant de manière frappante la puissance de conviction de l’idée anarchiste. A San Francisco, en 1908, la conférence de Emma Goldman attira un soldat de l’armée américaine, William Buwalda. Pour avoir osé assister à une réunion publique anarchiste, la république de la liberté passa Buwalda en cour martiale et l’emprisonna pour un an. Grâce au pouvoir régénérant de la philosophie nouvelle, le gouvernement perdit un soldat mais la cause de la liberté gagna un homme. (37)

Une propagandiste de la trempe de Emma Goldman est nécessairement une grosse épine dans le pied de la réaction. Elle est considérée comme un danger pour la perpétuation de l’existence de l’usurpation autoritaire. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, si l’ennemi utilise tous les moyens pour la faire taire. Il y a un an, la police fédérale essaya systématiquement d’entraver ses activités à travers le pays. Mais cette tentative échoua de manière la plus piteuse comme toutes celles précédentes. Des protestations énergiques du milieu intellectuel américain réussit à faire échouer ce lâche complot contre la iberté d’expression. Un autre essai pour faire taire Emma Goldman fut tenté par les autorités fédérales à Washington. Afin de la priver de sa citoyenneté, le gouvernement annula la naturalisation de son mari , avec lequel elle s’était marié à 18 ans, et dont les déplacements, si il est encore en vie, ne peuvent pas être localisés depuis les deux dernières décennies. Le grand gouvernement des glorieux États-Unis n’hésitait pas à utiliser les méthodes les plus détestables pour atteindre ses buts. Mais comme sa citoyenneté n’avait jamais été d’une quelconque utilité pour Emma Goldman, elle pouvait en supporter la perte le cœur léger. (38)

Emma Goldman, la trublionne et la liberté d’expression en Amérique source : Jewish Women’s Archive.

Emma Goldman, la trublionne et la liberté d’expression en Amérique source : Jewish Women’s Archive.

Il existe des individus qui possèdent une personnalité tellement forte qu’ils exercent par leur seule force la plus grande influence sur les meilleurs représentants de leur époque. Michel Bakounine était l’un d’eux. Mais Richard Wagner n’a jamais écrit Die Kunst und die Revolution pour lui, Emma Goldman possède une telle personnalité. Elle est un facteur déterminant de la vie sociale et politique en Amérique. Grâce à son éloquence, son énergie et sa remarquable mentalité, elle façonne les esprits et les cœurs de milliers de ses auditeurs.

Les traits dominants de Emma Goldman sont une profonde sympathie et compassion pour l’humanité souffrante et une honnêteté inexorable vis à vis d’elle-même. Personne, ami comme ennemi, ne pourra prétendre décider pour elle ou lui dicter son mode de vie. Elle périrait plutôt que de renoncer à ses convictions, ou à l’indépendance de son corps ou de son esprit. La respectabilité pourrait facilement pardonner le seul enseignement de l’anarchisme théorique; mais Emma Goldman ne prêche pas seulement la nouvelle philosophie ; elle s’entête aussi à la vivre, — et c’est cela le crime suprême, impardonnable. Aurait-elle considéré, comme de nombreux radicaux, son idéal comme un simple objet décoratif intellectuel, aurait-elle fait des concessions face à la société actuelle et fait des compromis avec les vieilles injustices, que même ses opinions les plus radicales lui auraient été pardonnées. Mais elle prenait si au sérieux son radicalisme qu’il a imprégné son sang et sa moelle et qu’elle n’enseigne pas seulement ses convictions mais qu’elle les met aussi en pratiques — ce qui choque même la radicale Mrs. Grundy. Emma Goldman vit sa vie; elle s’associe avec les gérants de pubs – d’où l’ indignation des pharisiens et des sadducéens.

Ce n’est pas un hasard si des écrivains aussi différents que Pietro Gori (39) et William Marion Reedy (40) ont remarqué les mêmes traits de caractère.Dans un contribution à la La Questione Sociale, Pietro Gori la mentionne comme “une force morale, une femme qui, avec la vision d’une sibylle, prophétise la venue d’un nouveau royaume pour les opprimés; une femme qui, avec une grande logique et sérieux, analyse les maux de la société et dépeint, avec une touche artistique, l’aube naissante de l’humanité, fondée sur l’égalité, la fraternité et la liberté.”

William Reedy voit en Emma Goldman la “fille du rêve, son gospel, une vision qui est celle de tout homme et femme magnanime qui ait jamais vécu.”

Les lâches qui craignent la conséquence de leurs actes ont inventé le terme d’anarchisme philosophique. Emma Goldman est trop sincère, trop méfiante, pour pour chercher la sécurité derrière un tel concept dérisoire. Elle est une anarchiste, pure et simple. Elle représente l’idée anarchiste telle que fondée par Josiah Warren, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tolstoï. Mais elle comprend aussi les raisons psychologiques que soulèvent des Caserio, Vaillant, Bresci, Berkman, ou Czolgosz pour commettre des actes de violence. Pour un soldat de la lutte social, c’est une question d’honneur que d’entrer en conflit avec les puissances de l’ombre et de la tyrannie, et Emma Goldman est fière de compter parmi ses amis et camarades des hommes et des femmes qui portent les blessures et les cicatrices reçues dans la bataille.

Pour reprendre les mots de Voltairine de Cleyre, décrivant Emma Goldman après son dernier emprisonnement en 1893 : L’esprit qui anime Emma Goldman est le seul qui émancipera les esclaves de l’esclavage, le tyran de sa tyrannie — l’esprit qui veut oser et souffrir.

Hippolyte Havel.
New York, décembre 1910

NDT

1. John Brown (1800 -1859) Abolitionniste, partisan de l’insurrection armée pour abolir l’esclavage.. En 1856, à Pottawatomie Creek, il tue, avec cinq de ses fils, cinq colons esclavagistes. En 1859, avec une vingtaine d’hommes, il s’empare d’un arsenal pour provoquer une insurrections d’esclaves. Aucun ne le suivra. Il est arrêté, grièvement blessé et est pendu le 2 décembre 1859.
2. Mary Wollstonecraft (1759 – 1797) Écrivaine et féministe anglaise, auteure notamment de Memoirs of the Author of A Vindication of the Rights of Woman.
3. Wendel Phillips (1811 – 1884 ) Abolitionniste américain et défenseur des amérindiens.
4. Lloyd Garrison (1805 – 1879) Journaliste abolitionniste américain.Il fonda le journal, The Liberator et la American anti-slavery society.
5. Havel est lui-même un exilé tchèque.
6.  Le junker était un noble, propriétaire terrien en Prusse et en Allemagne orientale.
7.  v naród – aller vers le peuple. Slogan des Narodniki , un mouvement des classes moyennes russes des années 1860 et 1870 dont une partie s’est lancé dans l’ agitation révolutionnaire contre le tsarisme.
8. Castle Garden était le premier centre de réception des immigrants aux Etats-Unis, entre 1820 et 1892 avant que Ellis Island ne le remplace. Voir le site Castle Garden.
9. Noble and Holy Order of the Knights of Labor, une organisation américaine de défense ouvrière 1869 – 1949 Voir, entre autres,
Knights of Labor
10. Le 3 mai 1886, les grévistes affrontèrent les briseurs de grève embauchés par la direction de la McCormick Harvesting Machine Company. L’intervention de la police causa deux morts. La manifestation de Haymarket Square eut lieu le lendemain.
11. Josiah Warren (1798-1874) Anarchiste individualiste américain. Fondateur de colonies comme Modern Times et Utopia. Voir, entre autres, The Josiah Warren Project
12. Stephen Pearl Andrews (1812 –1886) Linguiste et auteur de plusieurs livres sur le mouvement ouvrier. Militant abolitionniste. C’était un anarchiste individualiste, influencé par Josiah Warren. Il ne remettait pas en cause le principe du salariat mais celui du calcul du salaire de l’ouvrier-e. Auteur de plusieurs ouvrages dont quelques-uns consultables en ligne dont The Labor Dollar (1881) et The science of society (1888).
13. Lysander Spooner (1808 – 1887) Anarchiste individualiste américain qui a largement influencé la théorie libertarienne. Mais Spooner s’opposait également au salariat. Voir le site dédié lysanderspooner.org/
Voir également de Ronald Creagh Histoire de l’anarchisme aux États-Unis d’Amérique : les origines, 1826-1886, Claix : Pensée sauvage, 1981.
14. Emerson, Thoreau, Whitman Pères du transcendantalisme. Voir, par exemple, What is Transcendentalism ? Jone Johnson Lewis, Women’s History Guide, avec de nombreux liens.
15. Voir Emma Goldman et Alexandre Berkman
16. Joseph Barondess (1867–1928), né en Ukraine, militant syndicaliste de New York. Il a eu de brefs rapports avec les milieux anarchistes. Je n’ai trouvé aucune information sur ce professeur Garsyde.
17. Agents de sécurité de la Pinkerton National Detective Agency que Frick avait embauché en avril 1892 pour maintenir l’ordre.
18. Sur ces évènements, voir par exemple The 1892 battle Of Homestead
19. Sans doute en référence à Albrecht, ou Hermann, Gessler, un bailli suisse , probablement légendaire, du quatorzième siècle, qui incarne la répression brutale.
20.Elle s’y résoudra après l’attentat contre McKinley.
21. Havel travestit à nouveau les faits. Berkman, comme on peut s’en douter après 14 années éprouvantes dans les conditions d’incarcération de l’époque, est sorti dépressif. Goldman l’a aidé en lui confiant notamment la direction de Mother Earth et en le convainquant d’écrire ses mémoires de prisons.
22. Modest [Aronstam] Stein.
23. La référence m’échappe, mais je la retrouverai.
24. Mary Elizabeth Eugenia Jenkins Surratt (1823 – 1865) Impliquée dans l’assassinat du président Abraham Lincoln, le 14 avril 1865, elle sera la première femme condamnée à mort et exécutée par le gouvernement fédéral américain.

25.  La Lettre Écarlate; Référence à la lettre »A » pour Adultère, tatouée sur les femmes « pécheresse » en Nouvelle Angleterre au dix-septième siècle.
26. Francis Brett Hart (1836 – 1902). Poète et écrivain américain qui a beaucoup écrit sur les pionniers et la ruée vers l’or. Quelques-uns de ses écrits sont en ligne sur le site American Literature.
27. William Charles Owen (1854 -1929) Membre de l’Association Internationale des Travailleurs – AIT. Il collaborera à de nombreux journaux, parmi lesquels Mother Earth, Free Society et Regeneracion. Voir en ligne Anarchism Versus Socialism
28. John Swinton (1829–1901) Journaliste, éditeur d’une petite revue ouvrière John Swinton’s Paper.
29. Au début des années 1890, le Révérend Charles Parkhurst a mené une croisade contre le vice à New York City, visant particulièrement Tammany Hall, une organisation proche du Parti Démocrate et la police de la ville, qui autorisaient et bénéficiaient directement de l’argent des salles de jeux et de la prostitution. Une enquête fut confiée au sénateur Clarence Lexow en 1894.
30. Commission qui peut réduire ou commuer les peines.
31. The Tragedy at Buffalo
32. Sur le harcèlement de la presse, voir A travers la presse américaine
33. John Turner (1865–1934) anarcho-syndicaliste, communiste libertaire britannique. Il est arrêté après une conférence donnée à New York le 23 octobre 1903. Il est condamné à être expulsé et incarcéré à Ellis Island pendant trois mois. Il fait appel de la sentence auprès de la cour et suprême remis en liberté sous caution. Il quittera le pays avant la décision et sera ainsi la première victime du Anarchist Exclusion Act. De retour en Angleterre, il sera directeur de Freedom entre 1930 et 1934.
34. Voir Expulsion
35. Max Baginski (1864 – 1943) anarchiste germano-américain, émigré aux Etats-Unis en 1893. Il a d’abord collaboré à Freiheit puis à Mother Earth. Quelques articles en ligne : Anarchism and Anti-Militarism on Trial, Mother Earth 2, no. 8 octobre 1907, The Right To Live Mother Earth, Janvier 1912, The Anarchist International, Without Government Mother Earth 1, no. 1 Mars 1906).

36. Voir Mother Earth
37. Voir A travers la presse américaine
38. Ce qui était une erreur puisque cette mesure permettra l’expulsion de Emma Goldman le 21 décembre 1919.
39. Pietro Gori,( 1865 – 1911) Anarchiste sicilien. Obligé de s’exiler, il participe en 1901 au congrès constitutif de la Federación Obrera Argentina – FOA, qui deviendra la Federación Obrera Regional. Argentina – FORA. Revenue en Italie en 1903, il fonde avec Luigi Fabbri le journal anarchiste Il Pensiero
40. William Marion Reedy (1862–1920) Directeur et propriétaire du journal Reedy’s Mirror.

 

L'État, le gouvernement, quels qu'en soient la forme, le caractère, qu'il soit autoritaire ou constitutionnel, monarchique ou républicain fasciste, nazi ou bolchevik, est de par sa nature même conservateur, statique, intolérant et opposé au changement. S'il évolue parfois positivement c'est que, soumis à des pressions suffisamment fortes, il est obligé d'opérer le changement qu'on lui impose, pacifiquement parfois, brutalement le plus souvent, c'est-à-dire par les moyens révolutionnaires. De plus, le conservatisme inhérent à l'autorité sous toutes ses formes devient inévitablement réactionnaire. Deux raisons à cela : la première c'est qu'il est naturel pour un gouvernement, non seulement de garder le pouvoir qu'il détient, mais aussi de le renforcer, de l'étendre et de le perpétuer à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. Plus forte est l'autorité, plus grands l'État et ses pouvoirs, plus intolérable sera pour lui une autorité similaire ou un pouvoir politique parallèle. La psychologie gouvernementale impose une influence et un prestige en constante augmentation, nationalement et internationalement, et il saisira toutes les occasions pour les accroître. Les intérêts financiers et commerciaux soutenant le gouvernement qui les représente et les sert, motivent cette tendance. La raison d'être fondamentale de tous les gouvernements, sur laquelle les historiens des temps passés fermaient volontairement les yeux, est si évidente aujourd'hui que les professeurs eux-mêmes ne peuvent plus l'ignorer.

Emma Goldman In "L’Individu, la Société et l’État", 1940

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