★ La Législation directe et universelle

Publié le par Socialisme libertaire

Le Libertaire

★ Article de Joseph Déjacque paru dans le journal Le Libertaire du 29 juillet 1859.


Pour libertaire ou anarchiste que l’on soit, il n’en faut pas moins vivre dans son siècle, compter avec les populations contemporaines. On peut entrevoir la grande et libre cité humaine, la cité de l’avenir, mais on ne peut y aborder qu’en passant sur le corps de plusieurs générations. Trop de masses ignorantes encombrent encore la route qui y conduit pour oser espérer y pénétrer d’un bond ; aussi, anarchistes ou libertaires, nous faut-il, péniblement, de l’épaule et du coude, nous ouvrir un passage à travers cette cohue moutonnière et lui frayer à elle-même une voie pour la faire s’avancer à notre remorque au débarcadère du monde futur, aux premières stations de la société harmonique ; et cela uniquement par l’entraînement de notre marche. L’exemple, la pensée qui agit, la force d’initiative est plus puissante en révolution que le commandement, la pensée qui s’immobilise, la force de compressibilité. Les hommes bruts, les simples et les faibles d’esprit, comme tous les enfants, sont toujours plus disposés à singer la conduite de leurs moralisateurs qu’à se conformer à leurs leçons. Il y a un instinct naturel qui fait que l’homme le plus chétif se révolte toujours contre celui qui veut lui imposer sa domination par la violence. La violence dictatoriale, comme il a été démontré précédemment, ne peut rien pour le bien, le voulût-elle. La tyrannie, fût-elle démagogique, n’est pas de nature à faire avancer la peuple vers le Progrès, mais à le faire reculer. Quel que soit la morsure des chiens et les coups de gaule du berger, on verra toujours le troupeau d’hommes ou de mouton, le troupeau de bêtes refuser obstinément de franchir le ruisseau dont le cours l’effraye, y eut-il nécessité de salut public à le franchir ; tous se laisseraient plutôt immoler les uns après les autres que de céder à la brutale, à l’arbitraire pression. Mais que sans violence aucune, librement, spontanément, quelques uns plus hardis que leurs compagnons sautent par dessus l’obstacle ou le traversent à la nage et tout le reste du troupeau passera sur leurs traces, tout jusqu’au plus petit, tout jusqu’au dernier.

Il faut le reconnaître, le radicalisme anarchique n’est pas possible du jour au lendemain pour une génération comme la nôtre, multitude maladive vagissant encore dans ses vieux langes à l’âge où elle devrait et marcher seule. Vieille enfant des siècles passés, elle a été allaitée successivement par la Sauvagerie, la Barbarie, et la Civilisation, trois exécrables marâtres au biberon des préjugés. Elle a sucé le légal, le respect imbécile de l’Autorité avec toutes les falsifications humanicides que, sous le nom de religion et de politique, le charlatanisme scientifique lui a mis de sa face. L’habitude est une seconde nature, de sorte encore il lui répugne de goûter toute autre et plus solide nourriture. Pour la sevrer de ma traditionnelle éducation servile, on ne le peut guère qu’en lui donnant, par dose proportionnelle à son tempérament, les aliments de nutrition révolutionnaire doivent la régénérer et faire disparaître à la longue les traces d’atonie et de crétinisme que des mille et des cents ans d’abreuvement inquisitorial ont entonné son sein. Suppliciée de l’orthodoxie autoritaire, gît garrottée du front et disloquée de la cervelle sous le rire sardonique de ses bourreaux. Son berceau n’a été qu’un chevalet de torture où son esprit a été tordu la question. Il s’agit de redresser cet esprit, de remettre en ses morales articulations, de provoquer à la coordination de ses mouvements, au rétablissement ses facultés, de ses aptitudes. Il ne faut pas se faire illusion, la masse du peuple est perclue du mental. Les ténèbres dans lesquelles l’ont tenu la religion et la politique, tous les tortionnaires et valets de tortionnaires laïques et ecclésiastiques, ont tellement pesé sur ses paupières qu’elles l’ont rendue presque aveugle. Il faut, par un procédé transitoire, par une organisation qui ne soit pas encore l’avenir mais qui ne soit plus déjà le passé, l’opérer de la cataracte, enlever le voile qui couvre sa pensée ; et après l’avoir guérie de son opacité, après lui avoir fait recouvrer la vue intellectuelle, la mettre hardiment en contact avec l’idée des temps futurs, la lumière ultracontemporaine, afin qu’éclairée et réchauffée, caressée par ses rayons, elle marche désormais d’un pas ferme et rapide la découverte incessante du progrès social, à la possession progressive de l’individuelle et universelle liberté.

Ce moyen transitoire, j’en ai dit en passant quelques mots dans le Libertaire, j'en ai parlé plus longuement dans une brochure intitulée La Question révolutionnaire, c’est la législation directe et universelle.

La législation directe et universelle n’est pas un principe tant s’en faut, c’est un instrument de manifestation, une manière d’être révolutionnaire essentiellement provisoire, un moyen encore grossier et presque primitif comme le prolétariat de nos jours, mais par cela même à la portée de tous, et qui est de nature à préparer le développement des esprits, le bouleversement physique et moral de la vieille société et à la conduire [d’évolution en évolutions], de la souveraineté collective, la souveraineté du peuple, la souveraineté individuelle, la souveraineté de l’homme, de l’être humain. C’est un pont volant, une planche de sauvetage pour passer de l’épave du présent à la terre ferme de l’avenir. Comme les naufragés de la Méduse, nous sommes sur un radeau où la fibre révolutionnaire des masses est menacées de périr d’inanition. Il faut en sortir à tout prix ; tirer le peuple de cette position critique ; il faut mettre à sa disposition le pain quotidien du cerveau, l’exercice de la législation universelle et directe, afin que, par l’emploi démocratique de la liberté légale, il finisse par s’habituer et s’initier de lui-même à l’idée comme à la pratique de la liberté anarchique.

Qu’avant peu l’enchaînement des circonstances, la fatalité des choses amènent en Europe un mouvement insurrectionnel de peuples, c’est ce qui n’est un doute pour personne. Que le prolétariat se retrouve encore une fois victorieux et en armes sur les débris des trônes, déchaîné, sinon libre, entre les quatre murs ou les quatre piliers de la Civilisation, — l’esprit de gouvernement, l’esprit de propriété, l’esprit de religion et l’esprit de famille, porte de quadrilatère du principe d’autorité, — et il court grand risque de s’être encore une fois, battu pour le roi de Prusse ou l’empereur de France, tout comme des patriotes italiens ou de stupides soldats. Il n’a pour cela qu’à refaire ce qu’il a toujours fait, c’est-à-dire réparer de ses mains caleuses les parois dégradées de l’autorité gouvernementale, la replâtrer nous le nom de dictature ou de comité de salut public quelconque, si bénin et si provisoire même que s’annonce ce comité ou cette dictature. Supposons, au contraire, qu’au jour de la victoire le prolétariat inaugure immédiatement le système de législation directe et universelle, et, aussitôt, sur l’initiative des plus révolutionnaires et sous l’empire des premiers élans d’enthousiasme, il ébranle à coups redoublés les murailles de son antique prison, il les bat en brèche, il les troue de fond en combles, il les éventre sur les quatre faces et s’ouvre ainsi autant d’issues pour sortir de l’ordre ancien, achever l’œuvre de démolition de l’idée autoritaire s’en éloigner chaque jour de plus en plus et ne rapprocher de plus en plus chaque jour de l’ordre nouveau, de l’édification anarchique de la liberté.

Avec le droit direct et universel au vote de la loi, il est évident que tout le monde se trouve et se sent intéressé à n’adopter que ce qui est de bien public et à rejeter tout ce qui est de nature à y porter atteinte. Le progrès individuel devient une conséquence logique du travail général des intelligences, — travail provoqué par le maniement du vote législatif, — et le progrès social une conséquence non moins fatale du progrès individuel. C’est l’instruction et l’éducation obligatoires de tous par chacun et de chacun par tous. Tous et chacun ayant un intérêt direct à la bonne organisation de la société et chacun et tous participant en fait et en droit à son organisation, il n’en peut résulter qu’une amélioration croissante pour l’individu comme pour la société.

Jusqu’à présent le peuple n’a été qu’un mythe, une fiction ; n’existe que sur le papier, c’est un être fabuleux qui ne figure que dans les mille et une proclamations de jour et de nuit des politiques orientaux ou occidentaux. On s’en sert comme d’une formule métaphysique bonne à jeter de la poudre aux yeux des imbéciles et ouvrir aux intrigants les portes du pouvoir, absolument comme de son antithèse, cette autre personnalité mythologique, baptisée du nom de Dieu. C’est le "sésame ouvre-toi" des aventuriers à la recherche des satisfactions gouvernementales, le talisman des ambitions malfaisantes, la clé merveilleuse de leur tyrannique puissance. Les Césars rouges comme les Césars tricolores ne règnent et ne gouvernent oui ne prétendent à régner et à gouverner que par la vertu de ces syllabes magiques : Dieu et le Peuple. Tous leurs hiéroglyphes d’État sont entrelacés de phrases dans le style de celles-ci : — Par la grâce de Dieu et la volonté du Peuple, nous leurs représentants sacrés et couronnés, leurs pontifes légitimes, mandons et ordonnons que devant notre infiniment aimable et miséricordieuse Majesté chacun se prosterne la face contre terre et nous adore en ses génuflexions comme son seigneur et maître, faute de quoi il sera roué en place publique, fustigé en cellule privée, passé par les armes, rendu au gibet ou garrotté sur n’importe quel échafaud jusqu’à ce que mort s’en suive. Ou bien : Liberté, égalité, fraternité, c’est-à-dire sous l’invocation d’une autre très-Sainte Trinité, la divinité démagogique, et au nom de la souveraineté du Peuple, nous leurs représentants officiels, leurs eucharistiques mandataires sortis du vase d’élection, mandons et décrétons que chacun a le droit et le devoir de nous obéir aveuglément, servilement, et de conformer en tout et partout ses pensées comme ses actions à notre bon plaisir, sous peine, en n’observant pas nos dits commandements, de se voir appréhender au corps, jeté en pâture à la gueule des patrons et, à la rigueur, d’avoir les poings coupés et la tête tranchée.

Qu’est-ce donc, en définitive, que le Peuple, le représenté, avec ses représentants rouges ou bleus, blancs ou tricolores ? Je vous dis, moi, que ce peuple-là n’est pas un peuple souverainement vivant, pas plus que le seigneur Dieu n’est une existence réelle, c’est un scandaleux juron, un sacré nom de Peuple et un sacré nom de Dieu, voilà toute la Science a soufflé sur le Dieu et l’a fait fuir devant elle comme une balle de savon ; la bulle a crevé aux yeux des plus clairvoyants ; il n’en reste bientôt plus de trace que dans les imaginations les plus attardées. Déjà dans les sphères de la dialectique, et pour désigner ce qui reste inexpliqué, on ne dit plus Dieu, mais l’inconnu. Malheureusement nous n’en sommes pas encore là à l’égard du Peuple. La démocratie, le gouvernement du peuple par le peuple, la souveraineté collective est l’état de chrysalidation par lequel doit passer la multitude rampante avant d’atteindre à l’autonomie, au gouvernement de l’homme par soi-même, à la souveraineté infiniment individuelle. Constituons donc la législation directe et universelle afin de métamorphoser par le stimulant d’un intérêt universel et direct, la passivité des masses en activité, l’esprit inerte en intelligence animée. Sortons le prend nombre de son néant ; créons la matière humaine, imprimons lui le mouvement, façonnons-la au progrès.

L’ignorance populaire étant donnée, on ne peut résoudre le problème de son extinction que par la législation directe et universelle. C’est le fluide chaleureux et vermeil qui fera circuler la vie dans les réseaux organiques du corps social, aujourd’hui fœtus informe, chaos inepte. C’est l’alphabet de la liberté mis aux mains des foules esclaves, l’école mutuelle des sociétés encore en enfance.

Joseph Déjacque
[ C'est lui qui a « inventé » le terme libertaire en 1857 dans un texte pour la parité homme/femme. Il a édité un journal qui d'ailleurs avait pour nom : Le Libertaire, Journal du Mouvement Social de 1858 à 1861... ]

 

Et n'espérez pas de meilleurs hommes, un choix plus heureux. Ce ne sont pas les hommes, c'est la chose en elle-même qui est mauvaise. Selon le milieu, la condition où ils se meuvent, les hommes sont utiles ou nuisibles à ceux qui les entourent.

Joseph Déjacque (in "A bas les chefs !" 1859)

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