Camus, ce libertaire qu’on voudrait ignorer

Publié le par Socialisme libertaire

Albert Camus

L’hommage des libertaires à Camus après sa disparition, le 4 janvier 1960, témoigne du même déchirement que lorsque l’on perd un des siens. Dans le Monde libertaire, Fernando Gómez Peláez, directeur par ailleurs de Solidaridad Obrera, le journal des anarchistes espagnols, écrit : «C’était un caractère débordant de franchise et sans la moindre hésitation […] Puisque autant pour les campagnes d’aide - celle de la grève générale de Barcelone -, pour l’agitation - le cas des militants anarchistes condamnés à mort -, pour la protestation - celle qui précéda l’entrée de l’Espagne à l’Unesco -, Albert Camus fut toujours le premier, le véritable, l’indispensable animateur.»

Dans Liberté, Louis Lecoin, revient sur le Camus qui, à ses côtés, mena campagne en faveur des objecteurs de conscience, pendant la guerre d’Algérie : «Les objecteurs perdent en Camus leur meilleur défenseur.» Dans la revue Témoins, où Camus était cité comme «correspondant», son directeur Jean-Paul Samson, déserteur de la Première Guerre mondiale, insiste sur «cette intégrité, cette vigilance qui se refuse à toutes les églises métaphysiques ou politiques, cette volonté scrupuleuse de n’oublier jamais qu’il y a la beauté et les malheureux - comme il y a aussi l’absurde et l’impératif du bonheur». L’anarcho-syndicaliste Robert Proix, lui, se souvient combien, pour l’écrivain, «la vie humaine est inconditionnellement sacrée».

Tous saluent «l’irremplaçable ami». C’est bien le seul, en effet, à défendre les parias de la Terre contre la cohorte de leurs ennemis jurés - les fascistes, les communistes, les capitalistes - vérité que Jean Daniel, qui a connu l’écrivain, relaie avec honneur en déclarant que «Camus a été totalement libertaire». L’essentiel de ses positions politiques, l’écrivain les publie dans la presse anarchiste. Ailleurs, il ne peut pas, il ne veut pas mêler sa voix à ceux qui se réclament, à Paris, de la révolution bolchevique dont ces mêmes camarades anarchistes dénoncent les purges, les infamies. «Paris. La vulgarité de ses intelligences, toutes ces lâches complaisances me donnent d’avance la nausée», écrit-il au poète René Char. Il n’aime ni la lutte des classes avec son soubassement de haine, ni guère Marx que tous louent, à Paris. Par contre, le nom de Bakounine, le père de l’anarchie, revient, même s’il n’ignore pas sa collaboration avec le terroriste Netchaïev, et la filiation de ce dernier avec le bolchevisme. Ce lien compromet la révolution, plus proche de la révolte, qu’espère Camus car, parallèlement, il souligne que «Bakounine est un des deux ou trois hommes que la vraie révolte puisse opposer à Marx dans le XIXe siècle».

Conformément à une vieille tradition parisienne, Olivier Todd, «le» biographe de Camus, dédaigne Bakounine, évoqué uniquement au détour d’une frasque : «Tant d’autres ont vu Camus, oubliant Marx ou Bakounine, abandonner une conversation sérieuse pour se consacrer à une charmante.» Todd tait le douloureux débat où l’écrivain sauva l’honneur de la révolution. Car, sans jamais quitter Bakounine des yeux, et au contact de ses amis libertaires et objecteurs de conscience, il comprend Gandhi, sa résistance jamais entachée par le sang : «Après tout, Gandhi a prouvé qu’on pouvait lutter pour son peuple et vaincre, sans cesser un seul jour de rester estimable.»

Alors, la révolution redevient possible. Pas celle de Michel Onfray, qui, tout en se présentant comme un héritier de Camus, n’a de cesse de liquider son legs pour promulguer un «capitalisme libertaire», concept que Camus eût totalement répudié, lui qui écrivait non pas, comme Proudhon, «la propriété, c’est le vol», mais «la propriété, c’est le meurtre».Pas dans une perspective de révolution économique, mais de révolution des consciences, continuum de lucidité que tuent «la société de l’argent», le travail moderne «qui n’est pas une vie», et jusqu’à ces loisirs passés à «jouir de la prospérité matérielle».

Alors, les libertaires reviennent pour éclairer ce Camus-là. Depuis quatorze ans, un non violent issu du mouvement antinucléaire allemand, Lou Marin - un pseudo - épluche, de Heidelberg à Barcelone en passant par Lausanne - siège de la bibliothèque du Centre international de recherches sur l’anarchie, le Cira - toutes les revues libertaires. En 1998, il publie un ouvrage, Albert Camus et les libertaires (éditions Egrégores) rassemblant l’intégralité des textes libertaires de l’écrivain, grâce à l’éditrice Claire Auzias et la douce complicité de Catherine Camus, la fille de l’écrivain. En novembre 2008, la Pléiade incorpore ces textes, mais pas tous et si noyés parmi les autres qu’aucun critique n’en a relevé la présence. Ni, évidemment, le rôle de Lou Marin dans cette résurgence.

Cessons d’affadir Camus, de réduire sa «pensée de midi» à un bronzage de la pensée. Du «génie libertaire», Camus disait que «la société de demain ne pourra se passer».

Jean-Pierre Barou, écrivain.

 

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