★ Conceptions constructives du socialisme libertaire
Précisons, dès le début de cette petite étude, ce que nous entendons par « socialisme libertaire », ce que nous pourrions autrement appeler anarchisme social, ce que d’autres appellent anarchie. Mais depuis environ trente ans, l’auteur de ces lignes a renoncé au mot « anarchie « , pour ce qu’il a d’imprécis et de contradictoire, pour les confusions auxquelles il donne lieu au sein du mouvement anarchiste lui-même, et dont Proudhon, qui le premier voulut lui attribuer un sens opposé à celui qu’il avait toujours eu dans la langue française, fut un édifiant exemple.
Nous pourrions parler avec lui de socialisme mutualiste, ou fédéraliste, de collectivisme et de fédéralisme socialiste avec Bakounine et ses amis de la Première Internationale, de communisme anarchiste avec Kropotkine, de communisme libertaire avec certains de ses disciples. Mais il est difficile de trancher qui, de Bakounine ou de Kropotkine, avait le plus raison, non dans l’éthique profonde des concepts, mais dans ce qu’à la lumière de l’expérience implique leur application pratique. Il est impossible de définir à l’avance ce qui répond, ou répondrait le mieux aux circonstances de temps et de lieu, et à la vérité, parfois ethnique, de la condition humaine.
C’est pourquoi nous adoptons l’expression générique de socialisme libertaire. Mais il est nécessaire de souligner, dès maintenant, que toutes ces définitions répondent au même principe de base (socialisme libertaire) et ont un caractère synonymique constant.
Et précisément, la profusion des termes rapportés, auxquels nous pouvons ajouter ceux d’anarchisme communiste ou d’anarcho-syndicalisme prouve, dès l’abord, que l’esprit constructif a été pour ainsi dire consubstantiel de l’apparition de l’école anarchiste, ou anti-autoritaire, anti-gouvernementale, anti-étatiste du socialisme. Si les penseurs, les théoriciens et sociologues de cette école se sont ainsi efforcés de trouver la meilleure formule à la fois juridique et organisationnelle de caractère positif qui pouvait être trouvée, c’est que le problème de la reconstruction sociale les intéressait au plus haut point.
Cela est en contradiction avec l’opinion de l’immense majorité de ceux qui s’occupent — sans grande intégrité intellectuelle — des grands problèmes de transformation sociale qui sont à l’ordre du jour. Cette immense majorité s’en tient au sens négatif du mot « anarchie » et aux écrits critiques parus dans la littérature qui s’en réclame. Leur conscience d’écrivain, de commentateurs ou de sociologues ne les mène pas plus loin. Ainsi nous revient en mémoire le cas de Berdiaeff que la hauteur du vol philosophique auquel il s’essayait aurait dû rendre plus curieux, et pour qui Bakounine n’était qu’un démolisseur, puisqu’il avait écrit cette phrase :
« La passion de la destruction est éminemment constructive ».
Nous verrons, plus loin, combien ce jugement sommaire est inepte.
Mais nous devons aussi reconnaître que ce fut une erreur mortelle de Proudhon que ce choix d’un vocable à ce point discutable, même si son caractère étymologique pouvait, à renfort de beaucoup de dialectique, lui donner apparemment et peut-être raison. Les conséquences de cette erreur se sont propagées, et continuent de se propager, nous le répétons, à l’intérieur du mouvement anarchiste lui-même. On ne définit pas un idéal par une négation. Et c’est le sens négatif du vocable qui a dominé. L’esprit de révolte si souvent justifié contre l’injustice sociale et les méfaits de la société autoritaire et de classes trouva dans cette négation une synthèse nihiliste, expression de son exaspération. Si bien que la plupart de ceux qui souffraient de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la misère et de la faim, ceux qu’exaspéraient les guerres de l’appareil de répression et d’exploitation étatique, ne voyaient que ces aspects négatifs d’une doctrine qui, parmi celles préconisées par les courants révolutionnaires, était, le coopératisme excepté, la plus riche en conceptions constructives de celles se réclamant du socialisme.
Car il faut souligner ce fait. A part le coopératisme, principalement celui de l’école de Nîmes, et qui du reste est loin de poursuivre toujours des buts de transformation sociale et de socialisation intégrale, seule l’école anarchiste, de l’anarchisme social [1], offre un ensemble de définitions, d’essais, d’anticipations, de plans, de méthodes, de prévisions pouvant guider, ou contribuer à guider les peuples sur le chemin de l’avenir. A ce sujet, le marxisme est d’une indigence surprenante. Dans la littérature marxiste, nous n’avons trouvé d’idées se rapportant à cette question que dans le livre d’Auguste Bebel, intitulé La Femme. Cela est la conséquence de la position théorique de Marx, qui combattait toujours, comme firent par la suite les anarchistes asociaux — individualistes ou individualisants — et cette rencontre est savoureuse — toute tentative d’anticipation sur la reconstruction sociale. En cela, Rosa Luxemburg — l’héroïque Rosa Luxemburg — et Karl Kautsky, grand prêtre du marxisme après la mort de Engels, et qui fut aussi, du moins dans certaines limites, le maître à penser de Lénine, maintinrent les mêmes positions théoriques, qui, selon eux, correspondaient au socialisme scientifique — marxiste, cela va de soi.
Et l’ironie des faits — une de plus dans l’histoire — veut que ce soit l’école dont les penseurs les plus éminents ont fait des apports constructifs valables qui passe pour n’avoir qu’un caractère négatif, n’offrant aucune solution au prolétariat appelé à la révolution, tandis que celle dont les penseurs, théoriciens, écrivains n’ont rien apporté, caricaturant sur les « recettes pour les marmites de la société future « , passe pour apporter des solutions constructives qui lui valent une bonne part des adhésions prolétariennes, et même intellectuelles de haut rang. Voyons maintenant rapidement les aspects positifs de la pensée libertaire.
PROUDHON
Nous commencerons par Proudhon, « le père de l’anarchie », comme disait Kropotkine dans un procès célèbre. Ceux qui l’ont lu, vraiment lu, savent que la « solution du problème social » fut une de ses préoccupations majeures. Cela provoqua chez lui deux genres d’écrits, fragmentaires ou non. Dans les premiers, Proudhon exhortait les travailleurs et les autres socialistes à se préoccuper sérieusement du comment de la révolution. Dans les deuxièmes, il s’efforçait de jeter les bases de la reconstruction, et préconisait les mesures pratiques à prendre en pleine période révolutionnaire, si la révolution se produisait [2].
Tout d’abord, Proudhon affirme à maintes reprises que son socialisme est constructif. Sa devise souvent répétée est : Destruam et aedificabo ! Et il proclame :
« Oui, je suis socialiste, mais socialiste avec préméditation et conscience, socialiste non pas seulement parce que je proteste contre le régime actuel de la société mais parce que j’affirme un régime nouveau, qui doit résulter, comme tout ce qui se produit dans la société, de la négation d’une réalité passée à l’état d’utopie. Je suis socialiste, c’est-à-dire à la fois réformateur et novateur, démolisseur et architecte ; car dans la société ces termes, quoique opposés, sont synonymes. » (Article « Le socialisme jugé par M. Proudhon », dans La Voix du Peuple, 14-5-1849.)
Le 7 décembre de la même année, dans le même journal, il écrivait dans un article intitulé A Pierre Leroux :
« Je suis socialiste, enfin. J’ai dit cent fois que le socialisme, en tant qu’il se borne à la critique de l’économie actuelle, et qu’il propose à la critique ses hypothèses, est une protestation ; qu’en tant qu’il formule des idées pratiques et positives, il est la même chose que la science sociale. Je proteste contre la société actuelle, et je cherche la science ; à ce double titre, je suis socialiste. »
Mais il ne se contente pas de chercher. Il apporte des orientations précises, des directives dont peuvent s’inspirer les masses, tout en demandant à ces dernières de chercher, elles aussi, et de trouver. Dans le quatrième de la série d’articles intitulés A propos de Louis Blanc, et publié le 8-1-1850 dans La Voix du Peuple, il allait plus loin :
« Depuis que je m’intéresse à la chose publique, j’ai maintes fois entendu les patriotes se poser cette question scabreuse : "Que ferons nous au lendemain de la Révolution ?" Mais je dois dire aussi que je n’en ai jamais vu un seul y répondre. On prendrait, disait-on, conseil des circonstances ; et la question jetée en l’air, on n’y pensait plus. C’est ainsi que le fruit de toutes nos révolutions a constamment été perdu pour le peuple.
« ... En révolution, celui qui sait ce qu’il veut et ce qu’il fait est sûr de commander aux autres : telle est la logique des faits, et la politique des masses.
« ... Le scrutin de 1852, à supposer que le peuple attende jusqu’à 1852 [3], sera, n’en doutez pas, le signal d’une révolution nouvelle.
« Que ferons-nous le lendemain de cette révolution ?
« Telle est la question que le peuple doit se poser à lui-même, qu’il doit étudier sans relâche, et résoudre à bref délai.
« Ce n’est pas tout de voter, ce n’est rien de se manifester, c’est peu que d’emporter à la baïonnette l’Hôtel de Ville et les Tuileries : il faut savoir utiliser la victoire.
« Que le peuple donc s’interroge et se réponde. Car si, au jour de la révolution, il ne tient pas la solution prête, après un temps d’arrêt dans l’orgie démagogique, il retournera pour des siècles à la monarchie et au capitalisme, au gouvernement de l’homme par l’homme, à l’exploitation de l’homme par l’homme . »
Tels étaient les conseils d’orientation générale. Mais, les circonstances l’y incitant, Proudhon savait préconiser aussi des normes précises répondant à une situation donnée. Voici ce qu’il écrivait le 4 - 5 - 1848, devant l’incapacité de la république bourgeoise qui venait d’être proclamée, et avant que n’éclate l’insurrection de juin :
« Qu’un comité provisoire soit institué à Paris, pour l’organisation de l’échange, du crédit et de la circulation entre les travailleurs ; « Que ce comité se mette en rapport avec des comités semblables établis dans les principales villes ;
« Que par les soins de ces comités, une représentation des travailleurs soit formée, imperium in imperio, en face de la représentation bourgeoise [4] ; « Que le germe de la société nouvelle soit jeté au milieu de la société ancienne ;
« Que la charte du travail soit immédiatement mise à l’ordre du jour, et les principaux articles définis dans le plus bref délai ;
« Que les bases du gouvernement républicain soit arrêtées, et des pouvoirs spéciaux accordés à cet effet aux mandataires des travailleurs. » On le voit, l’application de ces conceptions aurait représenté une véritable révolution sociale ; et cela dépassait le cadre de la possession individuelle des moyens de production et d’échange, dans laquelle on s’est plu et complu à enfermer la pensée proudhonienne. »
Et dix ans plus tard, dans son livre Idée générale de la Révolution au XlXe siècle, Proudhon réaffirmait que le rôle des travailleurs était de fonder le socialisme ; il décrivait le processus de cette entreprise dont il savait la complexité, et s’efforçait de donner aux travailleurs l’indispensable sens des responsabilités :
« Enfin apparaissent les compagnies ouvrières, véritables armées de la révolution, où le travailleur, comme le soldat dans le bataillon, manœuvre avec la précision de ses machines : où des milliers de volontés, intelligentes et fières, se fondent en une volonté supérieure comme les bras qu’elles animent engendrent par leur concert une force collective plus grande que leur multitude même [5]. »
LES TENTATIVES PRATIQUES
Proudhon ne s’est pas contenté d’affirmer des principes et des buts, ni de préconiser des moyens. Il a aussi fait des tentatives constructives. On peut en discuter la valeur (à condition de se placer dans le temps où elles furent lancées), ou les modalités. L’important, pour le but que nous poursuivons en écrivant ce court essai, est de montrer la persévérance de son effort dans la poursuite des réalisations pratiques.
La tentative la plus connue fut la création de la Banque d’échanges, et surtout de la Banque du peuple. Cette banque devait assurer gratuitement le crédit (idée chère à Proudhon, et qu’il réclama même par voie législative). Crédit qui devait favoriser les échanges entre producteurs, « la prestation de capitaux et l’escompte des valeurs ne pouvant donner lieu à aucun intérêt « . Il s’agissait, en somme, de rendre les producteurs maîtres des activités économiques qui, après la production, constituaient, dans l’ordre capitaliste, des sources d’enrichissement individuel obtenu par l’exploitation organisée de la masse des travailleurs. La possibilité d’obtenir le crédit gratuit permettrait aux adhérents de se libérer du joug du patronat et du capitalisme. La monnaie traditionnelle se transformait en bons de circulation. Proudhon échoua dans sa tentative. C’est pourquoi on ignore trop le projet de deux institutions qui en sont le développement. Il s’agit du Syndicat général de la production, et du Syndicat général de la consommation.
A vrai dire, ces deux points qui élargissaient et complétaient les buts de la Banque du peuple furent l’œuvre de Jules Lechevalier, « notre ami commun « , écrit Proudhon, qui avait été secrétaire de la Compagnie des Indes : « C’est à lui que nous sommes redevables de l’idée de l’établissement des deux Syndicats dont nous allons vous entretenir ; c’est sous sa direction spéciale que s’est faite l’élaboration de leur organisation, telle qu’elle vous sera présentée. »
L’insertion de ce double projet dans le livre, Solution du problème social prouve qu’il faisait sien leur contenu dont voici le texte essentiel :
« Ce syndicat sera composé, comme membres actifs, des délégués naturels des diverses branches de production ;
« Ses attributions consistent :
« 1 — A constituer la corporation libre et démocratique comme régime absolu et définitif de tous les travailleurs, quelle que soit leur condition présente dans la société ; qu’ils soient déjà organisés en association, qu’ils appartiennent encore au patronat, ou qu’ils travaillent isolément.
« Il devra aussi provoquer l’organisation des associations.
« 2 — A liquider la position des travailleurs, c’est-à-dire à rendre leurs personnes et leurs instruments de travail disponibles ;
« Les avances à faire aux travailleurs reposent sur trois bases :
• Liquidation préalable de chaque producteur ;
• Commandite réciproque des travailleurs pour les instruments de travail ;
• Commandes réciproques pour l’alimentation de l’atelier et du travail ;
« 3 — A centraliser les rapports des fabricants en tous produits ;
« 4 — A contrôler les produits ;
« 5 — A concourir à la répartition du travail, et par conséquent du chômage entre les différents ateliers, dans le but d’amener l’équilibre entre la production et la consommation ;
« 6 — A concourir à la liquidation de la vieille industrie par rapport à la nouvelle ;
« 7 — A pourvoir aux frais généraux du mouvement industriel et à la compensation des déplacements opérés dans l’industrie à cause de l’emploi des procédés nouveaux ;
« 8 — A désintéresser les inventeurs ;
« 9 — A solliciter les inventions et les améliorations ;
« 10 — A constituer le fonds commun pour les indemnités à accorder aux diverses industries par un mode de compensation réciproque ;
« 11 — A constituer l’assurance mutuelle de toutes les corporations contre tous les sinistres susceptibles d’évaluation.
« 12 — A négocier et garantir les emprunts de chaque corporation spéciale vis-à-vis de la Banque du peuple, étant bien entendu que les seules couvertures seront en capital la vie du travailleur évaluée équitablement, et en circulation courante, les obligations de main-d’œuvre. »
« 13 — A organiser l’apprentissage de telle sorte : a) que l’enfant puisse toujours trouver à se placer suivant sa vocation ; b) que l’engorgement des travailleurs ne puisse pas se produire dans une corporation ; c) que l’apprenti, moyennant engagement de remboursement contracté pour lui par ses parents, puisse recevoir le crédit d’alimentation nécessaire pendant le temps où son travail ne couvrira pas sa dépense ; d) que toutes les corporations qui ont besoin d’apprentis puissent en avoir à volonté ;
« 14 — A régler les rapports de chaque corporation avec le syndicat général quant à leur participation aux dépenses faites pour les apprentis et afférentes à la corporation, ainsi que les moyens de rembourser ses dépenses ;
« 15 — A régler les conditions d’indemnité et de services mutuels en cas de maladie, d’accident ou d’invalidité.
« Il y pourvoira au moyen de son fonds de réserve et par une contribution de l’ensemble des travailleurs à la caisse générale.
« Il traitera avec chaque corporation des conditions dans lesquelles elle devra intervenir en ce qui concerne ses membres.
« 16 — A organiser une caisse centrale pour les pensions de retraite. Les fonds de cette caisse seront formés par la cotisation des corporations.
« La caisse centrale, de concert ou en participation avec les corporations, contribuera aux pensions de retraite à servir aux travailleurs ;
« 17 — A chercher le mode d’engrenage des travaux, afin d’éviter les chômages inhérents à certaines industries, et contrebalancer l’influence funeste exercée sur l’homme par la division parcellaire dans les travaux. »
Nous avons dit que Proudhon ne fut pas l’auteur du projet que nous venons de reproduire, pas plus que de celui concernant le Syndicat général de la consommation. Mais ces projets doivent d’autant plus être considérés comme faisant partie du proudhonisme qu’ils font suite, dans l’étude intitulée Banque du peuple, à l’exposé général qui le précède, et dont Proudhon est l’auteur. Les rapports étroits de Jules Lechevalier et de Proudhon, et les travaux du groupe d’études proudhonien où ces projets furent élaborés, confirment cette opinion. Car la pensée de Proudhon était autrement plastique et riche non seulement de contenu concret, mais aussi de possibilités, que ne le supposent tels ou tels interprètes, et nous sommes obligés de répéter que ceux qui ne voient en cette pensée qu’une défense de l’artisanat généralisé sont aux antipodes de la vérité. Les citations qu’on a lues auparavant le prouvent.
On en pourrait faire beaucoup d’autres, également probantes. Ainsi celle-ci, prise dans Idée générale de la révolution au XIXe siècle. Proudhon répond à ceux de ses adversaires qui critiquent ses conceptions anarchistes, et il donne de l’anarchie des définitions que devraient retenir aussi l’immense majorité de ceux qui s’en réclament :
« Faire de l’anarchie pure : cela leur semble inconcevable, ridicule, c’est un complot contre la république et la nationalité. Eh ! que mettent-ils à la place du gouvernement, s’écrient-ils, ceux qui parlent de le supprimer ?
« Nous ne sommes pas embarrassés pour répondre.
« Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l’avons fait voir : c’est l’organisation industrielle.
« Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats. Point de lois votées ni à la majorité, ni à l’unanimité ; chaque citoyen, chaque commune ou corporation fait la sienne [6].
« Ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les organisations économiques.
« Ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyens, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonction, Agriculture, Industrie, Commerce, etc.
« Ce que nous mettons à la place des armées permanentes, ce sont les compagnies industrielles.
« Ce que nous mettons à la place de la police, c’est l’identité des intérêts.
« Ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique. »
Nous pourrions reproduire bien d’autres textes de ce genre, qui sont des définitions de principe, assez précises pour qu’on n’accuse pas le socialiste et anarchiste Proudhon d’absence d’esprit constructif de caractère également socialiste et an-archiste. S’il en est resté à des lignes générales, ces lignes étaient assez nettes pour prolonger, en les développant, les chemins vers lesquels on s’engageait. Et ce qu’il ne faisait pas, il demandait à d’autres de le faire. En ce sens les deux projets de Syndicats, qui s’accordent aussi avec la position nettement ennemie de la violence révolutionnaire qui fut toujours la sienne, sont, théoriquement, des exemples d’application des idées proudhoniennes.
BAKOUNINE
Bakounine fut en partie disciple de Proudhon — et des autres penseurs français qui fondèrent le socialisme depuis Babeuf, et dont il eut la révélation par la lecture d’un livre sur le socialisme français qui lui tomba sous la main en Allemagne. De passage en Suisse, il connut Weitling, le fondateur de la « Ligue des justes « qui se réclamait du communisme. A Paris, ce fut le contact avec un grand nombre de révolutionnaires, et l’étude de leur pensée. Toutefois, surtout du point de vue politique, de la négation de l’Etat, l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? l’influença le plus. Mais il le dépassa vite. Proudhon base sa doctrine de la justice sur un principe moral d’où il déduit des conceptions de jurisprudence souvent abstraites, difficiles à suivre. Ses analyses économiques critiques sont très fortes, mais Bakounine suit un autre chemin. Il possède une très vaste culture philosophique, connaissant tant les philosophes grecs que les Encyclopédistes français, et les Allemands, particulièrement Hegel. Il se passionne pour les sciences matérialistes et expérimentales. Il reproche à Proudhon son excessive inclination à la métaphysique. La différence de formation intellectuelle des deux hommes joue un rôle évident [7].
Bakounine raisonne, construit sa pensée en s’inspirant, suivant la marche du progrès et le développement des découvertes, tant des révélations de la physique, de l’astronomie que de la chimie et de la biologie. Et sa pensée embrasse la vie humaine sur la terre, comme elle embrasse l’infini du cosmos et du temps. Et c’est avec cette ampleur et ce don d’analyse qu’il lutte pour la révolution, qu’il en analyse les facteurs, qu’il voit ce que tant d’autres ne voient pas. Et il dit nettement que les insurgés de juin 1848 perdirent la bataille parce qu’ils avaient bien des instincts, mais pas d’idées nettement élaborées, parce que le socialisme était riche en négations qui lui donnaient mille fois raison contre le privilège, mais trop pauvre en idées concrètes.
Et, toujours donnant l’exemple, Bakounine écrit pour les sociétés secrètes qu’il organise, inspire des programmes où il précise le principe et la pratique du fédéralisme, où il définit une doctrine économique et sociale, le collectivisme, qui dépasse du point de vue socialiste — Bakounine s’est généralement appelé socialiste, socialiste révolutionnaire — et éthique le mutuellisme proudhonien. Il devient l’organisateur le plus dynamique de la Première Internationale, crée en Europe le courant du socialisme anti-étatique, et même, en Espagne, en Italie, en Suisse, du socialisme tout court, et laisse à sa mort une pensée dont les répercussions étendues jusque dans la révolution espagnole est toujours un phare dont on ne doit pas ignorer la lumière.
Comme Proudhon, il dit aux révolutionnaires, même à ceux qui l’attaquent, qu’il faut savoir où l’on va, et par quels chemins, si l’on ne veut pas échouer à nouveau. Et c’est en termes éloquents qu’il s’adresse aux tenants de l’école marxiste : « Et cette idée, quelle est-elle ? C’est l’émancipation non seulement des travailleurs de telle industrie ou tel pays, mais de toutes les industries possibles et de tous les pays du monde, c’est l’émancipation générale de tous ceux, dans le monde, qui gagnant péniblement leur misérable existence quotidienne par un travail productif quelconque sont économiquement exploités et politiquement opprimés par le capital, ou plutôt par les propriétaires et par les intermédiaires privilégiés du capital [8].
Telle est la force négative, belliqueuse et révolutionnaire de l’idée. Et la force positive ? C’est la fondation d’un monde social nouveau, assis uniquement sur le travail émancipé, et se créant de lui-même, sur les ruines du monde ancien, par l’organisation et par la fédération libre des associations ouvrières délivrées du joug, tant économique que politique, des classes privilégiées.
« Ces deux côtés de la même question, l’un négatif et l’autre positif, sont inséparables. Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre des choses qui devrait, selon lui, succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructive devient puissante, et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructive deviennent salutaires et utiles. Car l’action destructive est toujours déterminée, non seulement dans son essence et dans le degré de son intensité, mais encore dans ses modes, dans ses voies et dans les moyens qu’elle emploie, par l’idéal positif qui constitue son inspiration première, son âme » [9].
Il est vrai que Bakounine termine le premier écrit qui soit connu de lui, un très long article intitulé La réaction en Allemagne, par cette phrase trop souvent citée, et que Berdiaeff lui-même, qui visiblement ne l’a pas lu, considère comme une apologie du nihilisme absolu : « La passion de la destruction est éminemment constructive. » Mais cette phrase, qui correspond à une tournure de pensée hégélienne (et l’influence de Hegel apparaît fréquemment chez Bakounine, qui du reste l’interprète à sa façon), n’a pas d’autre sens que celui-ci : « Nous ne voulons passionnément détruire que parce que nous voulons passionnément construire « , et rejoint le mot d’ordre de Proudhon : « Destruam et aedificabo « . Ni plus, ni moins. Ainsi, dès 1863, dans son véritable premier écrit théorique, Le catéchisme révolutionnaire, Bakounine qui suivait dans toute la mesure du possible l’évolution des forces sociales et des éléments constructifs s’y trouvant, écrivait : « Les associations coopératives ouvrières sont un fait nouveau dans l’histoire ; nous assistons à leur naissance, et nous pouvons seulement pressentir, mais non déterminer à cette heure, l’immense développement que sans aucun doute elles prendront et les nouvelles conditions politiques et sociales qui en surgiront dans l’avenir. Il est possible, et même fort probable que, dépassant un jour les limites des communes, des provinces et même des Etats actuels, elles donnent une nouvelle constitution à la société tout entière, partagée non plus en nations, mais en groupes industriels différents et organisés selon les besoins non de la politique, mais de la production. »
Cette anticipation d’avenir mondial d’une société socialisée est, dans le même écrit, évoquée non plus seulement par rapport aux coopératives que les pionniers de Rochdale ont créées sans plus d’ambitions que celles se circonscrivant à leur localité ; résumant d’autres développements, trop longs pour être reproduits, ou même condensés ici, Bakounine, qui commence à prévoir d’autres possibilités organisatrices, écrit : « Lorsque les associations productrices et libres [10], cessant d’être les esclaves et devenant à leur tour les maîtresses et les propriétaires du capital qui leur sera nécessaire, comprendront dans leur sein, à titre de membres coopérateurs, à côté des forces ouvrières émancipées par l’instruction générale [11] toutes les intelligences spéciales réclamées par chaque entreprise ; lorsque se combinant entre elles, toujours librement selon leurs besoins et leur nature, elles formeront une immense fédération économique avec un parlement éclairé [12] par les données aussi larges que possible et détaillées d’une statistique mondiale, telle qu’il n’en peut encore exister aujourd’hui, et qui, combinant l’offre et la demande, pourra gouverner, déterminer et répartir entre différents pays la production de l’industrie mondiale, de sorte qu’il n’y aura plus, ou presque plus de crises commerciales et industrielles, de stagnation forcée, de désastres, plus de peines ni de capitaux perdus, alors le travail humain, émancipation de chacun et de tous, régénérera le monde. » Cette vision mondiale, qui s’est anticipée à celle des mondialistes actuels, n’empêche pas Bakounine de défendre le droit des parties composant le tout.
Les deux faits se supposent réciproquement. Dans la Proposition motivée qu’il présente au congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, en 1867, il déclarait : « Premièrement, que tous les adhérents de la Ligue devront par conséquent tendre, par tous leurs efforts, à reconstituer leurs patries respectives, afin d’y remplacer l’ancienne organisation, fondée de haut en bas sur la violence et le principe d’autorité, par une organisation nouvelle n’ayant pour base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d’autres principes que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, et enfin de celles-ci dans les États-Unis d’Europe d’abord, et plus tard, dans le monde entier. » Et, revenant inlassablement sur cette conception politique, il écrira quatre ans plus tard, dans le Préambule pour deuxième livraison de l’Empire knoutogermanique : « La future organisation sociale doit être faite seulement de bas en haut, par la libre association et fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations, et finalement dans une grande fédération universelle. C’est alors seulement que se réalisera le vrai et vivifiant ordre de la liberté et du bonheur général, cet ordre qui, loin de renier, affirme au contraire et met d’accord les intérêts des individus et de la société. » Mais dans son deuxième document théorique [13] où l’on retrouve, avec quelques variantes, l’ensemble des thèses du Catéchisme révolutionnaire — du point de vue fédéraliste, internationaliste, pédagogique, droits de l’enfant et de la femme, etc., toutes choses éminemment constructives — Bakounine avait auparavant insisté sur le même sujet — et sur les autres, dont le problème de la liberté qui ne pouvait être que le résultat de la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, et qui se posait, pour l’école socialiste libertaire, avec des caractéristiques beaucoup plus complexes — dont la question du fédéralisme et du centralisme. Toutefois, il n’est pas inutile de rappeler que dans l’énumération des conditions requises pour l’admission du candidat à la Fraternité internationale, il est mentionné que celui-ci devra lutter « de toutes ses forces pour le triomphe d’une organisation sociale dans laquelle tout individu humain naissant à la vie, homme ou femme, trouve des moyens égaux d’entretien, d’éducation et d’instruction pour son enfance et son adolescence, et que plus tard, arrivé à l’âge de la majorité, il trouve des facilités extérieures, c’est-à-dire politiques, économiques et sociales égales pour créer son propre bien-être appliquant au travail les différentes forces et capacités dont la nature l’aura doué, et qu’une instruction égale pour tous aura en lui développées. »
La place nous manque pour reproduire tous les textes où Bakounine répète, inlassablement, l’énoncé de ces buts. Citons, pour terminer, le programme de l’Alliance de la démocratie socialiste, fondée par lui en 1868, quand, avec la minorité d’opposition, il se retira de la Ligue de la paix et de la liberté. Ce programme, que signaient des hommes comme Ferdinand Buisson, Élisée et Paul Reclus, Benoît Malon, Jules Guesde, affirmait que :
« la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles. »
Nous avons souligné à dessein cette dernière phrase de l’article 2, et que complète cette autre, de l’article 5, où se pose la question de la suppression des États politiques qui devront « disparaître dans l’union universelle des libres associations tant agricoles qu’industrielles ».
Bakounine a adhéré à l’Internationale qui est constituée, de façon prédominante, par des associations ouvrières. Et toujours poussé par son génie créateur, il entrevoit les possibilités qu’offrent les « unions de métiers », comme on disait alors en parlant des syndicats ouvriers. Il approfondit, analyse, échafaude. Dans des études comme La Politique de l’internationalisme, il développe une série d’idées dont, en 1906, la Charte d’Amiens ne sera qu’une pâle répétition. Il voit dans les associations ouvrières le fondement, l’instrument de réalisation du socialisme. Mais il ne se contente pas d’exposer cette vision d’avenir. Il donne des conseils sur la nécessaire culture ouvrière. Car, quoi qu’on en ait dit, c’est le moins démagogue des théoriciens et des guides.
Et il préconise, en 1869, 1870, 1871, la constitution de fédérations internationales de métiers, voyant — il est le seul à le dire — dans l’Internationale le principal instrument constructeur de l’Europe socialiste. Malheureusement, la Première Internationale fut entraînée vers le réformisme et dissoute quelques années plus tard parce que, nous dit Engels, « elle avait accompli sa mission historique ».
KROPOTKINE
Proudhon fut le théoricien du mutuellisme qui, à ses débuts, impliquait la possession des moyens de production par les producteurs, et, si l’on n’y regardait pas de près, pouvait s’assimiler à une conception de la propriété individuelle sous forme d’artisanat généralisé. Bakounine, par son collectivisme, préconisait la propriété collective des moyens de production, tant dans l’industrie que dans l’agriculture [14]. Kropotkine, qui apparaîtra immédiatement après lui, deviendra le théoricien et le sociologue le plus éminent du communisme anarchiste, bien entendu [15].
Le problème de l’élaboration d’idées constructives, de la nécessité de conceptions réalisatrices se pose aussi à lui dès les premiers moments. Il sera toujours présent à sa pensée. Et, dès le 4 janvier 1882, dans le journal Le Révolté, qu’il a fondé et qui est le seul à paraître en langue française par l’incapacité des anarchistes de ce pays, il écrit un article intitulé Théorie et Pratique dans lequel il rejoint Bakounine et Proudhon quant à l’expérience des révolutions passées. La bourgeoisie de 1848 et de 1871 savait ce qu’elle voulait :
« Mais le peuple ne savait rien. Dans la question politique, il répétait après la bourgeoisie : République et suffrage universel, en 1848 ; en mars 1871, il disait avec la petite bourgeoisie : la Commune ! Mais ni en 1848 ni en 1871, il n’avait aucune idée précise de ce qu’il fallait entreprendre pour résoudre la question du pain et du travail. L’organisation du travail, ce mot d’ordre de 1848 (fantôme ressuscité dernièrement sous une autre forme par les collectivistes allemands) [16] était un terme si vague qu’il ne disait rien ; de même que le collectivisme, tout aussi vague que l’Internationale de 1869 en France. Si, en mars 1871, on eût questionné tous ceux qui travaillèrent à l’avènement de la Commune sur ce qu’il y avait pour résoudre la question du pain et du travail, quelle terrible cacophonie de réponses contradictoires on eût reçue ! »
Kropotkine revint sur ce sujet en termes aussi nets, huit ans plus tard et dans le même journal. Il y revint encore, en passant, mais avec insistance, dans presque tous ses livres. Et c’est dans sa belle étude sur la Révolution française qu’il écrivait, après avoir décrit les aspirations égalitaires qu’exprimaient les précurseurs du socialisme, Mably, Morelli, le curé Jacques Roux et autres :
« Malheureusement ces aspirations communistes ne prenaient pas une forme nette, concrète, chez les penseurs qui voulaient le bien du peuple. Tandis que chez la bourgeoisie instruite les idées d’affranchissement se traduisaient par tout un programme d’organisation politique et économique, on ne présentait au peuple que sous la forme de vagues aspirations les idées d’affranchissement et de réorganisation économique. Ceux qui parlaient au peuple ne cherchaient pas à définir la forme concrète sous laquelle ces desiderata ou ces négations pouvaient se manifester. On croirait même qu’ils évitaient de préciser. Sciemment ou non, ils semblaient dire : "A quoi bon parler au peuple de la manière dont il s’organisera plus tard ? Cela refroidirait son énergie révolutionnaire. Qu’il ait seulement la force de l’attaque pour marcher à l’assaut des vieilles institutions. Plus tard, on verra comment s’arranger." Combien de socialistes et d’anarchistes procèdent encore de la même façon ! Impatients d’accélérer le jour de la révolte, ils traitent de théories endormantes toute tentative de jeter quelque jour sur ce que la révolution devra chercher à introduire. »
Pour apporter quelque lumière sur ces questions, Kropotkine, après son premier livre de démolition sociale, Paroles d’un révolté, écrivit un livre de caractère reconstructif, sous le titre suggestif de La Conquête du pain. Le seul titre des chapitres successifs donne une idée de ce qui y était traité : Nos richesses ; L’aisance pour tous ; Le communisme anarchiste ; L’expropriation ; Les denrées ; Le logement ; Le vêtement ; Les voies et moyens ; Les besoins de luxe ; Le travail agréable ; La libre entente ; Le salariat collectiviste ; Consommation et production ; La décentralisation des industries, l’Agriculture.
Ce livre, qui fut comme la bible de l’anarchisme communiste pendant un demi-siècle, et fut traduit en quinze ou vingt langues, n’était pas exempt d’insuffisances, précisément quant à la question des voies et moyens. A ce sujet, Kropotkine était en retrait sur le constructivisme bakouninien, et péchait par un trop grand optimisme sur la capacité d’innovation et d’improvisation des « hommes et des femmes de bonne volonté » et sur l’accès universel à un degré de conscience qui permettrait la libre consommation sous forme de « prise au tas ». La majorité des anarchistes adhéra à ces solutions de facilité, mais, comme nous le verrons, certains réagirent et s’efforcèrent, attitude logique et sensée en pareil cas, de compléter cet apport de principes généraux qui, malgré des lacunes, constituait une contribution importante à la recherche de solutions constructives, et à la définition de principes révolutionnaires.
Kropotkine écrivit plus tard un autre livre intitulé Champs, Fabriques et Ateliers où, sur la base d’une documentation quelque peu systématique, il développait la théorie de l’intégration régionale, selon une conception humaniste de l’économie.
JAMES GUILLAUME
Un intellectuel de moindre envergure, mais à l’imagination plus positive, avait, l’année même de la mort de Bakounine, édité une brochure très dense ayant la matière d’un livre, où il abordait les problèmes pratiques de la révolution.
James Guillaume qui fut le meilleur collaborateur de Bakounine, et du reste expulsé avec lui de la Première Internationale par le Congrès de cette organisation, célébré à La Haye en 1872 grâce à une conspiration savamment montée par Marx, était, en Suisse, professeur d’histoire à 23 ans. Il écrivit plus tard (après avoir perdu son poste officiel) d’autres livres sur l’histoire des révolutions, et, installé en France où il fut le collaborateur de Ferdinand Buisson dans son œuvre de réforme pédagogique, son livre monumental L’Internationale, documents et souvenirs, source inépuisable sur cet important chapitre de l’histoire sociale européenne.
La brochure dont il est maintenant question s’intitule Idées sur l’organisation sociale. Il ne s’agit pas tellement ici de formuler les grandes lignes, mais les détails de l’organisation de la société socialiste. Le problème est, pour lui, d’imaginer la pratique de la société socialiste.
En ce qui concerne l’agriculture, il fait montre d’un pragmatisme dicté par la connaissance et le sens commun. L’organisation communautaire, par les nouvelles machines et méthodes d’agriculture, sera généralisée autant que possible ; autant que possible, car les questions de genre de production, de configuration du sol, de préférences humaines pourront se poser, et il faudra en tenir compte. Mais il faudra aussi s’efforcer de dépasser la propriété industrielle.
Les prévisions qui en découlent permettent d’anticiper que :
« La gérance de la communauté, élue par tous les associés, pourra être confiée soit à un seul individu [17], soit à une commission de plusieurs membres ; il sera même possible de séparer les diverses fonctions administratives et de remettre chacune d’elles à une commission spéciale. La durée du travail sera fixée non par une loi générale appliquée à tout le pays, mais par la communauté elle-même ; seulement, comme la communauté sera en relations avec tous les travailleurs agricoles de la région, il faut admettre comme probable qu’une entente se sera effectuée entre tous les travailleurs pour l’adoption d’une base uniforme sur ce point. Les produits du travail appartiennent à la communauté, et chaque associé reçoit d’elle, soit en nature (subsistances, vêtements, etc.), soit en monnaie d’échange, la rémunération du travail accompli par lui. Dans quelques associations, cette rémunération sera proportionnelle à la durée du travail ; dans d’autres, elle sera en raison à la fois de la durée du travail et de la nature des fonctions remplies ; d’autres systèmes encore pourront être essayés et pratiqués... Toutefois nous pensons que le principe dont il faut chercher à se rapprocher autant que possible est celui-ci : De chacun selon ses forces, à chacun selon ses moyens [18]. »
Pour les travaux de l’industrie, James Guillaume sépare les travailleurs qui pourront continuer sur la base du travail individuel (tailleurs, cordonniers, etc.) de ceux se rapportant aux grandes industries. Pour ces derniers, il écrit : « Chaque atelier, chaque fabrique formera donc une association de travailleurs qui restera libre de s’administrer de la façon qu’il lui plaira, pourvu que les droits de chacun soient sauvegardés, et que les principes d’égalité et de justice soient mis en pratique. »
Toutefois il ne s’agit pas d’organiser chaque entreprise à part, repliée sur elle- même, guidée par ses seuls intérêts !
« Lorsque par exemple, le jour de la révolution, les ouvriers typographes de la ville de Rome auront pris possession de toutes les imprimeries de la cité, ils devront immédiatement se réunir en assemblée générale pour y déclarer que l’ensemble des imprimeries de Rome constitue la propriété commune de tous les typographes romains. Puis, dès que la chose sera possible, ils devront faire un pas de plus, et se solidariser avec les typographes des autres villes d’Italie. Le résultat de ce pacte de solidarité sera la constitution de tous les établissements typographiques d’Italie comme propriété collective de la Fédération des typographes italiens. »
Nous avons là une anticipation du syndicalisme.
Pour James Guillaume, la commune est la fédération locale des groupes de producteurs. Cette fédération locale, ou commune, s’occupera des services qui comprennent les travaux publics, les échanges au moyen d’un « comptoir d’échange », la fabrication, et la distribution des produits alimentaires, les services de statistiques, d’hygiène, de sécurité, d’éducation et d’assistance. L’auteur s’étend sur les modalités d’organisation et de fonctionnement de chacun de ces services, et aborde, en spécialiste qu’il était, les normes pédagogiques nouvelles, question qui, avec Bakounine et Paul Robin — Ferdinand Buisson s’en occupait aussi, sans aucun doute —, avait été soulevée au sein des sections fédéralistes suisses de la Première Internationale.
Puis apparaît la vision d’ensemble, avec les fédérations corporatives qui se confédéreront :
« Une fois que toutes les branches de la production, y compris celle de la production agricole, se seront organisées de la sorte, un immense réseau fédératif, embrassant tous les producteurs et par conséquent aussi tous les consommateurs, couvrira tout le pays, et la statistique de la production et de la consommation, centralisée par les bureaux des diverses fédérations corporatives, permettra de déterminer d’une manière rationnelle le nombre des heures de la journée normale de travail, le prix de revient des produits et leur valeur d’échange, ainsi que la quantité en laquelle ces produits doivent être créés pour suffire aux besoins de la consommation. » La Fédération des communes devra non seulement se constituer à l’échelle nationale, mais internationale et européenne :
« Les anciennes frontières des pays étant effacées, toutes les fédérations de communes, de proche en proche, entreront dans cette fraternelle alliance. »
Nous avons résumé, bien imparfaitement, cette brochure si substantielle dont certains points peuvent prêter à discussion (et James Guillaume l’admettait), mais qui, aujourd’hui encore, pourrait inspirer bien des révolutionnaires.
L’ANARCHISME ESPAGNOL
Au fond, c’est de la pensée de Bakounine que James Guillaume s’inspirait, et c’est de cette pensée qu’il s’efforçait de prévoir l’application. On peut en dire autant des efforts constructifs de l’anarchisme espagnol. L’Espagne n’a pas donné de sociologues économistes comme Proudhon et Kropotkine, ou de constructeurs de l’envergure de Bakounine. D’autre part, le plus talentueux de ses théoriciens anarchistes, Ricardo Mella, était resté proudhonien, défendant la propriété individuelle généralisée des moyens de production, et par la suite un collectivisme anarchiste qui n’avait rien à voir avec celui de Bakounine dont les larges conceptions débordaient le principe « à chacun selon ses œuvres », puisque, comme nous l’avons vu, il proclamait le droit « pour tout être humain venant à la vie » à l’égalité des moyens d’existence, d’instruction, et de tous les biens que la société pouvait fournir. Mêmes droits pour la femme, pour les vieillards, pour tous ceux ne pouvant pas être des producteurs. Nous n’étions pas loin du principe communiste « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces », et après une polémique célèbre avec Anselmo Lorenzo, Mella reconnut le bien-fondé de ce principe.
Mais dès 1870, date de sa naissance, le mouvement syndical, œuvre des anarchistes, décidait de se constituer organiquement en sections de métiers, en fédérations nationales de sections de métiers, en fédérations locales interprofessionnelles, en fédérations régionales, le tout articulé en vue de la transformation de la société [19]..
Dès cette même date, à ce même congrès, il se prononçait pour « la coopération de consommation » et, comme complément, « de coopératives de secours mutuels et d’instruction publique ».
C’est-à-dire que, dès cette date, les anarchistes espagnols dépassent, et de beaucoup, les buts et les voies et moyens de la Charte d’Amiens adoptée en France trente-six ans plus tard. Et c’est dans l’esprit collectif des militants souvent anonymes, obscurs, mais toujours actifs et créateurs que naît et se développe ce sens constructif qui s’est affirmé, à travers tant de luttes, de vicissitudes, de victoires et de défaites, dont nous avons vu les résultats pendant la révolution de 1936-39. C’est particulièrement dans son activité syndicale que le mouvement anarchiste, qui fut toujours anarchiste, et jamais syndicaliste au sens où on l’entend communément, apprit à coordonner les efforts et les forces, à pratiquer la solidarité, à placer, au-dessus des régionalismes politiques, la solidarité ouvrière. C’est une des raisons pour lesquelles l’organisation générale s’appela et s’appelle encore Confédération Nationale du Travail (sigle : C.N.T.), ce qui impliquait un sentiment et une pratique de l’unité d’action absolument contraires aux divisions plus ou moins historiques, géographiques ou ethniques exploitées par les partis. Cet esprit constructif de fond qui apparaissait aussi dans les magnifiques résolutions des congrès eut ses interprètes occasionnels chez certains écrivains, à commencer par Ricardo Mella qui, dans une forte brochure El Ideal Anarquista (L’idéal anarchiste) écrivait :
« Quand toute la richesse sociale sera mise à la disposition de tous pour produire, échanger et consommer, le besoin d’une entente générale s’imposera par loi de nature. Les producteurs se grouperont en des associations diverses, les unes s’occupant de la production des aliments, les autres de la production des vêtements, d’autres encore de la construction de logements.
« A leur tour, les associations se grouperont, constituant des groupements d’associations, et ainsi grâce à cette organisation sériée des parties, il se constituera une grande fédération de sociétés autonomes qui, embrassant dans une ample synthèse l’immense variété de la vie sociale, réunira tous les hommes sous la bannière d’un bonheur réel et positif. »
En synthèse, les grandes lignes positives sont toujours présentes, et l’on trouve ici plus de substance que dans un livre comme La Société future, de Jean Grave, si pauvre d’imagination.
Nous trouvons aussi un exposé, bref, mais qui confirme l’orientation de cette vue d’ensemble qui caractérisait les anarchistes d’Espagne. Il est extrait d’une brochure intitulée Une Polémique. Cette polémique eut lieu, vers 1900, entre un señor Marsillach dont nous ignorons tout, et José Prat, du reste ami de Mella, et qui fut une des valeurs du mouvement à la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1936. Quant à la pratique des idées, José Prat écrivait :
« Et le prolétariat s’efforce de réaliser ; tout d’abord en combattant, avec ses syndicats de métiers, les intérêts de classe qui se dressent contre le progrès social ; ensuite, en établissant les bases de la société nouvelle au moyen de la coopération. Il est vrai que la coopération, incarnée aujourd’hui dans les coopératives ouvrières, n’est pas, tant s’en faut, la société nouvelle, mais elle en est le germe, malgré toutes ses déficiences qui sont le fruit du milieu social. Elle ne résout pas le problème dans son ensemble, elle ne produit pas l’harmonie des intérêts, n’assure pas le bien-être, ni ne peut y parvenir, parce que le signe monétaire, la concurrence, la propriété, etc., la transforment en une société commerciale s’ajoutant aux autres, l’embourgeoise et la fait se fermer devant l’idée collective de socialisation totale. Mais la base coopérative sur laquelle reposera la société nouvelle est déjà inventée, l’élan vers la coopération libre est donné, et amorce le modèle sur la façon dont pourra fonctionner la société nouvelle.
« Les coopératives ouvrières ne peuvent lutter contre l’union des capitaux bourgeois. Par le fait d’être une société de capitaux ouvriers dont les bénéfices ne peuvent s’étendre qu’à leurs membres, les coopératives limitent la pratique de la solidarité. Mais le travailleur s’y forme, il apprend à administrer, à faire marcher la production et la distribution des produits sans besoin de tuteurs ni de classes directrices.
« Supposons pour un moment que la révolution a supprimé la propriété privée, et son défenseur, l’autorité ; que les moyens de production et de transport sont aux mains des travailleurs ; étendez cette coopération de la production et de la consommation par les métiers fédérés dans les localités, les régions, les nations, à toute l’humanité ; supposons qu’en même temps sont établies les statistiques nécessaires pour qu’à tout moment et en tous lieux l’on puisse savoir exactement en quels endroits les produits et les besoins sont le plus nombreux [20], de façon à distribuer les premiers selon la demande, et il disposera haut la main des lignes générales du plan de la société future, reposant sur les bases naturelles : l’entraide, la coopération pour tous les aspects de la vie, au bénéfice de toute l’espèce humaine. »
Tel était l’état d’esprit dominant des anarchistes espagnols [21] .
CORNELISSEN
Christian Cornelissen, d’origine hollandaise, fut, depuis Proudhon, le seul économiste de classe internationale de l’anarchisme communiste. Son œuvre majeure est un Traité d’économie politique, trop dense et trop volumineux pour être lu par les travailleurs. Mais il publia, en 1900, un livre intitulé En marche vers la société nouvelle, dans le but de renforcer les bases théoriques du communisme libertaire, et de préciser les moyens d’y parvenir. Relevons quelques passages caractéristiques de ce livre, depuis longtemps disparu de la circulation : « Il doit nous sembler naturel — abstraction faite de l’exécution des détails — que les champs soient cultivés selon le mode choisi dans chaque commune par la population adulte. De même, il est naturel que la moisson soit entassée non pas dans les trois cents greniers dont nous a parlé Fourier, mais dans un seul grenier commun, ou du moins dans un nombre restreint de magasins de provisions.
« Ce qui caractérise la propriété d’une chose c’est le droit d’en disposer, le plein pouvoir, reconnu comme un "droit" par la société elle- même, non seulement d’user soi-même de cette chose selon son bon plaisir, mais également de l’aliéner.
« Lorsque dans la société communiste [22] les champs communs auront été cultivés de la manière qu’il en sera convenu entre les habitants adultes des communes, il ne saurait être question que du droit reconnu de la direction du travail dans l’enceinte des communes respectives.
« Cependant, ces communes ne seraient pas "propriétaires" de ces champs dans le sens où le mot de "propriété communale" est compris dans notre société bourgeoise.
« Les mandataires des habitants ne pourraient pas aliéner les domaines des communes respectives. Cela est déjà la conséquence de ce qu’on appelle une société communiste. Mais les habitants d’une commune pourront s’entendre avec ceux d’une autre sur la meilleure forme de culture de certaines parcelles, sur l’emmagasinage, le transport, etc., des produits récoltés, et en général sur tout ce qui regarde l’organisation du travail nécessaire.
« De même, les ouvriers d’une mine, d’une fabrique ou d’un atelier collectif, ainsi que ceux qui travaillent dans les établissements d’un chemin de fer, ou d’une ligne de bateaux, à vapeur, décideront assurément, selon l’ordre communiste de la société, sur tout ce qui concerne l’exécution de leur propre travail, étant aussi autonomes dans le domaine de leur propre activité. « Le droit de propriété leur manquera cependant en ce sens qu’ils ne pourront avoir la liberté d’aliéner, d’anéantir ou même de détériorer dans leurs établissements respectifs les édifices ou les machines, les matériaux ou les outils confiés à leurs soins. Ils n’auraient pas ce qu’on appelle le droit romain : jus utendi et abutendi.
« ... Supposons, pour choisir un exemple dans une certaine branche d’industrie, que les verreries d’un pays quelconque soient véritablement socialisées ; il s’ensuivra cette conséquence que les ouvriers organisés de toutes les verreries du pays taxeront pour une certaine période la quantité de verreries de différentes sortes qui, d’après la consommation des années précédentes, sera demandée pour l’usage du pays même ou exportées à l’étranger. Cette quantité devra être répartie proportionnellement entre les verreries dans les différentes contrées du pays selon la force productive de chacun de ces établissements.
« Si les verreries existantes ne suffisaient pas pour la production voulue, les ouvriers organisés des verreries de ce pays devraient, pour fonder de nouvelles usines dans cette nouvelle branche d’industrie, entrer en relation avec les ouvriers du bâtiment. La quantité de produit à fournir par chaque verrerie du pays une fois fixée, ce serait au personnel de chaque établissement qu’appartiendrait toute l’organisation du travail, pourvu qu’il prît soin que la quantité fixée de verrerie fût vraiment livrée et qu’elle fût de la qualité voulue. Ainsi ce serait aux ouvriers eux-mêmes de régler la durée et la division du travail. Prises en détail, cette production sera dirigée par la nature même du travail, modifiée d’après les conditions locales éventuelles. »
AUTEURS DIVERS
Sébastien Faure écrivit un livre intitulé Mon communisme, vers les années 1920, comme une conséquence de la polémique née de l’opposition entre l’école autoritaire, bolchevique, et l’école libertaire qui en prévoyait les déviations. Il voulut montrer la conception et le fonctionnement d’une société communiste anarchiste, en imaginant une véritable utopie, c’est-à-dire une création purement imaginaire, qui montrait par quels moyens et grâce à quelles étapes les difficultés créées par la révolution et la « période transitoire » avaient été vaincues.
En vérité, il lui manquait d’abord de posséder des connaissances en économie, et ensuite d’avoir le sens pratique de l’organisation du travail et des travailleurs. Et l’on peut, et l’on a pu, lui reprocher de résoudre théoriquement bien des difficultés. Mais il nous semble utile de le citer, comme une nouvelle preuve de la conception, ou de l’esprit constructif permanent du socialisme libertaire. Car Sébastien Faure était par nature un rationalisateur. Et la partie constructive qui nous semble la plus intéressante de son livre est celle où il fait décrire à un de ses personnages le mécanisme fédéraliste de l’organisation de la production et de la consommation.
A la base, et suivant un schéma lui-même trop schématisé, on trouve l’individu ; puis vient la commune, réunion d’individus ; l’ensemble des besoins de ces individus donne des totaux qui sont transmis à l’organisation communale provinciale ; toutes les provinces du pays en font autant, de façon qu’on connaît l’importance des besoins nationaux tout en tenant compte des besoins de chaque individu.
Arrivés au sommet de l’organisation nationale, les chiffres exprimant ces besoins déterminent un mouvement inverse : celui de la production : de la nation à la province ou aux provinces, des provinces aux communes, selon leurs possibilités de production, puis des communes aux individus. Il est à noter que Sébastien Faure ne donne pas aux syndicats de producteurs le rôle que nous avons vu chez tant d’autres théoriciens.
Kropotkine, du reste, ne le donnait pas non plus. Il se cantonne dans une conception abstraite qui contient certains principes d’une pureté certaine, dont la mise en pratique n’a rien à voir avec les difficultés de la vie. Et les anarchistes français ne se soucièrent pas de compléter cette vue de l’esprit. Mais, une fois de plus, la vision réalisatrice existait et même impliquait une homogénéité qui était préférable à l’absence complète non seulement de conceptions positives applicables, mais aussi d’esprit constructif.
Il nous est impossible, le temps et l’espace nous manquant, de citer tous les théoriciens du socialisme libertaire qui se sont prononcés sur ces questions. Au hasard de nos souvenirs, nous nous rappelons pour l’Italie de Errico Malatesta qui, surtout dans la dernière partie de sa vie, demandait à ses camarades l’élaboration d’un programme constructif, et qui, quand il traitait, en passant, des problèmes de la révolution, exprimait son désir de voir les cheminots faire marcher les trains et les paysans s’emparer de la terre et la travailler au profit de tous. Pietro Gori, le grand avocat, et sans doute le meilleur orateur de l’anarchisme international, prévoyait, sans avancer de détails techniques, l’organisation de groupements fédérés de producteurs, et Luigi Fabbri, disciple de Malatesta, entrevoyait une activité créatrice basée non seulement sur les syndicats, mais aussi sur les coopératives, les communes, et les soviets véritables [23]
A ces noms, ajoutons celui de Pierre Ramus (Rudolph Grossmann) qui fut, en Autriche, la figure la plus éminente de l’anarchisme, et écrivit un livre intitulé Reconstruction de la société par le communisme anarchiste. Il y a trop longtemps que nous avons lu le premier tome de ce livre, traduit de l’espagnol, pour que nous puissions en citer ou résumer même les grandes lignes. Qu’il nous suffise de constater une fois de plus le caractère constructif permanent du socialisme.
Il faudrait citer encore Domela Nieuwenhuis, l’apôtre hollandais, Rudolph Rocker, qui fut, après la mort de Kropotkine, la plus grande valeur intellectuelle de l’anarchisme international. Il avait été l’un des fondateurs les plus actifs de la « Frei Arbeiter Union Deutschland « , organisation syndicale de caractère libertaire dont il écrivit les statuts, où il était déclaré qu’en cas de révolution les syndicats ouvriers et leurs fédérations locales prendraient en main l’organisation de la production et de la distribution. Le mouvement disparut avec le triomphe de l’hitlérisme.
C’est après la Première Guerre mondiale que se constitua le courant anarcho-syndicaliste. Les uns le font naître en Russie, d’autres en Allemagne. Il eut comme figures de proue en Allemagne des hommes comme Rocker lui-même, Souchy, Fritz Kater ; en Russie, Voline et Alexandre Shapiro qui, pour accentuer le caractère constructif des activités libertaires, donnaient aux activités syndicales la priorité des priorités [24].
PIERRE BESNARD
Ce courant trouva son théoricien principal en la personne du militant français Pierre Besnard qui s’inspira de Bakounine, de Proudhon, James Guillaume, Kropotkine et autres penseurs libertaires — le courant syndicaliste n’ayant pas donné de penseurs et de sociologues, exception faite de Pelloutier qui, malgré sa valeur, n’apportait pas le genre de substance nécessaire à la tâche qu’imposait l’entre-deux guerres.
Besnard qui s’efforça, avec ses camarades, de fonder un mouvement syndicaliste révolutionnaire-libertaire mais ne put y parvenir, nous a laissé deux livres : Les syndicats ouvriers et la révolution sociale et Le Monde nouveau. Il est impossible de résumer ces deux livres, ou d’en donner, par quelques citations, une impression suffisante. Certains ont vu, dans l’abondance, peut-être excessive, des détails concernant l’organisation générale syndicale, industrielle, communaliste et agraire, son fonctionnement et ses nombreux rouages, une précision méticuleuse de chef de gare, profession qu’avait exercée Besnard. On a parfois cette impression. Mais on ne peut nier que ce militant doué d’un esprit créateur, d’une grande expérience et d’un don d’observation peu communs, a apporté au courant syndicaliste révolutionnaire et libertaire une contribution qui n’a pas d’égale, et des prévisions, dont les réalisations industrielles de la révolution espagnole ont très souvent montré le bien-fondé.
Besnard se base d’abord sur les principes philosophiques des théoriciens de l’anarchisme social : partir de l’individu pour arriver à l’organisation internationale d’une société nouvelle. D’une part, il va du producteur, de l’atelier et de l’usine, puis du syndicat d’industrie à la fédération industrielle régionale, nationale et internationale. D’autre part, il prévoit l’organisation locale, puis régionale, nationale et internationale, interindustrielle [25]. Parallèlement, il assigne aux communes, également fédérées à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale, les fonctions qui ne relèvent pas de la production : travaux publics, logements, statistiques sociales, distribution, éducation et loisirs, assistance sociale, hygiène, santé publique, voies et communications. Tout cela est agencé à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale, selon les dimensions de chaque problème ou activité.
Des offices syndicaux sont prévus, nommés par les congrès des syndicats, et responsables devant eux : office des matières premières, office de la statistique, office des échanges de produits et marchandises, office des inventions, office de la main-d’œuvre. Tout cela à l’échelle des unions régionales, et de l’organisation nationale, si nécessaire. De même en agriculture, nous voyons apparaître l’office de l’élevage, l’office des engrais et de l’outillage, l’office de l’irrigation et de l’électricité, l’office de la statistique, l’office de la main-d’œuvre, l’office de la culture. Le tout fonctionnant toujours, selon les besoins, au niveau local, régional, national et international.
Praticien autant que théoricien, Besnard explique le fonctionnement des comités d’atelier, des conseils d’usine, des sections techniques. Il convient de « doter chaque atelier d’un bureau de recherche, d’un laboratoire d’essais, pour étudier les inventions et rechercher les moyens pratiques de les appliquer. Ce bureau et ce laboratoire devront être au courant des progrès techniques réalisés ailleurs, dans l’ensemble de leur industrie, et communiquer leurs travaux à leurs syndicats, aux organismes chargés de concentrer les informations et de les vulgariser par les meilleurs moyens : journaux, revues, tableaux muraux, conférences, etc. »
Certes, les détails sont peut-être trop nombreux. Mais peut-être qu’en cet ordre de choses « abondance de biens ne nuit pas », et mieux vaut un excès d’idées, d’indications, de prévisions — essentiellement fondées et justes dans leur ensemble — que leur absence totale qui a généralement caractérisé les critiqueurs à la cervelle vide. Et encore une fois, si nous jugeons de l’école socialiste libertaire d’après ses théoriciens, penseurs et sociologues, comme on en juge pour les autres écoles, on ne peut honnêtement l’accuser de manquer de pensées constructives.
NOUVEL APPORT ESPAGNOL
Cette affirmation, basée sur une documentation indiscutable, est renforcée par ce que nous appelons « le nouvel apport espagnol » des années 1931-1936. Cet apport fut inauguré par l’auteur de ces lignes qui avait toujours été préoccupé par les problèmes constructifs de la révolution sociale, mais qui, ayant vécu, toujours aussi, dans des conditions extrêmement difficiles, n’avait pu entreprendre l’étude de ces problèmes sur la base d’une connaissance sérieuse de l’économie espagnole.
Quand, en 1931, fut proclamée la république, il habitait la République argentine. Toujours passionnément centré sur l’Espagne, où il avait auparavant milité pendant dix ans, par les facteurs politiques, économiques et sociaux en présence, il arrive très vite à la conclusion que cette république ne serait pas viable, et se terminerait soit par le triomphe du fascisme, soit par celui de la révolution sociale. En prévision de cette dernière hypothèse, il voulut, d’avance, contribuer au succès de ses camarades. Les conditions de son existence étant alors plus favorables, il se mit à étudier — enfin ! — l’économie espagnole. Il pensait d’abord écrire une cinquantaine de pages. Il en écrivit 250.
La méthode qu’il employa était, disait Luigi Fabbri dans une préface, « tout à fait nouvelle dans la littérature anarchiste internationale ». Au lieu de produire une utopie [26], il fit une étude des Problèmes économiques de la révolution espagnole — et tel fut le titre de son livre. Autant qu’il se le rappelle, les chapitres étaient les suivants : Géographie physique et économique — Population — Agriculture — Industrie — Matières premières — Énergie — Moyens de transport — Échanges internationaux — La défense révolutionnaire. Sans doute y en avait- il un ou deux de plus, dont il n’a pas mémoire [27] .
Distribution régionale des cultures, rendements totaux et à l’hectare, innovations diverses, matières premières, textiles, importance des gisements de houille, fer et métaux non ferreux, produits de remplacement, rapports interrégionaux, localisations industrielles, redistribution de certaine main-d’œuvre, transformation des éléments parasites en producteurs, tout cela étayé de statistiques adéquates ; il s’agissait d’apporter des connaissances indispensables pour trouver des solutions valables. Ce livre fut donc — toute modestie exclue — plus celui d’un économiste que d’un utopiste. La première édition fut vite épuisée ; il fallut en faire une deuxième.
Cet exemple fut suivi. Peu après, Santillan publiait un autre livre intitulé L’Organisme économique de la révolution, qui, lui, comme son nom l’indique, envisageait la reconstruction sociale du point de vue institutionnel ; mais qui, au lieu de s’en tenir aux conceptions abstraites, traditionnelles, se basait sur les réalités économiques espagnoles.
Il fut suivi par Higinio Noja Ruiz, ancien mineur, écrivain libertaire, qui lui aussi comprit qu’il fallait connaître la matière que l’on voulait travailler, et qui proposait des structures, des modes d’organisation basées sur les réalités de la vie économique et sociale dans un livre intitulé, Vers une société de producteurs. L’esprit constructif abordait les problèmes de transformation sociale avec une méthode sociologique qui malheureusement n’a pas été suivie en d’autres pays. Toutefois, un essai parut sous la forme d’une forte brochure intitulée Le communisme libertaire dont l’auteur était le docteur Isaac Puente, rallié à l’idéal libertaire depuis quelques années, et que les fascistes fusillèrent au premier jour de leur soulèvement. Ce n’était pas l’œuvre d’un économiste, et l’on pourrait formuler des objections fondées.
N’empêche que les schémas proposés eurent leur utilité, malgré leur communalisme excessif. Car, heureusement, les militants de base avaient assez d’initiatives pour rectifier les erreurs, pallier les insuffisances, ou compléter ce qui devait l’être.
CENTRALISATION ET LIBERTARISME
Avant de terminer, il nous semble nécessaire, pour bien montrer que l’on ignore trop les conceptions socialistes libertaires en ce qui concerne l’organisation d’une société nouvelle, de souligner quelle a été la pensée des plus grands théoriciens en ce qui concerne le problème de la centralisation [28]
Nous avons vu que Proudhon écrivait :
« Ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique. »
Mais, écrivait-il aussi dans Confessions d’un révolutionnaire :
« Il faut que la centralisation s’effectue de bas en haut, de la circonférence au centre, et que toutes les fonctions soient indépendantes et se gouvernent par elles-mêmes. »
Dans d’autres écrits, nous le voyons défendre la centralisation des fonctions positives, particulièrement en matière économique. Le fédéralisme devient ce que nous avons vu : la centralisation de bas en haut, ce qui implique qu’il y a le bas et qu’il y a le haut, ou de la circonférence au centre, ce qui implique l’existence d’un centre.
Bakounine, lui aussi théoricien du fédéralisme, s’est prononcé d’une façon peut-être plus nette, plus catégorique. Vers 1871, alors qu’il se trouvait en Suisse, il écrivit, sous la signature de Un citoyen suisse afin de mieux frapper l’opinion publique, un pamphlet intitulé Les ours de Berne et l’ours de Saint-Pétersbourg [29]. Il s’agissait de protester contre la livraison de Netchaïev (avec qui il avait rompu, mais qu’il défendait, pour défendre, aussi, le droit d’asile), aux autorités tsaristes.
Et, selon son habitude, un sujet en entraînant un autre, il en arriva à la structure juridique, politique, économique de la Suisse. S’occupant du problème cantonal et de la division multiple qui en était la conséquence, il écrivait : « Tous les progrès accomplis depuis 1848 dans le domaine fédéral sont des progrès de l’ordre économique, comme l’unification des monnaies, des poids et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce, etc. « On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant, au profit des gouvernants, la vie propre et l’action spontanée des populations. »
Bakounine, toujours clairvoyant, continuait :
« La Suisse se trouve aujourd’hui prise dans un dilemme. Elle ne peut vouloir retourner à son régime passé, à celui de l’autonomie politique des cantons, qui en faisait une Confédération d’États politiquement séparés et indépendants l’un de l’autre. Le rétablissement d’une pareille Constitution centraliste a renversé les barrières qui séparaient et isolaient les cantons. La centralisation économique est une des conditions essentielles du développement des richesses, et cette centralisation eût été impossible si l’on n’avait pas aboli l’autonomie des cantons. »
Et il va, alors, jusqu’au bout des conséquences de son analyse :
« D’un autre côté, l’expérience de vingt-deux ans nous prouve que la centralisation politique est également funeste à la Suisse... Que faire alors ? Retourner à l’autonomie politique des cantons est chose impossible. Conserver la centralisation politique n’est pas désirable.
« Le dilemme ainsi posé n’admet qu’une solution : c’est l’abolition de tout État politique, tant cantonal que fédéral, c’est la transformation de la fédération politique en fédération économique, nationale et internationale » (30) [30]
Nous avons vu que Sébastien Faure préconisait aussi, ainsi que Pierre Besnard, l’organisation « de bas en haut », c’est-à-dire, quand cela était nécessaire, une centralisation contrôlée à tous les échelons, et fille d’un choix libre et volontaire de l’ensemble humain constitué. Ce n’est pas le cas de Kropotkine qui préconisait une intégration économique régionale que nous considérons incompatible avec les données générales de l’économie, à moins de se contenter d’une simple économie de consommation autarcique qui nous ramènerait deux siècles en arrière, quant au niveau de vie.
Mais il est utile de signaler qu’il a su adopter une position toute différente. Nous en avons la preuve dans le chapitre de La Conquête du pain, intitulé « Production et consommation ». C’est peut-être, à notre avis, le chapitre le plus important de ce livre, et naturellement celui qui a été le moins retenu. Car les vues, sensées et logiques, que l’on y trouve impliquent une conception de l’économie planifiée à l’échelle européenne, et qui, d’être mise en pratique, devrait inéluctablement aboutir à une coordination d’ensemble impliquant une centralisation multiple — et peut-être multiforme.
D’emblée, Kropotkine pose la question :
« Jusqu’ici tous les économistes, depuis Adam Smith jusqu’à Marx, ont étudié l’économie en commençant par la production. Nous autres, communistes anarchistes, nous procédons de la façon inverse : nous étudions quels sont les besoins à satisfaire, les problèmes de la consommation à résoudre. Puis nous organisons la production pour satisfaire ces besoins et résoudre ces problèmes. »
Cela, bien qu’on n’employât pas l’expression en 1885, était de la planification : « Mais, dès que nous l’envisageons de ce point de vue, l’économie politique change totalement d’aspect. Cela cesse d’être une simple description des faits et devient une science, au même titre que la physiologie : on peut la définir comme l’étude des besoins de l’humanité et des moyens de les satisfaire avec la moindre perte possible des forces humaines. Son vrai nom serait physiologie de la société.
« Nous disons : Voici des êtres humains, réunis en société. Tous sentent le besoin d’habiter des maisons salubres. La cabane du sauvage ne les satisfait plus. Ils demandent un abri solide, plus ou moins confortable. Il s’agit de savoir si, étant donné la productivité du travail humain, ils pourront avoir chacun sa maison, et ce qui les empêcherait de l’avoir ? « Nous procédons, on le voit, tout au contraire des économistes qui éternisent les prétendues lois de la production et, faisant le compte des maisons que l’on bâtit chaque année, démontrent par la statistique que, les maisons bâties ne suffisant pas pour satisfaire toutes les demandes, les neuf dixièmes des Européens doivent habiter des taudis. »
Au lieu de s’occuper de plus-value, capital, salaire, division du travail, il faut répondre à cette question : « L’homme peut-il, ou ne peut-il pas, en travaillant, produire le pain qu’il lui faut ? » Et s’il ne le peut pas, qu’est-ce qui l’en empêche ? « Voici 350 millions d’Européens. Il leur faut chaque année tant de pain, tant de viande, de vin, de lait, œufs et beurre. Il leur faut tant de maisons, de vêtements. C’est le minimum de leurs besoins. Peuvent-ils produire tout cela ? S’ils le peuvent, leur restera-t-il du loisir pour se procurer le luxe, les objets d’art, de science et d’amusement — en un mot tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie du strict nécessaire ? »
Kropotkine multiplie les arguments sur les différents aspects de ce problème. Et l’on comprendra que, si l’on envisage, comme il est logique de le faire, la vie de l’Europe entière, comme il l’a fait, et comme l’ont fait Bakounine, James Guillaume, Besnard, en partie Proudhon, une certaine centralisation que nous préférons appeler « coordination », dont les centres seraient multiples, est nécessaire. Surtout la planification que suppose la pratique de la conception besoin- production, la seule qui puisse répondre à une économie vraiment socialiste, socialisée et humaniste.
Mais alors l’appareil social perd la rigidité organique inhérente à l’étatisation, et l’économie se confond avec l’humanisme, tant pour la consommation que pour la production.
Article rédigé par Gaston Leval
Revue "Autogestion et Socialisme" n° 18/19, janvier-avril 1972
Notes
[1] Elle a, devant son échec relatif dû en grande partie au sabotage des autres courants socialiste et révolutionnaire, atténué fortement ses ambitions réalisatrices. La mort de Charles Gide et d’Ernest Poisson a contribué à cet appauvrissement.
[2] Ce qui prouve combien il est faux de présenter Proudhon comme le défenseur de l’artisanat, petit-bourgeois limité à cette seule question ou à ce seul aspect des problèmes qui composait ce que l’on appelle le problème social.
[3] Il y a de cela 119 ans !
[4] N’oublions pas qu’au palais du Luxembourg siégeaient alors les grandes personnalités du socialisme autoritaire, qui voulaient instaurer leurs réformes par voie de législation. On sait comment il échoua. La conception proudhonienne allait beaucoup plus loin. Mais les ouvriers n’étaient pas en mesure de la comprendre.
[5] On voit ici, en passant, réaffirmée la supériorité du travail collectif, que le premier, Proudhon avait exposée, dès 1840, dans Qu’est-ce que la propriété ?, et dont Marx parlera, à son tour, dans Le Capital, paru en 1868.
[6] La révolution espagnole nous a montré le chemin à ce sujet. A la place des lois et des contrats, mettez les résolutions industrielles et interindustrielles, les accords des organismes économiques industriels et agricoles, résolutions et accords se modifiant selon les nécessités mouvantes de la vie sociale — et l’appareil législatif, création de l’État, devient inutile et dépassé, comme, l’État lui-même.
[7] Proudhon était né en 1809 et mourut en 1865. Bakounine naquit en 1814 et mourut en 1876.
[8] En terme d’économie, Bakounine entendait par capital l’ensemble des moyens de production, meubles et immeubles.
[9] In Protestation de l’Alliance.
[10] Ce sera, bientôt, les syndicats.
[11] Bakounine s’est auparavant occupé de l’instruction intégrale.
[12] On comprendra qu’il ne s’agit pas de Parlement dans le genre de celui du Palais Bourbon !
[13] Statuts de la Fraternité internationale, qui suivit de peu le Catéchisme. Il faut tenir compte que les écrits de Bakounine ne s’étendent que sur une période d’environ dix ans (1864-1874).
Ses douze ans de captivité, ses activités pratiques ne lui ont pas permis de travailler avec la régularité méthodique qu’ont connue d’autres penseurs pendant une vie plus calme et douillettement centrée sur leurs études.
[14] Dans son dernier livre, De la capacité politique des classes ouvrières, Proudhon admettait la production collective pour l’industrie, et préférait le travail individuel pour l’agriculture.
[15] Bakounine, comme Proudhon, repoussait le communisme, qui lui apparaissait sous l’aspect du joug despotique de l’État. D’autre part, quoique Kropotkine soit devenu le représentant le plus qualifié du communisme anarchiste, celui-ci avait été formulé par les anarchistes italiens (Caffiero, Covelli, Andrez Costa — qui fonda plus tard le parti socialiste de son pays —, Malatesta et d’autres).
[16] Les marxistes de la social-démocratie défendaient alors le collectivisme avec le principe « A chacun selon ses œuvres », et c’étaient les libertaires, ou anarchistes sociaux, qui défendaient le communisme.
[17] Observons que dans les collectivités d’Espagne il n’y eut jamais un seul individu dirigeant ou même coordonnant les activités.
[18] Ici James Guillaume s’avance même sur les anarchistes italiens dans l’adoption du principe communiste, dont en France Louis Blanc avait été le propagandiste.
[19] Déjà, Bakounine, qui répéta les mêmes éloges deux ans plus tard, écrivait : « Cependant, je dois observer que l’Espagne, qui nous paraissait si arriérée, nous présente aujourd’hui une des plus magnifiques organisations de l’Association Internationale des travailleurs qui existent au monde. » (Troisième Conférence aux ouvriers du Val de Saint- Imier.)
[20] Ici, José Prat rejoint les prévisions de Bakounine, et cela de motu proprio, car le Catéchisme révolutionnaire était alors inconnu.
[21] L’individualisme, généralement antisocial, et qui a tant contribué à miner et détruire l’anarchisme en France, n’a toujours eu que très peu d’écho en Espagne.
[22] Soulignons comment l’anarchisme était généralement communiste, tandis que les partis marxistes, y compris la fraction bolchevique de la social-démocratie russe, étaient collectivistes. Ce sont les anarchistes non individualistes qui ont, le plus longtemps et le plus longuement, défendu les principes du communisme.
[23] L’honnêteté nous oblige à reconnaître que les déclamateurs et démagogues ont sévi dans le mouvement anarchiste italien, l’empêchant d’acquérir la mentalité constructive réclamée par Malatesta. Entre autres, Luigi Galleani, chantre éloquent du terrorisme et de l’illégalisme, a fait un tort considérable au mouvement anarchiste italien, et son école a trop confondu et confond trop la sociologie et la déclamation.
[24] C’est ce qui le distinguait du mouvement anarcho-communiste, ou communiste libertaire traditionnel, lequel dans la pratique de la lutte et globalement considéré — cas précisément de l’Italie, et en grande partie de la France — s’en tenait à des généralités qui ne risquaient pas de mettre en danger la société capitaliste.
[25] Il faut du reste signaler que cette structure était, comme nous l’avons montré dans notre livre, L’Espagne libertaire 36-39, celle établie par le mouvement syndical libertaire espagnol, et réalisée, à l’échelle nationale, dans la mesure où les circonstances de la lutte — avec des années de mise hors la loi — l’avaient permis.
[26] N’oublions pas qu’utopie est, essentiellement, une « conception imaginaire » pas forcément irréalisable. Kropotkine qualifiait d’utopie son livre La Conquête du pain ; il ne signifiait pas par là que ce qu’il y préconisait était impossible à réaliser !
[27] La vie instable (et pour cause) de l’auteur et le triomphe de Franco font qu’il n’ait pas un seul exemplaire de ce livre, ni de plusieurs autres. Depuis, l’auteur a écrit deux fortes brochures de caractère constructif, l’une intitulée La révolution sociale en Italie et l’autre Pratique du socialisme libertaire, où l’hypothèse de transformation sociale se rapporte à la France. Dans les deux cas, et toutes proportions gardées, il a basé sur des données économiques essentielles la vision structurelle du monde nouveau.
[28] Nous distinguons la centralisation du centralisme. Ce dernier (et le suffixe isme l’indique clairement) implique un système prédominant, tant politique qu’économique, une méthode... systématique appliquée en toutes circonstances. La centralisation est un procédé nullement unilatéral, appliqué de façon pragmatique, en même temps que d’autres, dont le fédéralisme.
[29] Les ours qui étaient dans la fosse du jardin zoologique de Berne et ceux qui y sont encore, symbolisaient la liberté nationale. Bakounine fait ici un jeu de mots en leur comparant le tsar, ours de Saint-Petersbourg.
[30] Certains soi-disant « anarchistes » qui à l’occasion se réclament de Bakounine pour, au nom du fédéralisme, défendre un régionalisme qui n’est qu’un sous-nationalisme, feraient bien de méditer cette démonstration de Bakounine qui s’opposait, après la proclamation de l’unité italienne, à ceux qui avaient gardé la nostalgie des anciennes provinces et désiraient y retourner.
Gaston Leval
- SOURCE : Monde-Nouveau