★ Les anarchistes et les élections : histoire, théories et pratiques

Publié le par Socialisme libertaire

Le refus des élections (élire ou être élu politique) est un élément identitaire des anarchistes, c’est-à-dire élément de reconnaissance et de distinction avec les autres courants issus du mouvement ouvrier socialiste. Mais si cette doctrine est centrale, elle n’est pas pour autant indépassable.

Anti-électoralisme et abstentionnisme
Arguments anti-électoralistes


– L’élu trahit l’électeur (« élection piège à cons », « les promesses n’engagent que ceux qui y croient »). Les « représentants » ne représentent pas ceux qui les élisent.

– L’élection est une pratique conservatrice (« si les élections pouvaient changer la vie, ça fait longtemps qu’elles seraient interdites ») : le vote est présenté comme un moyen de changer la société, mais c’est toujours la même classe dominante qui reste au pouvoir et maintient, à peu de nuances près, le statu quo.

– Voter, c’est abdiquer. Participer aux élections légitime un système inégalitaire et autoritaire : par son vote, on manifeste son approbation vis-à-vis du fonctionnement, des règles du jeu d’un système représentatif qui dessert les intérêts du plus grand nombre. Voter, c’est accepter de perdre sa voix en la confiant à un soi-disant représentant, mais aussi accepter que le résultat des urnes est légitime et ne pourra être contesté que lors des prochaines élections, même s’il ne nous satisfait pas.

Justifications

On peut distinguer deux grands types de justification du refus de la participation électorale comme mode d’action politique, l’un centré sur la pratique et l’autre davantage fondé sur les idées et les principes : inefficacité et illégitimité.

– Inefficacité : Les élections passent, les problèmes restent. Idée que les dominés ne peuvent espérer obtenir aucun changement en utilisant les armes que les dominants ont mis à leur disposition. Refuser le vote, c’est dénoncer une illusion, la croyance dans le bulletin de vote comme instrument de changement social. Argument des alternances politiques qui n’apportent pas de changement réel.

– Illégitimité : Le vote est un mode d’action illégitime car l’individu, libre par nature, ne doit pas abdiquer sa souveraineté au profit de dirigeants qui peuvent agir à leur guise durant toute la durée de leur mandat. Au contraire, contester la domination implique d’agir de façon parfaitement autonome, sans rien attendre de représentants. Le changement social ne peut et ne doit être recherché que par l’action directe des dominés (il faut « agir au lieu d’élire »). Cf. Proudhon sur la capacité politique des classes ouvrières.

En outre, participer revient à accepter de réduire la politique à des enjeux de pouvoir, à cautionner un système de domination sociale et économique et donc in fine à légitimer le régime que l’on combat. Le vote, qui représente la soumission, la compromission et la corruption, ne saurait être une arme de ceux qui veulent se définir par leur autonomie, leur désintéressement et leur droiture. Le refus du vote est donc dans une certaine mesure un moyen de préserver la pureté du combat anarchiste, ce qui en fait un principe essentiel et théoriquement intangible. Sur cette idée de pureté, le célèbre anarchiste italien Errico Malatesta écrit ainsi en 1924 : « Les anarchistes ont certainement commis mille erreurs, on dit une centaine d’absurdités, mais ils sont toujours restés purs, et ils demeurent le parti révolutionnaire par excellence, le parti de l’avenir, parce qu’ils ont su résister à la sirène électorale. »
Le refus de la délégation s’impose comme un principe aussi essentiel que cet autre fondement de l’anarchisme qu’est l’anti-autoritarisme, auquel il est étroitement lié. En effet, le rejet de toute forme de domination implique également celui de la remise de soi à des dirigeants ou des élus. Au principe de l’anti-électoralisme anarchiste, il y a cette revendication d’égalité (économique, sociale et politique) et de liberté (individuelle et politique) qui est au fondement de l’anarchisme.

L’anti-électoralisme comme héritage historique

L’anti-électoralisme anarchiste actuel est un héritage historique très important parce qu’il s’agit, comme on vient de le voir, d’un principe qui naît directement des fondements philosophiques de l’anarchisme, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il est devenu un élément central de l’identité anarchiste telle qu’elle s’est historiquement constituée. Cet élément est d’autant plus important qu’il a permis de distinguer clairement les libertaires des autres courants socialistes à partir du dernier quart du XIXe siècle.

La séparation imparfaite avec les socialistes

L’histoire du mouvement anarchiste depuis près d’un siècle et demi est marquée par les conflits et les dilemmes autour de la question des formes légitimes de l’action militante. Aujourd’hui encore, le rapport à l’organisation et à l’action des militants du courant anarchiste est influencé par la riche culture politique forgée durant ces années, qui ont vu l’identité libertaire prendre forme et se distinguer du courant socialiste plus large. Mais la distinction n’a jamais été totale, et la route des anarchistes a souvent croisé celle des socialistes et, plus tard, des communistes.
C’est dans la première Internationale (ou AIT : Association internationale des travailleurs, 1864-1875) que va progressivement se définir et s’affirmer un courant socialiste libertaire, défavorable à l’action parlementaire et par conséquent opposé à la tendance marxiste.
En juillet 1869, l’adhésion de la section genevoise de l’Alliance pour la démocratie socialiste, une fédération de travailleurs d’inspiration bakouninienne, est rejetée par le comité central de l’AIT.
Le 16 août 1869 se réunit le congrès régional de la Chaux-de-Fonds groupant 34 sections appartenant à la Fédération suisse romande ; l’adhésion de la section genevoise de l’Alliance à l’AIT y est approuvée à une courte majorité. Aussitôt, les délégués opposés à cette adhésion se retirent. Les majoritaires, partisans de Bakounine, adoptent alors une résolution condamnant « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale » (c’est-à-dire la participation aux élections et aux gouvernements). Ils appellent toutes les sections de l’AIT à « renoncer à toute action ayant pour but d’opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales ».
De leur côté, les minoritaires, proches de Marx, dénoncent « l’abstention politique » et professent « l’intervention politique et les candidatures ouvrières », la représentation étant conçue comme un moyen d’agitation politique.
Rapidement, le différend entre les deux courants se propage. Les bakouninistes ou « Jurassiens » trouvent des soutiens en France, en Belgique et en Espagne. Malgré les espoirs de réconciliation rapide, les tensions ne font qu’augmenter entre les partisans de Marx et le camp libertaire.
La conférence de Londres de l’AIT du 17 au 23 septembre 1871 adopte une résolution qui fait de l’action politique une obligation pour les différentes sections. En réaction, un congrès régional est convoqué dans le Jura suisse le 12 novembre 1871. Une Fédération jurassienne y est créée qui revendique clairement son caractère « antiautoritaire » – avec un comité fédéral qui est un simple organe de liaison – et cherche à se démarquer des résolutions de la Conférence de Londres. La nouvelle fédération, antiautoritaire, fustige l’autre courant « dont l’idéal est la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière ». Elle appelle les différentes sections de l’AIT à se rebeller contre l’autorité du Conseil général, qui est « accusé de faire de l’Internationale, [normalement] libre fédération de sections autonomes, “une organisation hiérarchique et autoritaire de sections disciplinées” ».
La scission entre courant « autoritaire » marxiste et « antiautoritaire » est officialisée lors du congrès de l’AIT qui se tient à la Haye en septembre 1872, quand Bakounine et James Guillaume, deux représentants majeurs du camp libertaire, sont exclus. L’Internationale antiautoritaire peut alors se construire librement.
Après cette exclusion, en effet, les fédérations de l’Internationale qui sont hostiles au Conseil général de Londres vont se regrouper autour de la Fédération jurassienne, au sein de laquelle va se développer l’idéologie libertaire. L’AIT marxiste décline quant à elle rapidement et cesse véritablement d’exister en 1875.
On observe malgré tout quelques hésitations dans l’organisation bakouninienne sur la question de l’action politique : le congrès de 1874 affirme en effet qu’elle doit être appréciée librement par chaque fédération. Mais le congrès de 1877 de la nouvelle Internationale libertaire réaffirme l’hostilité des militants aux partis : « Le congrès déclare qu’il ne fait aucune différence entre les divers partis politiques, qu’ils se disent socialistes ou non : tous ces partis, sans distinction, forment à ses yeux une masse réactionnaire, et il croit de son devoir de les combattre tous. »
Malgré cette affirmation ferme d’une spécificité anarchiste, on assiste encore à quelques tentatives d’unification avec les autres courants socialistes. En septembre 1877 a lieu un congrès socialiste universel qui réunit les communistes « autoritaires » et les collectivistes « antiautoritaires ». On y constate une fois de plus les très grandes divergences entre les deux courants, qui empêchent l’adoption d’un pacte de solidarité. Cet épisode marque la fin des grands congrès socialistes internationaux : rapidement, l’Internationale libertaire disparaît à son tour : la Fédération jurassienne, sa composante principale, estime alors que ces congrès n’ont plus véritablement d’utilité.
À partir de 1880, pour les anarchistes, le programme d’action se précise. Il s’oriente vers la « propagande par le fait » : on fait en particulier le choix de l’action illégale, qualifiée de « seule voie menant à la révolution ». 1880 est également une année marquée par le retour en métropole des déportés de la Commune ; le centre de gravité du mouvement libertaire se déplace alors de la Suisse vers la France.
Mais le conflit entre les deux grands courants du socialisme de l’époque n’est toujours pas réglé. Les guesdistes (marxistes) s’opposent aux anarchistes, toujours sur la question électorale. Le congrès socialiste du Havre de novembre 1880 paraît en mesure de mettre fin à la discorde, puisqu’il prévoit une dernière tentative de participation aux élections, qui est supposée déterminer si cette tactique doit ou non définitivement laisser place à l’action révolutionnaire. Mais le résultat des élections législatives de 1881 est apprécié différemment par les deux camps : les 60 000 à 65 000 voix recueillies sont perçues comme un succès par les partisans de la participation, tandis que les anarchistes sont renforcés dans leur choix d’une lutte purement extra-parlementaire. Dès cette année 1881, lors des différents congrès socialistes régionaux, marxistes et libertaires se séparent. Pour l’historien Jean Maitron, c’est la date de naissance d’un mouvement anarchiste autonome et différencié tant par son programme que par ses méthodes. On voit donc que, dans cette séparation, la question des élections et de la participation à la politique institutionnelle a été centrale.
Il faut tout de même noter que, pour quelque temps encore, l’identité anarchiste n’est pas partout et pour tous clairement délimitée. Les mouvements socialistes vont pendant plus de vingt ans faire preuve d’une relative fluidité, les libertaires et les marxistes pouvant se côtoyer dans différents groupes.
À partir des années 1880, le mouvement anarchiste est éclaté entre différents petits groupes intégrés dans des réseaux de relations très lâches et discontinues. L’idée libertaire implique pour de nombreux militants le rejet de toute organisation au niveau national. Le modèle partisan unifié est par conséquent repoussé, tant par refus de l’action parlementaire que par réticence face à toute forme de structuration trop rigide. Cela n’empêche pas, de façon ponctuelle, une ouverture de la mouvance anarchiste aux autres tendances socialistes. C’est le cas en particulier lors de l’affaire Dreyfus, lorsque Sébastien Faure, pédagogue et auteur libertaire, personnalité influente du mouvement, impulse des alliances inédites contre l’ennemi réactionnaire commun. Mais ces rapprochements sont rapidement critiqués par les anarchistes les plus soucieux de préserver la pureté de la doctrine.
Après la création du Parti socialiste, Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) en 1905, le fossé se creuse définitivement entre socialistes et anarchistes, qui, à leur propagande traditionnelle, adjoignent de plus en plus souvent l’action syndicale, en parvenant à imposer au sein de la CGT une ligne antipartisane. Si quelques militants d’inspiration libertaire peuvent se retrouver dans la minorité révolutionnaire de la SFIO, ils constituent de rares exceptions.

L’instrumentalisation des élections

En 1920 est créée en France une organisation purement libertaire qui prend le nom d’Union anarchiste (UA). En raison en particulier de divergences au sein du milieu sur la question de la meilleure forme d’organisation (débat plate-forme/synthèse, sur lequel on reviendra dans la prochaine séance), l’UA ne sera pas la seule structure anarchiste de la France de l’entre-deux-guerres, mais elle s’imposera comme la principale.
Bien que fidèle à la doctrine anti-électorale traditionnelle du mouvement, la nouvelle organisation adopte rapidement certains traits caractéristiques d’un parti politique classique. En effet, comme en témoigne la presse anarchiste de l’époque, il n’est pas rare que ses membres soient candidats lors des élections législatives ; leur objectif est alors de mener des campagnes anti-électorales en bénéficiant des avantages offerts aux candidats, comme les facilités d’affichage et, parfois, la gratuité des salles permettant d’organiser des réunions publiques. Cela leur permet aussi occasionnellement de participer à des débats préélectoraux avec les autres candidats. Mais ces candidats abstentionnistes ne cherchent aucunement à recueillir des suffrages : lorsque le candidat ou la liste anarchiste obtient des suffrages, la campagne anti-électorale qui a été menée est perçue comme un échec. Certains « candidats » anarchistes se retirent même parfois de la compétition quelques jours seulement avant le vote. Ainsi, si l’on peut dire que l’UA participe aux élections, cette activité ne correspond toutefois pas au critère classique de la définition des partis politiques, puisque l’organisation ne cherche pas à obtenir le pouvoir par ce moyen. La « participation » aux élections est vue comme une opportunité de propagande anti-électorale.
Dans l’entre-deux-guerres, les anarchistes français continuent à se tenir à distance des socialistes et des communistes, qui ont pour leur part choisi l’action parlementaire. Des contacts plus importants peuvent à nouveau être observés en 1936 dans le soutien à la révolution espagnole et à la résistance des libertaires et des républicains ibériques face aux menées des troupes franquistes, mais ces collaborations inhabituelles suscitent encore une fois d’importantes divisions dans le camp anarchiste français.
Fréquemment, la ligne antipartisane est rappelée, tant à l’égard des compagnons français qu’espagnols : « Toute forme de collaboration qui oblige les anarchistes à accepter l’opinion, les positions ou les tactiques de partis ou de factions politiques, en restant silencieux sur ses propres idées et en acceptant de réduire son activité est une forme de collaboration organique et néfaste. Elle doit être rejetée, purement et simplement, par principe, toujours et partout. » (article de L’Espagne antifasciste (CNT-FAI-AIT) du 28 novembre 1936.)
En 1945, après la Seconde Guerre mondiale qui a vu ses organisations s’effondrer, le mouvement libertaire se rebâtit. C’est la Fédération anarchiste (FA), créée au congrès de Paris d’octobre 1945, qui constitue son nouveau centre de gravité. La fédération demeure d’inspiration anarchiste traditionnelle, et ses fondateurs tentent de dépasser les désaccords organisationnels hérités des années 1920 afin de réunir à la fois les militants partisans d’une structuration solide et ceux qui aspirent à une coordination plus lâche.
Mais rapidement, la tendance communiste-libertaire, favorable à une plus grande cohésion organisationnelle et plus proche du marxisme, se structure secrètement dans la FA (l’Organisation pensée-bataille, OPB). En 1953, elle parvient à dominer l’organisation – suite notamment à des exclusions –, qui se transforme alors en Fédération communiste libertaire (FCL).
Tandis que des minoritaires exclus de l’ancienne organisation recréent une Fédération anarchiste dès la fin de l’année 1953, la FCL adopte une organisation plus rigide, fondée sur l’unité idéologique, et attire des militants proches de la mouvance trotskiste. En 1956, elle présente quelques candidats aux élections législatives, avec pour but officiel une propagande anti-électorale, mais les résultats en termes de voix sont source de déception, et l’expérience contribue à décrédibiliser l’organisation. Rapidement, la FCL va décliner et disparaître, victime notamment de la répression liée à son engagement pour le mouvement de libération algérien pendant la guerre d’Algérie. De son côté, la nouvelle Fédération anarchiste résiste, et elle va perdurer jusqu’à nos jours.

La FA contemporaine, antivote, et le mouvement anarchiste plus large.

La FA depuis 1953 est fidèle au principe anti-électoral anarchiste. Ses publications (brochures et petits livres des éditions du Monde libertaire), les articles dans son hebdomadaire Le Monde libertaire ou les réunions publiques qu’elle organise en témoignent.
Cet anti-électoralisme traduit sans doute le souci qui a été celui des militants fondateurs de faire revivre la tradition anarchiste des débuts, mais aussi la réaction de l’organisation face à l’expérience de la FCL, qui, après avoir été constituée par des pratiques autoritaires, s’est lancée dans l’aventure électorale et constitue toujours aujourd’hui un exemple repoussoir.
La participation aux élections est aujourd’hui taboue à la FA. Le discours anti-électoral y est ultra-dominant et on peut le qualifier d’absolu : refus des élections comme simple électeur évidemment, mais aussi comme candidat, y compris comme candidat fantoche, ne serait-ce que pour tourner les élections en dérision. D’une manière générale, l’organisation prône l’adoption d’un discours extrêmement clair et lisible de refus de toute participation au rituel électoral de quelque manière que ce soit.
Mais l’anti-électoralisme n’est pas aussi absolu partout dans la mouvance libertaire :

– 2002 : Le Pen au second tour de l’élection présidentielle : Alternative libertaire n’appelle pas à l’abstention, et certains de ses groupes appellent au vote Chirac (quelques voix dans le même sens à la FA) ;
– 2007 : No Pasarán, organisation libertaire antifasciste, ne présente pas de « candidat patate » (rappelle Zo d’Axa qui aux législatives de 1898 présente un âne blanc appelé Nul) ;
– 2007 : de nombreux libertaires de la mouvance altermondialiste font campagne et ou votent pour José Bové, candidat à la présidentielle.

Pratiques électorales en milieu anarchiste et dans la mouvance libertaire au sens large

Le discours d’apparence monolithique de la FA sur la question des élections ne doit pas cacher l’existence de pratiques hétérodoxes : pratiques individuelles de vote, le plus souvent discrètes ou cachées. C’est plutôt le vote local qui est privilégié dans ce cas (perçu comme ayant plus de sens, d’efficacité).
On a aussi pu observer quelques prises de position pro-vote ouvertes, localisées, en 2002 en particulier – Groupe Bakounine par exemple (pas relayé par Le Monde libertaire).
Ce n’est que lorsqu’une situation politique exceptionnelle se produit que des discours alternatifs deviennent audibles, mais pour très peu de temps (21 avril 2002, traité constitutionnel européen 2005 – mais la question des référendums, bien que liée, est assez différente de celle des élections).
À la FA, comme dans d’autres organisations anarchistes, la pratique individuelle du vote lors des élections existe.
Cela peut paraître étonnant si l’on se réfère aux principes fondamentaux de l’anarchisme, ou si l’on envisage le vote dans une perspective rationalisante (la probabilité qu’un vote individuel ait une influence sur une élection est quasiment nulle), mais on peut évoquer plusieurs explications, qui peuvent se combiner :

Vote comme « réaction » :

– Poids des socialisations antérieures à l’engagement (incorporation du « devoir civique »).
– Pression de l’entourage proche.
– Pression médiatique. Vote comme « action » ou « adhésion » :
– Croyance dans la capacité d’un vote individuel à changer un résultat d’élection.
– Idée que les candidats ne se valent pas tous et qu’une option est préférable à une autre (même si aucune n’apparaît satisfaisante).

Dans la mouvance libertaire au sens large (groupes altermondialistes, écologistes radicaux, etc.), moins marquée par le poids historique de l’identité anarchiste, la pratique électorale est plus ouvertement assumée, bien que souvent les militants semblent partager en tout point l’argumentaire anarchiste de l’inutilité et de l’illégitimité des élections.
Les militants les plus sceptiques à l’égard des élections expriment malgré tout très souvent la nécessité de choisir le moindre de deux maux (mieux vaut une gauche molle qu’une droite dure).
Cela ne signifie pas évidemment qu’ils ne votent pas également par habitude ou parce qu’ils ressentent une pression à le faire, mais ils estiment aussi que, si leur vote ne pourra pas faire évoluer en mieux la situation socio-économique, il pourrait faire en sorte qu’elle se dégrade moins ou moins vite.
Souligner que des anarchistes votent ne revient pas à dire que les anarchistes ne croient pas à leur discours anti-électoraliste, mais permet de rappeler qu’ils sont comme tout le monde pris dans des contraintes et des contradictions, des espoirs et des illusions, et que celles-ci doivent être prises en compte pour pouvoir tenir un discours réaliste sur la politique et les élections.

Quelques réflexions sur la possibilité d’un rapport décomplexé aux élections

Il me semble ressortir de tout ce que j’ai évoqué précédemment de l’histoire et des pratiques anarchistes qu’un discours anti-électoraliste absolutiste est intenable et probablement contre-productif. Comment les anarchistes pourraient-ils convaincre les citoyens de ne jamais s’associer à la « mascarade électorale » lorsque eux-mêmes ou certains d’entre eux participent occasionnellement ou fréquemment aux élections ?
Ma position, que je soumets à la discussion, se fondera sur quatre remarques :

1) D’un point de vue strictement rationnel, le vote de chacun a une probabilité extrêmement faible d’avoir une influence sur le résultat final, et cela qu’on croie ou non que la victoire d’un camp sur l’autre aura un effet quelconque. C’est un argument indépassable et qui pourtant n’apparaît pas susceptible de détourner des individus de la pratique électorale, dès lors qu’ils croient en la possibilité d’une mobilisation collective pour un camp ou pour l’autre. On ne décide pas seul d’une élection, mais on participe à un mouvement plus général qui crée un rapport de forces.
2) L’argument de la parfaite indifférence du résultat des élections n’est pas convaincant. On peut trouver un nombre infini d’exemples de la trahison de la gauche, de la renonciation des progressistes, ou de la lepénisation des esprits, mais il semble impossible de dire en toute honnêteté que l’élection de l’un ne changera absolument rien à l’élection de l’autre. Certes, pour beaucoup d’électeurs, aucun changement ne sera perceptible, mais on peut estimer qu’il y a toujours à un niveau plus global des différences, aussi minimes soient-elles. Dans tous les cas, il n’est jamais possible d’affirmer que l’autre candidat aurait fait mieux ou pire, sauf à faire de la politique fiction.
3) Les élections constituent depuis près d’un siècle et demi un moment de discussion des orientations politiques d’une société. L’idée de la légitimité des élections a été imposée par les dominants, mais elle est désormais très largement acceptée par les dominés. Outre les partis dominants, les campagnes électorales sont aujourd’hui le moyen par excellence de porter des idées au niveau local ou national. Historiquement, les anarchistes ont su utiliser les campagnes électorales pour dénoncer l’absurdité des élections, de façon purement pragmatique et sans y voir de contradiction (UA dans l’entre-deux-guerres).
4) La culpabilisation de l’électeur qui serait artisan de sa propre domination n’apparaît pas comme une stratégie porteuse dès lors que l’abstention n’est pas une condition suffisante de l’émancipation. En outre, le mépris envers les gens que l’on cherche a convaincre n’est sans doute pas très porteur politiquement.
Je suis convaincu que le système électoral est mauvais, et qu’il ne permet pas d’apporter de changement significatif dans le sens de plus d’égalité et de liberté, mais je ne suis plus du tout sûr que le discours et les pratiques anti-électoralistes soient pertinents.
Une très faible minorité de gens pense que les élections n’ont strictement aucune utilité, et une très grande majorité estime que le principe des élections est bon, même si les candidats ne le sont pas forcément. Le discours anti-électoraliste me semble inaudible face aux injonctions à accomplir son devoir civique, à la dramatisation des enjeux électoraux et à la montée du FN (avec l’idée qu’il faut voter pour ne pas laisser passer le FN).
La difficulté pour les anarchistes est alors d’alerter sur la nécessité de changer de système politique pour améliorer la société, sans s’enfermer dans un discours anti-électoral qui risque fort d’être mal compris. Plutôt que d’enjoindre les citoyens à ne pas voter et risquer ainsi de paraître coupé des réalités ou arc-bouté sur des principes absolus (« non, le mariage homo ne change rien dans une perspective d’émancipation radicale »), il faudrait souligner la nécessité d’évoluer vers un système autre, plus autogestionnaire, localisé, consensuel. « Votez si vous le souhaitez, mais les élections ne vous apporteront pas ce à quoi vous aspirez. Construisons ensemble un autre modèle politique. » Ce discours doit évidemment s’accompagner de prises de position sur les valeurs : ce qui est, ce à quoi nous aspirons et pourquoi c’est préférable. Si l’on se débarrasse du tabou lié aux élections et qu’on les envisage comme quelque chose à dépasser plutôt que comme une pratique impure qui mérite le mépris, on peut envisager de participer aux campagnes électorales, selon des modalités qu’il faudrait définir avec soin, afin de ne pas laisser les tribunes médiatiques exclusivement à ceux qui veulent la perpétuation de l’aliénation politique générale (les électoralistes). Cela ne me semble pas empêcher de tenir un discours cohérent sur les limites des élections et sur les alternatives, à condition bien sûr de ne pas avoir pour objectif ultime d’obtenir des élus.
Sous l’effet de débats concernant la structure à donner à l’organisation, l’UA va devenir l’UA-communiste, puis l’UA-communiste-révolutionnaire, avant de redevenir l’UA dans les années 1930.
 

Simon
Groupe Louise-Michel de la Fédération Anarchiste

 

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