★ David Graeber : «La bureaucratie permet au capitalisme de s’enrichir sans fin»

Publié le par Socialisme libertaire

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David Graeber (1961 - 2020)


Pilier du mouvement Occupy Wall Street, l’anthropologue et économiste américain accuse le capitalisme de faire pire que le socialisme en matière de réglementations et de paperasse. Une «bureaucratisation du monde» au profit des plus puissants, qui a des répercussions jusque sur les plans technologique et climatique.
 

Pantalon de flanelle à carreaux, chemise rayée : un look anarchique parfois à l’image de sa réflexion. David Graeber aime à dynamiter la pensée unique et conformiste. Anthropologue et économiste, figure du mouvement Occupy Wall Street, il enseigne désormais à la London School of Economics. Dans son dernier essai, Bureaucratie (les Liens qui libèrent), il analyse comment la société libérale, plus que les sociétés socialistes, produit procédures, formulaires et règlements. Une «utopie bureaucratique» mise en place par les puissants pour leurs seuls profits, et mettant fin au développement technologique.
 

Comment expliquez-vous que l’économie néolibérale, avec son discours «moins d’Etat, de régulations et de contraintes», produise toujours plus de bureaucratie ?

Il est évident que nous passons notre temps à remplir des formulaires. Si on calculait le nombre d’heures que l’on y consacre par jour, on serait effrayés. Il n’y a jamais rien eu de tel dans l’histoire, et certainement pas en Union soviétique ni dans les anciens États socialistes. Cela vient du fait que nous ne comprenons pas ce qu’est vraiment le capitalisme néolibéral. En fait, la caractéristique principale de ce système réside dans le fonctionnement bureaucratique ! La bureaucratie d’État et celle des entreprises fonctionnent d’ailleurs en parfaite collaboration, et pour cause : elles ont de plus en plus tendance à fusionner, au point que c’est un modèle qui transcende désormais la séparation entre le secteur public et le privé.

Le système bancaire capte, selon vous, des sommes colossales simplement en imposant sa bureaucratie à ses clients…

La vision que l’on a de ce secteur correspond à celle d’un casino géant, et dans un sens, c’est vrai, sauf que les jetons, ce sont vos dettes ! Tout cela est rendu possible par une gigantesque ingénierie réglementaire mise conjointement en place par les gouvernements et les banques. Quand on regarde comment ces réglementations sont créées, la plupart du temps elles sont écrites par les banques elles-mêmes. Elles ont des lobbyistes qui financent les politiques, des juristes qui écrivent et formalisent ces règles, tout cela est coproduit par une seule et même bureaucratie combinant les intérêts publics et privés. Avec pour seul but de garantir un niveau de profits le plus élevé possible.

Que les banques gagnent de l’argent sur notre dos, est-ce si nouveau ?

Je me suis penché sur le cas de JP Morgan, la plus grosse banque américaine et la sixième plus grosse entreprise au monde, selon Forbes. J’ai été sidéré d’apprendre que 70 % de leurs revenus viennent de frais et de pénalités appliquées aux clients. On a toujours dit que les sociétés socialistes étaient des utopies dont l’idéal s’est avéré invivable. Elles ont créé des règles sans se préoccuper de savoir si elles étaient justes et vous envoyaient au goulag lorsque vous ne les respectiez pas. Si on y réfléchit bien, les bénéfices des plus grandes entreprises capitalistes sont rendus possibles par l’édiction de règles utopistes impossibles à respecter. Tout le monde doit être capable d’équilibrer ses comptes et de se conformer aux règles des banques, mais elles savent très bien que la plupart des clients en sont incapables. Voilà comment leur «utopie» bureaucratique leur permet de s’enrichir sans fin.

Le numérique n’est-il pas un antidote à la bureaucratie et le vecteur d’une plus grande transparence ?

Au XIXe siècle, quantité de procédés ont été inventés pour économiser la force de travail et, bizarrement, les gens ont passé de plus en plus de temps à travailler dans ces entreprises, qui s’étaient pourtant industrialisées et mécanisées. Il se produit la même chose pour les cols blancs avec le règne de l’informatique. Tout le monde doit être agent d’assurance, comptable et réaliser de plus en plus de tâches qui autrefois étaient confiées à d’autres. Dans les universités par exemple, le temps dévolu aux procédures et à la paperasse ne cesse d’augmenter malgré le numérique, et cela au détriment de l’enseignement. Au départ, la messagerie électronique servait à dialoguer et à échanger des idées, aujourd’hui 95% de son usage correspond à des procédures qui mettent au passage quantité de personnes dans la boucle.

Comment réduire cette inflation bureaucratique ?

Le piège, c’est que toute tentative de la réduire crée encore plus de paperasse, on convoque une commission pour résoudre le problème des commissions ! Une énorme propension de la bureaucratie consiste par ailleurs à faire que les pauvres se sentent mal du fait de leur pauvreté. Ils sont suivis à la trace : on regarde s’ils sont vraiment mariés, s’ils cherchent un travail de façon active… On pourrait commencer par en finir avec ça.

Nous vivons dans un modèle économique erroné où les emplois mettent en avant la fonction sans se préoccuper de ce qu’ils produisent et, souvent, ce n’est rien du tout. J’avais écrit un article sur le phénomène des «boulots de merde», ces emplois qui ne produisent rien. Le sujet est évidemment tabou. Un institut de sondage en ligne avait fait une enquête retentissante à ce sujet dans laquelle les gens admettaient la vacuité de leur emploi. En général, plus votre travail est utile, moins vous êtes payé. Le système marche sur la tête alors même que le capitalisme se présente comme rationnel. Et cela résulte de la façon dont la rente est redistribuée et de cette bureaucratisation du monde au profit des plus puissants, qui en maîtrisent les codes et l’orientent à leur guise.

Vous semblez très déçu du progrès technique. On n’a certes pas encore de voitures volantes, mais Internet a bouleversé notre quotidien…

J’avais 7 ans quand le premier homme a marché sur la Lune. Au regard du passé, l’attente de ma génération par rapport à l’an 2000 était très forte. La période allant de 1750 à 1950 avait donné lieu à des découvertes incroyables : l’ADN, la relativité, la vapeur, le pétrole, le nucléaire… Des innovations fondamentales. Les prédictions des livres de science-fiction tels que le Choc du futur d’Alvin Toffler ne se sont pas toutes réalisées. Par rapport à la machine à voyager dans le temps, le smartphone est quand même très décevant.

C’est encore la faute au capitalisme néolibéral ?

Le capitalisme a été pendant très longtemps une force progressiste sur le plan technologique, c’est désormais le contraire. Les «technologies poétiques», sources de créativité, ont été abandonnées au profit des «technologies bureaucratiques». La poussée technologique exponentielle qui était attendue n’a pas eu lieu. Par exemple, c’est incroyable que la vitesse maximale à laquelle voyager ait été atteinte en 1971. Lorsque l’URSS a cessé d’être une menace, les États-Unis ont réorienté leurs investissements vers les technologies de l’information, médicales et militaires. Ce qui explique pourquoi nous avons des drones, et non des robots pour promener le chien ou laver le linge.

Quelle est alors l’alternative ?

Arrêtons avec l’idée qu’il n’y a qu’une seule façon de diriger une société sur le plan technique. En tant qu’anthropologue, j’ai pu observer qu’il y avait des centaines d’autres modèles économiques. Les gens répondent «c’était avant». Mais pourquoi y avait-il des centaines façons d’organiser l’économie jadis et une seule aujourd’hui avec l’informatique ? La technologie n’était-elle pas censée nous donner plus d’options ? Il y a des tas de choses à inventer pour installer une économie qui maximiserait la liberté individuelle. On ne sait pas encore quel modèle émergera. L’histoire ne se produit pas avec quelqu’un qui arrive avec un plan prêt à l’emploi.

Le changement climatique ne va-t-il pas nous forcer à changer de modèle ?

Je suis très inquiet à ce sujet parce que les institutions politiques ne sont plus capables de générer des politiques. Le chercheur Bruno Latour me disait l’autre jour que seuls les militaires américains et chinois avaient la capacité d’intervenir contre le réchauffement climatique à un niveau global. Des idées circulent dans les laboratoires de recherche. Ironiquement, la façon la plus efficace d’intervenir contre le changement climatique à une échelle massive, ça serait de planter des arbres, ça serait facile à faire et sans bureaucratie !

Être anarchiste aujourd’hui, n’est-ce pas être seul contre tous ?

Les gens ne voient pas l’anarchisme comme quelque chose de mauvais, je crois même qu’ils sont plutôt d’accord avec ses fondements. Ils disent simplement que c’est dingue et que ce n’est pas réalisable. Mais en tant qu’anthropologue, je sais que c’est possible. Les gens sont parfaitement capables d’arriver à des décisions raisonnables tant qu’ils croient pouvoir le faire, mais il y a une propagande constante qui leur dit le contraire. Je travaille en ce moment avec un archéologue sur l’origine de l’inégalité sociale qui viendrait de la complexification des sociétés, du changement d’échelle des villes. Tout cela est faux. Les sociétés originelles de grande échelle, comme en Mésopotamie, étaient égalitaires. Alors qu’il existe des grandes villes qui fonctionnent sur un système égalitaire, il est très difficile de trouver une famille égalitaire. L’inégalité vient de la base. L’échelle ne veut rien dire, le problème vient de la petite échelle. 
 

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