★ Un composant du capitalisme : comment la philanthropie perpétue les inégalités

Publié le par Socialisme libertaire

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" L’historien danois Mikkel Thorup épingle le capitalisme philanthropique dans son dernier livre. Que ce soit en critiquant les hommes d’affaires, les célébrités, les programmes de mécénat des entreprises ou les ventes qui bénéficient à une clientèle particulière ou le soi-disant « bien commun », Thorup affirme que la philanthropie perpétue les inégalités en détournant les efforts visant à redistribuer la richesse et le pouvoir plus équitablement.

Il a, bien entendu, entièrement raison. Cela dit, le livre est écrit dans un jargon assez lourd et aurait pu bénéficier d’exemples concrets afin d’illustrer exactement comment la philanthropie alimente l’injustice et sert les 1%.

Thorup est meilleur au niveau de la théorie, et il commence par proposer une définition :

« Le capitalisme philanthropique c’est l’idée selon laquelle le capitalisme est, ou peut être intrinsèquement caritatif. Cette prétention affirme que les mécanismes capitalistes sont supérieurs à tous les autres [particulièrement à ceux de l’état] en ce qui concerne non seulement le progrès économique mais aussi humain ; que le marché et les acteurs du marché sont ou devraient être les créateurs principaux de la bonne société ; que le capitalisme n’est pas le problème mais la solution à tous les principaux problèmes du monde ; que la meilleure chose à faire est d’étendre le marché aux processus actuellement privés ou étatiques ; et, finalement, qu’il n’y a pas de conflit entre les riches et les pauvres, mais que le riche est [sic] plutôt le meilleur et probablement l’unique ami du pauvre. »

La notion répandue selon laquelle les riches méritent, en quelque sorte, la richesse qu’ils ont acquise, qu’ils sont plus intelligents, plus créatifs, plus chanceux et d’une certaine façon meilleurs que le reste d’entre nous, sous-tend ces conclusions, et Thorup fustige les présentations médiatiques qui omettent de parler des connections personnelles [pistons, contacts], des politiques fiscales, de la « spéculation odieuse », des pratiques corporatistes douteuses, des bas salaires et de l’exploitation classiste qui gouvernent la plupart des gains financiers.

Prenons, par exemple, Donald Trump – vulgaire, raciste, et plein aux as – qui marche actuellement sur la corde raide de l’opinion publique, du moins parmi les républicains. Bien que Thorup ne mentionne pas explicitement Trump, ce Donald illustre parfaitement l’un des principaux arguments du livre : qu’il y a bien moins de remise en question du système économique qu’il ne devrait y en avoir. Les exemples d’hommes et de femmes qui se sont élevés, passant de la pauvreté au pouvoir, et d’exclus à PDG, abondent comme s’ils étaient la norme plutôt que l’exception.

Cela nous amène à la prochaine erreur : la notion selon laquelle les efforts gouvernementaux de lutte contre la pauvreté sont bureaucratiques, inopérants et inefficaces. Par conséquent, et inversement, le business, avec son inébranlable fixation sur les résultats, serait l’opposé, et appliquer les principes du marché aux maux sociaux pourrait guérir la société de ce dont elle souffre. En effet, cette idée est répétée si régulièrement qu’elle est quasiment universellement acceptée aux États-Unis et en Europe.

Parallèlement, la croyance selon laquelle la consommation individuelle peut changer le monde — achetez « vert » et sauvez la planète, achetez « rouge » et aidez ceux qui souffrent du SIDA — en lieu et place des mouvements sociaux, est tout aussi absurde. « Les gens souffrent-ils et meurent-ils de maladies évitables parce que les Occidentaux aisés n’ont pas assez consommé de produits ? » écrit sèchement Thorup. « L’environnement, et le climat, bénéficient-ils d’une consommation ‘plus intelligente’ ? », ou est-ce que la planète serait dans un meilleur état si nous achetions moins et conservions plus ?

Thorup répond par un ‘oui’ catégorique à cette question rhétorique.

Thorup est également très sceptique, à la limite du mépris, vis-à-vis des célébrités comme Bono de U2, l’actrice Angelina Jolie et le producteur musical Bob Geldof, et de leur utilisation de leur richesse pour attirer l’attention sur les problèmes sociaux. « Ils peuvent critiquer un pouvoir qui ne représente rien », écrit Thorup « mais ils ne valent pas mieux. Ils peuvent critiquer les inégalités, mais en dépendent eux-mêmes. Ils peuvent se ranger du côté des pauvres dans leurs campagnes, mais passent leur vie à côtoyer les riches et les puissants. »

La croyance selon laquelle la consommation individuelle peut changer le monde en lieu et place des mouvements sociaux est absurde.

Thorup qualifie leurs actions de « politique spectacle », et peut-être le sont-elles. Mais je n’en suis pas convaincu, puisque ces gens n’ont aucune obligation d’agir envers qui que ce soit ou quoi que ce soit. Aucune. Et bien que leur travail ne soit absolument pas la solution à la pauvreté, à la maladie et au besoin, je ne pense pas qu’il mérite les critiques que Thorup lui réserve. Cependant, il s’agit là d’ une petite critique.

Plus importants sont les faits, et Thorup rappelle aux lecteurs que les 85 individus les plus riches gagnent plus que les 50% les plus pauvres du monde. La philanthropie ne cherche absolument pas à remédier à cette obscénité. C’est là que les organisateurs communautaires et les organisations, ainsi que le gouvernement, entrent en jeu. Avec sa capacité de taxer les riches, de freiner les abus corporatistes et de soutenir la création d’institutions sociales et culturelles nécessaires, le gouvernement peut travailler pour la majorité et améliorer nos vies.

Actuellement, cependant, les gouvernements d’états et communaux courtisent les corporations et les riches pour de l’argent afin de construire et d’entretenir des écoles, de doter des musées et de construire des logements pour les pauvres. Et les organisations communautaires, y compris la presse alternative, sont obligées de suivre. En fait, si ma boite de réception est représentative, il est évident que de nombreux groupes cherchent constamment des mécènes pour leur permettre de continuer, et qu’aucune contribution n’est trop faible.

Cela ne devrait pas être ainsi, explique Kim Klein, auteur de Fundraising for Social Change (« collecter des fonds pour le changement social »). « Nous sommes devenus une société de mécénat médiéval dans laquelle nous dépendons de la largesse et de la générosité des super-riches pour beaucoup trop de choses », explique Klein dans un e-mail à Truthout.

« La donation de Mark Zuckerberg au Centers for Disease Control [and Prevention] (« centres de contrôle et de prévention des maladies ») pour aider à lutter contre Ebola était utile, mais voulons-nous vraiment que l’un des problèmes de santé publique les plus importants de ces dernières années dépende pour sa résolution des dons et des aides provenant de particuliers et de fondations privées ? Idem pour l’éducation. Il doit y avoir bien plus de discussion sur le rôle du gouvernement, des impôts, de la philanthropie – sur ce qui devrait être financé par des fonds privés, ce qui devrait être financé par des fonds publics, et ce qui peut être financé positivement par les deux. »

Je suis sûr que Thorup serait entièrement d’accord. "

Eleanor J. Bader
 

Toujours sur le sujet de la philanthropie, une citation d’Arundhati Roy :

"La majorité des grandes ONG sont financées et patronnées par des agences d’aides et de développement, qui sont, elles, financées par les gouvernements occidentaux, par la Banque Mondiale, par les Nations Unies et certaines corporations multinationales. Bien qu’elles ne soient pas exactement les mêmes agences, elles font certainement partie de la même formation politique informelle qui supervise le projet néolibéral, et exige, en premier lieu, des coupes budgétaires de la part des gouvernements. Les ONG donnent l’impression de remplir le vide créé par un état battant en retraite. Et elles le font effectivement, mais d’une façon n’ayant aucune importance substantielle. Leur véritable utilité, leur véritable contribution, est de désamorcer la colère politique et de distribuer sous formes d’aide ou de dons ce à quoi les gens devraient avoir droit par essence."
 

  • Traduction : Nicolas Casaux
  • Édition & Révision : Héléna Delaunay
     
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