La fin du paysan

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchie paysan agriculture productivisme



« Demain il n’y aura sans doute que Rome ou le désert. Le paysan était englobé dans le cosmos, il va l’être dans la société. Il se définissait à la fois par sa relation avec le milieu naturel et son autonomie vis-à-vis de la totalité sociale, dans une économie semi-capitaliste il dépend à la fois des caprices du marché et des avatars de la politique. Il vivait en partie sur la propriété de polyculture familiale, et voici qu’à son tour il se spécialise. Désormais il lui faut acheter pour vendre, et vendre pour acheter, le superflu dont il commence à prendre l’habitude, et le nécessaire : les machines, les engrais, et même la nourriture. Le métier d’agriculteur se caractérisait par une activité complexe, un effort physique prolongé, mais de rythme lent, il devient une activité spécialisée exécutée au rythme des machines ; une activité industrielle et commerciale : aujourd’hui un paysan peut faire faillite. La vie à la campagne comportait un isolement relatif, la participation à un groupe restreint mais aux liens solides; et voici que l’organisation administrative et syndicale, la diffusion de l’instruction et de la presse, de la T.V., absorbent les paysans dans la société globale. Le contraste de la ville et de la campagne s’atténue dans une large mesure : celle-ci n’est plus différente, elle devient seulement inférieure.

Le bocage traditionnel (ici du Cotentin, en France, vers 1945) offrait un compromis entre protection et exploitation des sols et des agro- et éco-systèmes. Souvent associé à la culture de fruitiers et à l’élevage laitier, il permettait des systèmes polyculture-élevages autonomes et résilients, fonctionnant en boucle fermée, c’est-à-dire sans intrants, et sans déchets

Le bocage traditionnel (ici du Cotentin, en France, vers 1945) offrait un compromis entre protection et exploitation des sols et des agro- et éco-systèmes. Souvent associé à la culture de fruitiers et à l’élevage laitier, il permettait des systèmes polyculture-élevages autonomes et résilients, fonctionnant en boucle fermée, c’est-à-dire sans intrants, et sans déchets

Le progrès signifie la concentration; cette vérité, évidente dans l’industrie, fut plus longue à s’imposer dans l’agriculture. La mécanisation suppose la grande exploitation, et au besoin elle l’engendre. En France, beaucoup de moyens et de petits propriétaires, dupes des facilités de crédit accordées par l’État, s’endettèrent pour acheter un tracteur dont ils n’avaient pas l’usage, mais qui signifiait pour eux une promotion sociale. La montée en flèche des courbes dans ce domaine est, autant que le signe d’un progrès économique, celui d’une inflation technique, due à un mythe qui a dévoré ses fidèles. Les économistes ont parlé de « suréquipement »; et le tracteur s’est montré encore plus utile pour déraciner les petits exploitants marginaux que les broussailles. Ne subsistent plus aujourd’hui au village que les deux extrêmes : quelques grands propriétaires, et quelques tout petits qui s’obstinaient à ne pas entrer dans le cycle de l’industrie agricole. C’est surtout la classe moyenne des campagnes qui a subi le choc. Ainsi, pour une certaine idée du progrès économique, s’est accompli un bouleversement social fondamental dont on peut discuter les effets, mais dont on peut dire à coup sûr qu’ils sont immenses et qu’ils n’ont pas été envisagés.

Ainsi disparait la plus vieille structure de l’Occident : la paroisse, la commune, c’est-à-dire le village. Tandis que l’Église, manquant de prêtres, évacue son curé, l’école retire son instituteur en organisant un système de ramassage scolaire pour les derniers enfants du village. Ils auront un motif de plus de ne pas y rester. L’automobile, qui devait vivifier la campagne, achève de la vider. Pourquoi, au lieu de mener les enfants du village dans l’école surpeuplée du bourg, ne pas disperser les enfants des villes dans les écoles vides des hameaux ? Pourquoi ne pas conserver le village en le rénovant, en maintenant une société de dimension humaine que la montée des masses rend de plus en plus nécessaire ?

Le paysan qui n’est pas éliminé par le tracteur voit certainement son « niveau de vie » s’élever ; mais une fois encore ce « niveau de vie » est strictement conçu en termes économiques et monétaires. Il devient à la fois un industriel et un commerçant, ou plutôt un sujet économique bâtard, qui mène tant bien que mal de front l’un et l’autre. Un système de sécurité sociale et un embryon d’assurance contre les calamités agricoles lui permettent d’échapper en partie aux catastrophes naturelles; mais c’est d’autant plus nécessaire qu’avec la spécialisation il ne peut plus vivre en se repliant sur sa propriété. La monoculture, qui le rend d’autant plus dépendant des caprices des saisons, le livre en plus, sans recours cette fois, à ceux du marché.

Bourse agricole à Chicago, ici des millions de tonnes de denrées alimentaires sont vendues chaque jour.

Bourse agricole à Chicago, ici des millions de tonnes de denrées alimentaires sont vendues chaque jour.

Les désherbants abrègent le travail; et c’est d’autant plus nécessaire que les traitements se multiplient. Ils deviennent une part essentielle du travail des agriculteurs ; d’autant plus que les cultures, sélectionnées et protégées, sont de plus en plus incapables de se défendre elles-mêmes. Quant aux machines, elles n’épargnent de la peine au paysan que pour lui en donner d’autres. Car si le tracteur permet de travailler trois fois plus vite, il faut bien travailler trois fois plus pour le payer. Autrefois, le paysan peinait de l’aube au crépuscule. Heureusement qu’aujourd’hui les phares sont bien commodes, ils permettent de labourer même quand le soleil est couché. Maintenant la campagne s’anime la nuit, à certaines saisons on voit partout la lueur des projecteurs ; comme le citadin, le paysan connaît les nuits blanches. La courbe des névroses, signe de développement intellectuel et matériel, va monter. Car si le paysan ne connaît pas encore les vacances, il respecte de moins en moins les fêtes. Or ce travail devient vraiment du travail, c’est-à-dire du travail d’usine. Il n’est plus lent ni silencieux. La machine agricole en est encore au stade de la machine élémentaire ; le tracteur ou la scie mécanique sont des engins horriblement bruyants et vibrants, auxquels l’homme est étroitement associé : l’ouvrier est devant l’établi, l’agriculteur à longueur de journée est assis sur son moteur.

Le village a été désenclavé, et ce n’est pas seulement grâce aux routes. De même qu’à l’économie, il participe désormais à la culture. Le campagnard s’accoutume à la lecture et à la critique des textes. Le syndicalisme agricole, la Sécurité sociale, l’obligent à s’adapter aux mécanismes de l’abstraction bureaucratique : remplir exactement les formalités devient plus important que de récolter avant l’orage. Ce nouvel univers suppose une autre mentalité où l’expérience du milieu familier compte moins que l’observation minutieuse de formes juridiques, qui sont pour l’exécutant de la base encore plus arbitraires que les avatars du temps. Ainsi, comme n’importe quel sujet du règne industriel, le paysan paye plus de sécurité de moins d’autonomie, en se rattachant à une centrale lointaine qu’il ne peut contrôler parce que ses raisons le dépassent.

Car il devait moins ses connaissances et son bon sens à l’instruction qu’à la longue pratique du lieu où il vivait. Il lui faudrait pousser l’instruction bien au-delà du primaire et du secondaire pour retrouver l’équivalent de cette connaissance vivante et synthétique. Or si le paysan est en train d’être intégré dans la culture des villes, ce n’est pas à ses formes supérieures qu’il participe : culturellement aussi, il est un banlieusard ; mais sa banlieue, la plus périphérique, est la plus mal desservie. Si les campagnards continuent de lire peu de livres ou de journaux, par contre ils utilisent beaucoup la T.V. ; elle risque de se répandre d’autant plus que l’antenne est, comme le tracteur, un signe extérieur de richesse que chacun se doit de posséder : une maison sans antenne se désigne au mépris du village. La T.V. est un moyen admirablement adapté à l’intégration de groupes humains très dispersés. Ainsi les forestiers et les bergers seront « informés », au sens de la cybernétique, c’est-à-dire télécommandés par Paris au lieu de l’être par la coutume ou par l’Église. Comme les citadins, les paysans vivront désormais dans « l’actualité », ils participeront à l’événement politique ou à la mode du jour. Seulement cette participation sera encore plus passive, car ils sont moins adaptés que les citadins aux toxines de la vie urbaine. Dans cet univers nouveau, si éloigné de leur canton familier, ils sont sans défense, encore moins armés intellectuellement. L’ignorance permettait à la campagne d’échapper à la propagande des villes et à ses entraînements, une demi-instruction l’y livrera tout entière. Autrefois le paysan consultait les signes du ciel pour savoir le temps qu’il ferait, et s’il se trompait souvent, il lui arrivait de tomber juste parce que ces signes étaient propres à son pays. Aujourd’hui, il consulte la radio comme on consulte un oracle. « La radio a dit que… » Et, comme tous les oracles, ses révélations sibyllines valent dans tous les cas ; inutile de faire comprendre que l’oracle peut se tromper et que les grands prêtres de la météo sont les premiers à déclarer qu’il n’y a de prévision du temps qu’à courte échéance. « La radio a dit que l’hiver serait chaud… » S’il est glacial cette prédiction fallacieuse sera vite oubliée, car le paysan reste homme de foi. Il accepte les dires des nouveaux sorciers comme ceux des anciens.

L’évolution du paysage reflète celle des mœurs. Jusqu’à la dernière guerre la campagne française se survivait, elle s’immobilisait, se desséchait en perdant sa substance vivante. Murs et mœurs restaient les mêmes, tout en décrépissant lentement. Tandis qu’aujourd’hui le corps se décompose parce qu’il n’a plus d’esprit, de vie propre : de réalité locale. Le paysan n’est plus isolé, il dépend du centre, donc comme tout citadin il n’a plus de raison de s’associer ; intégré dans une organisation extérieure et générale, il ne lui reste plus qu’à « adhérer ». Lui aussi devient un individu, fermé sur ses biens ou ses intérêts. Subissant la pression de la masse humaine, notamment pendant les vacances, il n’a plus de motif d’ouvrir sa porte à l’étranger, au contraire il lui faut s’en défendre. Et la campagne, autrefois partagée par des limites invisibles que le passant pouvait franchir, se ferme peu à peu de clôtures comme aux abords des villes. Les interdits se multiplient : « Défense de chasser, de pêcher, de passer… » Car l’invasion estivale des Parisiens est plus redoutable que celle des sauterelles.

Gavé aujourd’hui de travail, et demain de loisirs, pourquoi le paysan s’inventerait-il une culture ? Le folklore est une création d’illettrés abandonnés à eux-mêmes. À quoi bon s’exercer à chanter, quand la société vous livre Mozart et Sheila à domicile ? Au moment où les touristes empruntent leur « dirndl » ou leur béret aux montagnards, ceux-ci abandonnent les derniers éléments de leur costume. Et c’est en vain que l’école tente de valoriser le chant ou les danses populaires, autant diffuser Proust dans les masses rurales; il faut être un bourgeois décadent pour goûter la savoureuse simplicité du folklore. Il est trop tard, on ne chante pas sur un tracteur, le bleu du prolétaire ou la casquette du para est mieux dans le style. Et malheureusement, comme le travail de la terre reste rude et salissant, ce prolétaire a souvent l’allure d’un clochard.

Car le paysan qui se cramponne à sa terre peut se développer ; il se développe en vain, le progrès courant encore plus vite. Il peut courir après en tracteur, ses pneus collent trop à la glèbe : au siècle des fusées, le tracteur n’est qu’un bœuf à moteur. Le paysan s’urbanise, mais l’ex-« sous-développé » reste un mal développé comme la plupart des populations coloniales que le progrès industriel a transformées de l’extérieur. Si les possibilités liées à l’ancienne exploitation de polyculture familiale : stabilité, liberté, style de vie, disparaissent, l’élévation du niveau de vie reste plus lente que dans les autres catégories sociales. Dans cette économie rurale spécialisée et commercialisée, beaucoup d’exploitations ne tiennent que par un maximum d’efforts; sauf quelques grandes fermes du Nord, c’est la paysannerie française tout entière qui reste « marginale ». La campagne s’industrialise, mais au premier stade le progrès se manifeste sous ses formes les plus brutales et les plus grossières, il détruit avant de créer. L’eau, l’électricité à la ferme sont un gain, à la condition qu’elles soient utilisées à des fins humaines et pas seulement de production. Trop souvent le progrès à la campagne se réduit à la machine : à une T.V. ou une auto égarées dans un intérieur qui n’a pas changé. Ce n’est plus le moment d’embellir la maison, il faut payer les traites. Si la culture populaire a disparu, la classe paysanne ne participe guère à l’autre. Elle est toujours à la traîne et ne bénéficie guère que des rebuts de la ville. Ce ne sont pas les collèges polyvalents, ni même les « lycées » agricoles, qui l’élèveront au niveau de l’Art ou de la Science des villes. Il ne restera au paysan perdu dans le vide de sa banlieue rurale que les produits les plus grossiers de la civilisation de masse. Il se sera élevé au niveau du bac, c’est-à-dire du certificat d’études de l’ère technique. Jusqu’à présent la machine lui apporte, avec la sécurité, des soucis qu’il ignorait ; elle lui donne plus de travail que de loisirs, et les soins à donner aux animaux lui interdisent toujours de prendre des vacances. Le paysan, comme tout banlieusard, reste à la marge de la Ville lumière. Le bilan final de la destruction de la campagne n’est pas aussi simple que le laisse entendre l’augmentation du rendement à l’hectare. »

Bernard Charbonneau - 1969
 

Bernard Charbonneau (né le 28 novembre 1910 à Bordeaux et mort le 28 avril 1996 à Saint-Palais) est un penseur français, auteur d’une vingtaine de livres et de nombreux articles, parus notamment dans La Gueule ouverte, Foi et vie, La République des Pyrénées et Combat Nature.
Les objecteurs de croissance se réclame souvent de sa pensée.
Ce texte est un extrait tiré de son excellent livre « Le Jardin de Babylone » (1969).
 

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