★ Mikhaïl Bakounine contre l’insurrectionnalisme

Publié le par Socialisme libertaire

Lors du congrès international de Saint-Imier qui s'est tenu en septembre 1872, les fédérations de l'AIT rejetèrent les décisions du congrès de La Haye qui venait de se tenir, et décidèrent que l'Internationale allait continuer, mais sur de nouvelles bases. Ce fut un éclatant succès pour le courant fédéraliste ; malheureusement ce succès ne dura pas ; des germes de dissensions, qui avaient été contenues jusqu'alors, apparurent progressivement au grand jour, révélant que l'AIT « antiautoritaire » était divisée en un courant qu'on pourrait qualifier de présyndicaliste révolutionnaire, avec James Guillaume notamment, et un courant pré-anarchiste avec principalement les militants italiens. Pour expliquer la réorientation suivie par le mouvement, il est difficile de faire la part entre la répression subie par le mouvement ouvrier à la suite de la Commune, la disparition de la génération de l'époque héroïque de l'AIT, l'émergence d'une nouvelle génération plus pressée et moins cultivée, et des conditions nouvelles créées par la concentration de l'industrie, l'apparition massive du machinisme. Il faut également tenir compte que de nombreux militants pensaient réellement que la révolution était proche et que pour réveiller les masses apathiques, il fallait leur donner un coup de pouce. Bakounine pensait que la misère et le désespoir ne suffisent pas pour susciter la révolution sociale ; ils sont suffisants, dit-il dans Étatisme et anarchie, pour « donner naissance à des soulèvements locaux, mais ils sont insuffisants pour soulever de grandes masses. Pour cela, il est nécessaire que tout un peuple possède un idéal commun, [...] une idée générale de son droit et une foi profonde, passionnée, religieuse, si l'on veut, en ce droit. » Car « ni les écrivains, ni les philosophes, ni leurs ouvrages, ni enfin les journaux socialistes, ne constituent encore le socialisme vivant et puissant. Ce dernier ne trouve une réelle existence que dans l'instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l'organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, – et quand cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants ». Il y a là trois éléments indissociables dans cette dialectique du développement révolutionnaire : l'instinct révolutionnaire ; la volonté collective ; l'organisation. Bakounine résume ici parfaitement le point de vue anarchiste et, d'une certaine manière, il se montre plus « marxiste » que bien des marxistes... L'instinct révolutionnaire qui pousse les masses à se soulever spontanément contre une situation intolérable est un fait qu'on constate dans tout groupe humain et cela vaut évidement pour la classe ouvrière. Mais la spontanéité révolutionnaire n'est qu'un moment du processus révolutionnaire. La volonté collective ou, si on veut, un projet politique, et l'organisation grâce à laquelle la lutte sera menée et le projet sera mis en œuvre, sont tout aussi indispensables. On est donc loin de l'idée selon laquelle il suffit d'un acte insurrectionnel provoqué par une petite minorité pour réveiller la conscience des masses. Bakounine a fait l'expérience de plusieurs insurrections, il sait ce qu'elles signifient en terme de vies humaines. C'est pourquoi il reste toujours prudent et soucieux d'éviter d'envoyer les gens à l'abattoir. On trouve ainsi un Bakounine prudent qui correspond peu à l'image d'Épinal : il était extrêmement critique envers ceux qui mènent le peuple dans des actions aventuristes et qui « s'imaginent qu'il leur suffit de se former en petits centres de conspiration » entraînant « tout au plus avec eux quelques centaines d'ouvriers, et de se lever à l'improviste d'une insurrection simultanée, pour que les masses suivent. Mais d'abord, ils n'ont jamais su organiser un soulèvement simultané ». C'est à se demander si les « insurrectionnaliste » qui se réclament de Bakounine l'ont lu. En fait, la critique de l'insurrectionnalisme à laquelle se livre Bakounine dans sa lettre à Celsio Cerretti s'adresse aux partisans de Mazzini, mais elle peut tout aussi bien s'appliquer à d'autres. Il s'en prend encore aux mazziniens dont les entreprises « ont eu pour résultat invariable des fiascos sanglants et même quelquefois ridicules », qui répètent sans cesse une « succession terrible d'avortements douloureux ». « À chaque printemps, ils recommencent de nouveau, attribuant toutes ces défaites passées non au vice inhérent de leur système, mais à quelques circonstances secondaires, à des accidents défavorables... » Mazzini n'a jamais compris que « les masses ne se mettent en mouvement que lorsqu'elles y sont poussées par des puissances, – à la fois intérêts et principes –, qui émanent de leur propre vie, et que des abstractions nées en dehors de cette vie ne pourront jamais exercer sur elles cette action. Trompé par cette constante illusion de sa vie, il a cru jusqu'au dernier moment qu'on pouvait faire une révolution par un coup de surprise, et qu'une prise d'armes spontanée et simultanée par quelques centaines de jeunes gens, répandus par petits groupes dans tout le pays, suffirait pour soulever la nation ». Il va de soi que la critique faite aux Mazziniens peut être étendue aux anarchistes. Que se passera-t-il, demande encore Bakounine, si le pouvoir détruit votre organisation ? Un soulèvement ? Ce serait magnifique, dit-il, « si vous pouviez avoir l'espoir de triompher. Mais pouvez-vous l'avoir ? Êtes-vous assez bien préparés, assez solidement organisés pour cela ? Avez-vous la certitude de soulever avec vous toute la Romagne, les paysans y compris ? Si oui, ramassez le gant qu'on vous jette. Mais si vous n'avez point cette confiance – je ne vous parle pas d'illusions, mais d'une confiance basée sur des faits positifs – alors de grâce, ayez la force de comprimer votre indignation naturelle, évitez une bataille qui devrait terminer pour vous en défaite. Rappelez-vous qu'une défaite nouvelle serait mortelle non seulement pour vous, mais pour toute l'Europe ». La révolution n'était pas pour Bakounine un acte de violence de masse, c'était le renversement d'un ordre politique et social à condition de savoir ce qu'on voulait mettre à la place : « Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l'ordre de choses qui devrait selon lui succéder a celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructrice devient puissante ; et plus elle s'approche de la vérité, c'est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructrice deviennent salutaires et utiles. » C'est une condamnation sans équivoque de l'insurrectionnalisme. En octobre 1873, Bakounine écrivit aux « compagnons de la Fédération jurassienne » une lettre extrêmement émouvante pour leur annoncer sa démission de l'AIT. « Depuis quatre ans et demi à peu près que nous nous connaissons, malgré tous les artifices de nos ennemis communs et les calomnies infâmes qu'ils ont déversées contre moi, vous m'avez gardé votre estime, votre amitié et votre confiance. Vous ne vous êtes pas même laissé intimider par cette dénomination de "Bakouninistes" qu'ils vous avaient jetée à la face. » Bakounine se réjouit dans sa lettre que ses amis aient remporté la victoire « contre l'intrigue ambitieuse des Marxistes, et au profit de la liberté du prolétariat et de tout l'avenir de l'Internationale ». Cette lettre fut écrite un an après la constitution de l'Internationale « anti-autoritaire ». Le révolutionnaire russe était fatigué, malade. Il pensait que l'Internationale n'a plus besoin de lui. « Pour en agir ainsi j'ai beaucoup de raisons. Ne croyez pas que ce soit principalement à cause des dégoûts personnels dont j'ai été abreuvé pendant ces dernières années. Je ne dis pas que j'y sois absolument insensible ; pourtant je me sentirais encore assez de force pour y résister, si je pensais que ma participation ultérieure à votre travail, à vos luttes, pouvait être de quelque utilité au triomphe de la cause du prolétariat. Mais je ne le pense pas. » Par sa naissance, dit-il, il n'est qu'un bourgeois, et comme tel il ne saurait faire autre chose que de la propagande théorique. « Eh bien, j'ai cette conviction que le temps des grands discours théoriques, imprimés ou parlés, est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l'Internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver, et je défie qui que ce soit d'en inventer une nouvelle. Le temps n'est plus aux idées, il est aux faits et aux actes. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l'œuvre du prolétariat lui-même. » (Je souligne.) Le propos est extrêmement clair : le temps est aux actes, c'est-à-dire à « l'organisation des forces du prolétariat », qui doit être « l'œuvre du prolétariat lui-même ». Bakounine conclut sa lettre d'octobre 1873 par une recommandation que les militants qui se lanceront dans les actions insurrectionnelles ou terroristes ignoreront : « 1. Tenez ferme à votre principe de la grande et large liberté populaire, sans laquelle l'égalité et la solidarité elles-mêmes ne seraient que des mensonges. 2. Organisez toujours davantage la solidarité internationale, pratique, militante, des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays, et rappelez-vous qu'infiniment faibles comme individus, comme localités ou comme pays isolés, vous trouverez une force immense, irrésistible, dans cette universelle collectivité. » La « victoire de la liberté et de l'Internationale contre l'intrigue autoritaire », selon les termes de Bakounine, sera une victoire à la Pyrrhus. D'autant que, interprétant ces propos à leur manière, des militants italiens se lanceront dans des tentatives insurrectionnelles qui se termineront lamentablement et qui précipiteront l'effondrement de l'Internationale anti-autoritaire. Deux mois plus tard les militants italiens constitueront en janvier 1874 le Comité italien pour la révolution sociale qui organisera plusieurs tentatives de soulèvements populaires organisés par de petits groupes de militants sans contact avec le prolétariat, voire même le « peuple » qu'ils étaient censés réveiller de sa torpeur, et en contradiction totale avec les injonctions de Bakounine. Quelques militants italiens, parmi lesquels Malatesta et Cafiero, se lancèrent entre 1874 et 1877 dans des mouvements armés qui échouèrent, ou se terminèrent dans le ridicule. C'est ainsi que le 5 avril 1877, Malatesta, Costa, Cafiero, et une trentaine d'hommes armés investirent deux villages dans le Bénévent, à l'est de Naples, brûlèrent les archives et distribuèrent l'argent trouvé dans le bureau du receveur des impôts. « Une petite bande armée, conduite par Cafiero et Malatesta, débarqua à l'improviste dans un des villages, annonçant que le monde va changer, qu'il s'agit d'abolir l'État et la propriété dans la commune pour arriver ensuite à les abolir complètement. Bien accueillis par la population curé en tête, les internationaux s'emparent alors de la mairie, portent sur la place publique les archives et les titres de propriété auxquels ils boutent le feu. » Il n'y eut aucune victime. La même scène se déroula dans plusieurs villages avec un accueil sans enthousiasme de la population. Nos révolutionnaires errèrent ensuite pendant quelques jours dans la campagne, transis de froid, et furent finalement arrêtés. Au terme de leur procès, les membres de l'équipée du Bénévent subirent même l'injure de se voir acquittés, ce qui montre à quel point ils ne furent pas pris au sérieux. Malgré le fiasco total de ce type d'action insurrectionnel, celle-ci semble avoir impressionné beaucoup d'anarchistes. Pourtant, cinq années plus tôt, Bakounine avait prévenu ses amis italiens contre de telles initiatives : dans une lettre à Celsio Cerretti, il écrivit qu'« il ne faut pas que la révolution se déshonore par un mouvement insensé et que l'idée d'un soulèvement révolutionnaire tombe dans le ridicule ». Le 3 décembre 1876, le Bulletin de la Fédération jurassienne publie une lettre de Carlo Cafiero à Malatesta dans laquelle il déclare : « La Fédération italienne croit que le fait insurrectionnel, destiné à affirmer par des actes les principes socialistes, est le moyen de propagande le plus efficace. » On peut dire que cette lettre est en quelque sorte l'acte de naissance de l'anarchisme, qu'elle invalide l'AIT comme structure de classe et l'établit comme groupe d'affinité – ce qui allait totalement à l'encontre des positions de Bakounine. Pour appuyer leur point de vue, les Italiens se fondaient sur certains textes que le révolutionnaire russe avait écrits à la fin de sa vie, mais en leur donnant un sens totalement contraire à ce qu'il avait dit. L'action anarchiste est ainsi définie dans Le Révolté, en 1880 : « La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...] tout est bon, pour nous, qui n'est pas la légalité. » Il faut préciser que cette phrase, parue dans la revue que dirigeait Kropotkine, lui a été faussement attribuée – mais on peut à bon droit penser qu'il l'approuvait. Elle se trouve dans un article intitulé « L'action », non signé, dont Carlo Cafiero est l'auteur. Souvent citée, la phrase est tronquée, car dans les moyens d'action préconisés, après la dynamite, l'article ajoute : « Voire même, des fois, par le bulletin de vote, lorsqu'il s'agit de voter pour Blanqui et Trinquet, inéligibles... » Kropotkine ne prendra ses distances avec les attentats, et encore de façon très modérée et ambiguë, que lorsque le mouvement anarchiste lui-même prendra ses distances. Le 14 juillet 1881, les anarchistes se réunissent en congrès à Londres pour tenter de réorganiser le mouvement : Kropotkine préside la séance. Ce congrès est parfois présenté comme un congrès de l'AIT, à tort. Il y a trente et un délégués représentant treize pays, un éventail qu'on ne retrouvera pas avant longtemps, mais qui ne signifie pas pour autant une masse importante d'adhérents. Des représentants de la Serbie, de la Turquie, de l'Égypte côtoient des délégués allemands, suisses, anglais, italiens, belges, français, hollandais, espagnols, russes et états-uniens. Se trouvent également présents des représentants issus de fédérations de l'Internationale anti-autoritaire, ce qui fit dire à tort que ce fut un congrès de l'AIT. Deux motions sont votées : la première, qui ne sera jamais appliquée, prévoit la création d'un « bureau international de renseignements ». L'autre motion, se référant à l'AIT, rappelle que celle-ci avait « reconnu nécessaire de joindre à la propagande verbale et écrite la propagande par le fait ». La référence à l'AIT était cependant faussée, car par « propagande par le fait » l'Internationale entendait la création de sociétés ouvrières, de mutuelles, de coopératives, de bibliothèques, etc. La motion propose de « propager l'esprit de révolte » et de porter l'action « sur le terrain de l'illégalité qui est la seule voie menant à la révolution » : « Les sciences techniques et chimiques ayant déjà rendu des services à la cause révolutionnaire et étant appelées à en rendre encore de plus grands à l'avenir, le Congrès recommande aux organisations et individus [...] de donner un grand poids à l'étude et aux applications de ces sciences, comme moyen de défense et d'attaque. » Il y a quelque chose de puéril dans de telles proclamations, qui font penser à des rodomontades impuissantes face à une situation à laquelle on ne peut rien changer. Pourtant, ces appels, qui favorisaient toutes les manipulations, allaient conduire aux pires dérives – la plus terrible étant l'attentat au théâtre à Barcelone, en novembre 1893, qui fit 80 victimes. Les héritiers de la section espagnole de l'AIT, quand à eux, interpréteront l'appel à la « propagande par le fait » de manière parfaitement « orthodoxe », c'est-à-dire dans le sens exact où le terme avait été défini par l'AIT. En application de leur congrès de 1873, ils appelleront à soutenir les grèves, à créer des caisses de résistance, à organiser des manifestations, des meetings, des réseaux de coopératives de consommation, à créer des écoles, des bibliothèques, des centres éducatifs, des sociétés mutualistes et des bureaux de placement. Le fait est que la section espagnole avait été la seule à conserver un caractère d'organisation de masse. Précisons que la répression anti-ouvrière en Espagne n'était pas moins féroce qu'en France. Malheureusement, dans les deux pays, les attaques destructrices contre l'organisation ouvrière ne viendront pas seulement de l'État ou des patrons, mais d'une partie du mouvement anarchiste lui-même. En France, les anarchistes communistes se montreront opposés à toute action revendicative qui ne mène pas directement à la révolution, et se couperont de fait du mouvement ouvrier. Je conclurai en citant Gaston Leval : « Après avoir préconisé inlassablement des méthodes constructives qui sont demeurées ignorées de la totalité des anarchistes – peut-être y a-t-il quelques exceptions que je ne connais pas –, Bakounine, devant l'échec des tentatives révolutionnaires auxquelles il avait pris part et devant celui de la Commune, arriva à la conclusion que "l'heure des révolutions étaient passée". Il recommanda alors la "propagande par le fait", entendant ainsi les réalisations directes servant d'exemples. Mais la démagogie et la bêtise faisant la loi dans le mouvement anarchiste, la formule fut interprétée comme une recommandation des attentats individuels, qui n'avaient rien à voir avec la pensée du grand lutteur. » Leval fait une allusion à la dernière lettre écrite par Bakounine à son ami Élysée Reclus, le 15 février. 1875. En fait Bakounine veut dire qu'un cycle révolutionnaire est passé et qu'une longue période de réaction commence. Il veut dire que la révolution n'est pas forcément à l'ordre du jour tout le temps. Nous sommes maintenant, dit-il dans un cycle descendant, lors duquel « la pensée, l'espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses » : pendant de telles périodes, « on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien ».

Conclusion L'insurrectionnalisme, comme l'individualisme d'ailleurs, sont deux phénomènes très proches et qui peuvent s'analyser de la même manière. C'est, en gros, la théorie du saucisson. Alors que l'anarchisme est une doctrine exhaustive englobant une réflexion sur la société, sur la révolution, une théorie de la connaissance, une théorie de l'individu, etc., certaines personnes, dans une situation donnée, décident de s'extraire du corps de doctrine principal et de ne donner l'accent que sur un aspect de la doctrine, nommant cette nouvelle trouvaille « anarchisme », et décidant que cette nouvelle tranche de saucisson est l'unique moyen de parvenir à l'émancipation. À cela s'ajoute sans doute une profonde méconnaissance des textes des auteurs anarchistes ou, ce qui est pire, une volonté délibérée de les falsifier. On ne trouve absolument rien ni chez Proudhon ni chez Bakounine, qui puisse suggérer la moindre tentation à l'« individualisme » : bien au contraire, on y trouve de très sévères critiques. En revanche on y trouve, chez l'un comme chez l'autre, une théorie achevée de l'individu qui va beaucoup plus loin que tout ce qu'on peut trouver chez les auteurs « anarchistes individualistes » classiques. La même chose peut être dite pour l'insurrectionnalisme. Un courant politique qui ambitionne de créer les conditions générales de l'émancipation de l'humanité ne peut pas espérer appliquer la même stratégie, de manière uniforme, en tous lieux et en tous temps. Il ne peut pas non plus exiger de toutes les personnes qui adhèrent à cette doctrine d'adopter les mêmes pratiques. On ne peut pas exiger d'une personne qui ne travaille pas d'être partie prenante d'une stratégie syndicale, par exemple. On sait qu'à un moment donné il faudra s'organiser pour défendre la révolution ; il faut donc s'y préparer. Mais les militants qui veulent prioriser ce type d'activité peuvent s'entraîner, non pas en tapant sur les anarchistes en fin de manif, mais en protégeant les manifestations anarchistes auxquelles participent des camarades qui n'ont pas de compétence pour se battre, des enfants, des personnes âgées, etc. Bakounine a participé à quatre insurrections en trente ans. Il n'a jamais dit que les insurrections étaient inutiles, quoi qu'il ait dit à chaque fois qu'elles n'avaient aucune chance de succès – ce qui ne l'empêcha pas d'y participer. Il disait simplement qu'il était irresponsable, sinon criminel, d'envoyer des gens au casse-pipe pour rien. Et il disait que de toute façon, la révolution sera l'œuvre des travailleurs rassemblés dans leur organisation de masse, ayant un idéal commun, une idée générale de son droit et une idée assez précise de l'ordre social qu'elles veulent construire à la place de l'ordre ancien. Il disait qu'« un parti qui, pour arriver à ses fins, s'engage délibérément et systématiquement dans la voie de la révolution, se met dans l'obligation d'assurer la victoire. » Lorsque Bakounine disait que le temps est « aux faits et aux actes » il voulait parler de « l'organisation des forces du prolétariat », qui « doit être l'œuvre du prolétariat lui-même ».

 

1. « Lettres à un Français sur la crise actuelle », 1870.
2. Il existe un texte de Bakounine intitulé « Écrit contre Marx », dans lequel la dialectique de l'acquisition de la conscience politique par la classe ouvrière est remarquablement exposée.
3. Bakounine dit la même chose pour les travailleurs en grève : « Qui ne sait ce que chaque simple grève représente pour les travailleurs de souffrances, de sacrifices ? » (« Alliance révolutionnaire internationale de la démocratie socialiste. »)
4. Lettre à Ceretti, 13-27 mars 1872.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Lettre à Celso Ceretti, 13-27 mars 1872.
8. Bakounine, « Protestation de l'Alliance ». 1871
9. « Lettre aux compagnons de la fédération jurassienne », première quinzaine d'octobre 1873.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Marianne Enckell, La Fédération jurassienne, Canevas éditeur, p. 186.
13. Lettre à Ceretti, 17 mars 1872.
14. Le Révolté, 25 décembre 1880, cité par Jean Maitron.
15. Gaston Leval, La Crise permanente de l'anarchisme.
16. J'inclus, par principe, la dernière, celle de Bologne, à laquelle Bakounine participa en dépit des avertissements qu'il avait donnés contre les actes aventuristes, et qui, mal préparée, mal organisée, tourna à la farce : Bakounine dut s'enfuir déguisé en curé, portant un panier d'œufs. Fatigué, malade, dépressif, Bakounine explique sa participation à l'insurrection : « J'étais décidé à mourir », écrivit-il.
17. « Étatisme et anarchie », Œuvres, Champ libre, IV, 404.
18. « Lettre aux compagnons de la Fédération jurassienne », première quinzaine d'octobre 1873.

René Berthier

 

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