★ Le collectivisme dans l’anarchie

Publié le par Socialisme libertaire

« Les anarchistes peuvent-ils s’unir avec les communistes et mener un combat commun avec les marxistes ? C’est aujourd’hui l’avis de tout un courant du mouvement libertaire. Mais, si les mots ont un sens au regard de l’histoire socialiste, des théories anarchistes et des pratiques libertaires, il faudrait peut-être y regarder à deux fois.

Rappelons, par exemple, que les anarchistes dans l’Internationale voulurent traiter l’ensemble des questions relatives à la propriété et à l’État, et que celles-ci conduiront à des séparations profondes entre socialistes libertaires et autoritaires.

Le conflit se nouera, lors de l’ouverture du IVe Congrès de l’Internationale, tenu à Bâle en 1869, quand les socialistes, dont Liebknecht, voulurent mettre à l’ordre du jour la question politique. Eugène Hins s’y opposa en déclarant : « On veut, dit-on, arriver par une représentation ou législation directe à transformer les gouvernements actuels, œuvre de nos ennemis les bourgeois […] Laissons plutôt ces gouvernements tomber en pourriture, et ne les étayons pas de notre moralité. » Ces idées étaient diffusées par Michel Bakounine, mais, comme le remarque Marianne Enckell : « Il ne faut pas attribuer l’évolution des sections jurassiennes à la seule influence de Bakounine, même si celui-ci a joué un rôle de révélateur 1. » En effet, au tournant des années 1868-1869, Bakounine milite en faveur du socialisme fédéraliste en ralliant les proudhoniens, qui associaient déjà très nettement l’anarchisme et le collectivisme. La question de la propriété foncière reprenait et confirmait la déclaration du congrès précédent, tenu à Bruxelles, mais entraînait des discussions qui firent apparaître des divergences de vues chez les mutuellistes et les collectivistes eux-mêmes.

De Paepe, nous dit Guillaume, semblait se rapprocher des mutuellistes Tolain, Langlois, Chemale et Murat quant à la détention de la rente et des produits par l’État, alors que la majorité de la commission était d’avis que : « Le sol doit être cultivé et exploité par les communes solidarisées. » En fait, il s’agissait de définir un projet de société libertaire, et c’est pourquoi Bakounine concluait très nettement : « À la solidarisation des communes proposée par la majorité de la commission, d’autant plus volontiers que cette solidarisation implique l’organisation de la société de bas en haut, tandis que les propositions de la minorité supposent un État 2. » C’est dans ce sens que Bakounine avait opté pour le collectivisme contre le communisme, pour le proudhonisme contre le marxisme. Si, écrivait justement Gaston Leval, « Bakounine a repris à son compte certaines conceptions marxistes », c’est que « insistons sur ce point, [elles] furent d’abord proudhoniennes 3 », et il en était ainsi de l’idée collectiviste. James Guillaume et Bakounine revendiquaient d’ailleurs clairement cette paternité dans un ouvrage peu connu, car paru en russe : L’Anarchie selon Proudhon 4.

Dans les Capacités politiques, le « père de l’anarchie » consacrait un chapitre à l’association dans la mutualité où il soutenait la possession collective contre la communauté, idée qu’il précisait dans sa Théorie de la propriété, publié en 1866, par une sorte de copropriété inspirée de la propriété allodiale. Cette propriété mutualisée n’était ni individuelle, ni nationale, mais associative et répondait parfaitement à la liquidation réclamée par les collectivistes dans l’Internationale. Ainsi, Eugène Hins avait conclu que « la propriété, dans une société égalitaire, devait se transformer inévitablement en simple possession 5 » mais les mutuellistes, s’inquiétant, avec quelque raison, d’une collectivisation forcée qui conduirait au communisme, ne voulurent pas s’écarter du mouvement coopératif 6 en suivant le mutuellisme modéré de Tolain 7.

Or, l’auteur de la Capacité politique avait mis en garde : « Après avoir signalé les fausses idées et les illusions de la multitude travailleuse, en ce qui concerne le crédit, je ne puis m’empêcher de noter la timidité de quelques-uns, qui, dans leur effroi des utopies, se font une sorte de sagesse de suivre pas à pas la pratique bourgeoise, et feraient volontiers consister leur mutuellisme en ce que la classe ouvrière aurait ses banquiers, pendant que les propriétaires, les entrepreneurs et les boutiquiers auraient les leurs. Quoi ! à peine affirmée, la mutualité rougirait de son nom ! Elle aurait peur de se laisser entraîner trop loin ! Elle protesterait contre ce que quelques-uns appellent déjà l’exagération de ces doctrines 8 ! » […] « La vraie mutualité, nous l’avons dit, est celle qui donne, promet et assure service pour service, valeur pour valeur, crédit pour crédit, garantie pour garantie ; qui substituant partout un droit rigoureux à une charité languissante, la certitude du contrat à l’arbitraire des échanges, écartant toute velléité, toute possibilité d’agiotage, réduisant à sa plus simple expression tout élément aléatoire, rendant le risque commun, tend systématiquement à organiser le principe même de la justice en une série de devoirs positifs, et pour ainsi dire de gages matériels 9. »

Les discussions techniques soulevées dans l’Internationale par les antiautoritaires attachés à l’idée d’une socialisation collectiviste agaçaient les socialistes d’orientation communistes, notamment Hess, qui demandait la confirmation pure et simple des résolutions de Bruxelles. L’essentiel pour ces derniers étant de faire entrer la propriété dans la communauté. Les questions sociales, le crédit, l’héritage, etc., ne se posaient plus, sous le régime communiste ! En revanche, le collectivisme ne se substituait pas au principe mutualiste, et reprenait en tout point la thèse proudhonienne. Bakounine et Guillaume ont toujours revendiqué cette paternité, et ce dernier, allant jusqu’à accréditer l’évolution communiste libertaire dans ce sens, écrivit en 1911 un article pour la Vie ouvrière intitulé : « Proudhon communiste 10 ». Mais la confusion des termes ne profita pas à l’anarchie, puisque finalement les mots : collectivisme et communisme, lui échappent. Le collectivisme se confond avec le socialisme parlementaire et le communisme libertaire, de plus en plus, avec le marxisme libertaire, malgré les résistances des Kropotkine et Reclus, et le réalisme critique des Pelloutier et Malatesta !

L’anarchisme français considéra, avec Guillaume, que collectivisme, communisme, anarchisme, c’était la même chose. Il n’en était pas ainsi au-delà de nos frontières. L’anarchiste nord-américain Benjamin Tucker distinguait nettement le communisme libertaire et le socialisme des anarchistes, en défendant un individualisme social qui était alors peu développé en France. Gary Elkyn a parfaitement montré que cette position ne rapproche cependant pas Tucker des prétentions libertariennes actuelles, comme on veut le faire croire 11.

Mais, à l’exception d’un Max Nettlau ou d’un Gustave Landauer, peu d’anarchistes se sont mêlés à ce débat ; sinon l’Espagnol Ricardo Mella, malheureusement peu connu en France, et qui défendait le collectivisme contre le communisme, quand celui-ci s’introduisait en Espagne dans les années 1880. Ce penseur est particulièrement intéressant, car il insiste sur l’importance de la question de la propriété, qui ne saurait disparaître, dans le flou communautaire ou les prétentions individualistes. Cette discussion agaçait, comme nous l’avons vu, les communistes dans l’Internationale, qui préféraient s’en tenir à une simple idée de communauté, compatible avec les politiques unitaires et les ambitions dirigistes. Mella dénonçait justement les confusions qui brouillent ce débat, en notant que le « socialisme marxiste en Espagne – qui se dit indifféremment collectiviste et communiste – [soutient] que les anarchistes perdent lamentablement leur temps à discuter des cinq essences d’un avenir que personne ne peut déterminer d’avance ou a priori 12. »

Or, il ne s’agissait pas d’affirmer politiquement la communauté mais de lui redonner vie socialement 13. « Donner à l’individu ce qui est de l’individu et à la société ce qui est de la société, écrivait Mella, c’est la devise du socialisme moderne. Ainsi la richesse naturelle et sociale est le droit de tous : le produit élaboré, le droit de chacun. Il reste que la possession, la propriété, soit vérifiée dans le droit, et le problème est résolu. Le principe de l’autonomie individuelle et collective, l’essence de la liberté, n’exige ni plus ni moins. » L’auteur insistait alors, sur la nécessité du collectivisme pour l’anarchisme, car : « Ce n’est pas pour rien que nous affirmons le libre fonctionnement des collectivités. Dans un état de liberté il ne peut entrer des formules déterminées a priori et c’est pourquoi nous rejetons en même temps le principe que chacun doit obtenir la rémunération de son travail conformément à ses besoins et à cet autre : qu’il doit recevoir conformément à l’unité de temps, l’heure de travail, ou conformément à l’unité du produit élaboré. Nous n’admettons pas qu’une commission ou une administration évalue notre travail. Il faudrait autant admettre l’intervention de l’autorité, et d’invoquer le système de gouvernement dans nos relations. […] Ainsi que sur le terrain politique nous proclamons l’anarchie, dans l’économique nous préconisons le collectivisme, et dans l’ordre des sentiments humains, de coopération universelle, nous propageons la solidarité. »

Selon Mella : « Totalement collectiviste est l’évolution sociale, parce que rien ne dévoile qu’elle favorise en soi la communauté. Il semble que l’individu, ayant compris, comme une chose indiscutable, que l’intégrité de son travail est son unique et légitime propriété, qu’il n’est préoccupé par aucune autre chose que d’entrer dans sa possession, et dans l’usufruit de ce qui est également à tous. L’évolution sociale de la propriété est, donc, un des fondements scientifiques du collectivisme. » Mella abordait la question sociale du droit, que l’approche sociologique et juridique du proudhonisme permet aujourd’hui de mieux comprendre 14, et écrivait que « le collectivisme, consacre d’une part la généralisation du droit, et d’autre part la garantie de la propriété du travail 15 ».

Il est peut-être bon de rappeler ces discussions quand les idées anarchistes partent un peu en tout sens, au risque de se nier, en affirmant l’individu ou la communauté en parfaite harmonie avec l’idéal libertaire, mais qui fera tôt ou tard des concessions à l’État, au capital ou à la religion, comme on le voit déjà sous la plume de certains libertaires post ou néo-anarchistes, qui aimeraient en finir avec ces foutus principes anarchistes ! »

Claude Fréjaville
 

Notes :

1. Marianne Enckell, La Fédération jurassienne, Les origines de l'anarchisme en Suisse, Ed. La Cité, 1971, p. 19.
2. Cité par J. Guillaume, L'Internationale, éditions Grounauer, Genève, 1981, vol. 1, tome I, p. 197 et 198.
3. Gaston Leval, La Pensée constructive de Bakounine, Ed. Spartacus, 1976.
4. Voir Œuvres complètes de Bakounine, vol. 6, Introduction d’A. Lehning.
5. J. Guillaume, L'Internationale, vol. 1, tome I, p. 198.
6. Jacques Bouché-Mulet, Le mouvement coopératif et mutuelliste sous le Second Empire, Cahier de l’Atelier Proudhon, E.H.E.S.S., 1993.
7. Tolain était comme beaucoup d’autres ouvriers sous l’influence intellectuelle de Proudhon, mais il n’était sûrement pas anarchiste, comme le prouve sa carrière parlementaire. James Guillaume notait à l’époque du Congrès de Bâle que « Tolain, quoique proudhonien, déclara que le projet de voir les associations fédérées remplacer l'état lui apparaissait comme un rêve ». (L'Internationale, Grounaver, 1980, vol. 1, tome I, p. 206).
8. P. J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, tome I, p. 155.
9. Ibid., p. 96.
10. La Vie ouvrière, n° 46-47 (20 août - 5 septembre, 1911).
11. Gary Elkyn : Benjamin Tucker - Anarchist or Capitalist ? (Traduction approximative).
12. Ricardo Mella, « La coopération libre et les systèmes des communautés » (« La cooperacion libre y los sistemas de communidad », Memoria al Congreso revolucionario internacional de Paris, mai 1900. Ideario, Producciones Editoriales, Barcelona, 1978).
13. Voir à ce propos Jacques Langlois : « Les “Communs” contre le capital et l’État » sur : http://siolgnal.unblog.fr.
14. Voir notamment Pierre Ansart, Jean Bancal, Jacques Langlois, les travaux de la Société Proudhon et l’étude de Sophie Chambost : Proudhon et la norme.
15. Ricardo Mella : El colectivismo. Sus fundamentos científicos, 1889.
 

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