★ De la guerre perpétuelle
« Il y a toujours eu des guerres, il y aura toujours des guerres. » Ma mère, accablée par celle qu’elle avait vécue, avait quelques raisons de proférer de tels propos.
Avant celle de 14-18, il y eut, si l’on remonte dans le temps, une guerre contre les Plantagenêts quand la France n’était pas encore la France ; il y eut des croisades contre les Albigeois et quelques autres ; puis la guerre de Trente Ans, la guerre de Cent Ans, les guerres d’Italie, la guerre franco-savoyarde, la guerre franco-espagnole, la guerre de Hollande, la guerre de Sept Ans, les guerres napoléoniennes, la conquête de l’Algérie, la guerre franco-allemande, la conquête de la Tunisie, etc.
Il y eut des guerres après la « der des der » : la guerre d’indépendance turque, la guerre hongro-roumaine, la guerre du Rif, etc.
Et encore d’autres après celle de 39-45 : la guerre d’Indochine, la guerre de Corée, la guerre d’Algérie, la guerre de Suez, la guerre du Golfe, les guerres du Kosovo et d’Afghanistan, la guerre civile libyenne, la guerre du Mali et, actuellement, la guerre en Centrafrique.
Ma mère avait diablement raison : la guerre, c’est le cinéma permanent ! Et j’en ai oublié, c’est sûr.
Ceux qui tiennent les commandes des États trouvent toujours de bons motifs ou de mauvaises raisons pour se lancer dans une guerre ; et on ne manquera pas de nous fournir des explications ; et on s’entendra dire qu’elle est juste cette guerre-là ; et on nous donnera des arguments humanitaires, démocratiques, économiques, politiques, et j’en passe…
On oubliera de nous dire que la fabrication des matériels militaires rapporte beaucoup d’argent aux marchands d’armes et de munitions ; et on n’oubliera pas de nous dire que ça donne du travail aux ouvriers des arsenaux.
Faudrait pas y aller !
Devant un insoumis à la guerre d’Algérie qui attendait dans sa cellule d’être présenté à un quelconque tribunal militaire, ses gardiens − des soldats appelés − lui répétaient à l’envi : « Si tout le monde faisait comme toi, il n’y aurait plus de guerre. » Propos qui le mettaient particulièrement en rogne. Allez savoir pourquoi !
« Faudrait pas y aller ! » ajoutaient certains en serrant les poings. Facile à dire…
Rappelons cependant, pour le plaisir, ces soldats qui, à La Villedieu, quelque part en Limousin, mirent la crosse en l’air en 1956 alors qu’on les envoyait en Algérie. Mémoire à vif, une association limougeaude, nous relate ces faits et nous dit que la plupart des gens du village, dont le maire et l’instituteur, prirent le parti des soldats en rébellion ; les deux « notables » se retrouvèrent en prison.
Pour avoir une approche quasi exhaustive de la désobéissance à l’armée, il faudrait consulter le livre de Michel Auvray, Objecteurs, insoumis, déserteurs : histoire des réfractaires en France.
La guerre de 14-18
À propos de la Grande Guerre, Le Monde du 16 janvier 2014 rappelait, dans un papier de Ben Quinn (The Gardian), qu’il y aurait eu 16 000 (sic) objecteurs de conscience britanniques lors de ce conflit.
Et en France, tout particulièrement du côté des libertaires, que se passa-t-il ? L’historien François Roux nous le rappelle dans un excellent article de la revue Gavroche (n° 149 de l’année 2007) intitulé : « Quand les anarchistes partirent en guerre, 1914 » : « Le risque de conflit avec l’Allemagne grandissant, les organisations anarchistes en vinrent à envisager des dispositions plus précises contre l’entrée en guerre. Lors de son premier congrès, le 4 juin 1911, la FCA [Fédération communiste anarchiste] prit la résolution de saboter les voies ferrées et d’arrêter les représentants de l’État au premier jour de l’appel sous les drapeaux. L’année suivante, son secrétaire général, Louis Lecoin, proposa, pour empêcher la mobilisation, que dix “camarades conscients” par régiment abattent chacun un officier, déclaration qui lui coûta une condamnation à cinq ans de prison. »
Louis Lecoin, qui fut sans doute le plus déterminé des pacifistes à lutter contre cette guerre, envisagea de multiples moyens pour l’empêcher ; un Louis Lecoin − surtout après sa longue grève de la faim, en 1962, pour obtenir un statut pour les objecteurs de conscience − que certains voudraient transformer, en quelque sorte, en un saint laïque, non-violent et libertaire, qui écrivait dans Le Cours d’une vie :
« Si je tuais Poincaré ? Jaurès ne s’était-il pas écrié, en 1913, à Versailles, lors de l’élection du Lorrain à la présidence de la République : “C’est l’homme de la guerre !” Ce ne serait donc pas un mal d’en purger l’humanité. Supprimer “Poincaré-la-Revanche”, il y aurait un fauteur de guerre en moins. Les autres criminels de même acabit, craignant de subir un sort pareil, prêteraient peut-être une oreille attentive aux rumeurs de paix. Je ne pus l’approcher. »
Dans son article, François Roux poursuit : « Plus inquiétante aurait pu être la brochure rouge de 36 pages dont des centaines d’exemplaires furent saisis dans différentes villes de France au début de l’année 1914. Ce document, intitulé “En cas de guerre”, avait été rédigé par des anarchistes de la CGT. Tiré à 2 000 exemplaires, il circulait depuis avril 1913 entre les syndicats et les groupes d’extrême gauche. La première partie rappelait les thèses anarchistes, la seconde appelait à la grève générale insurrectionnelle en cas de mobilisation, et la troisième, beaucoup plus pratique, expliquait, croquis à l’appui, comment “saboter la guerre”. »
Plus loin, François Roux ajoute encore : « Pierre Kropotkine, de passage à Paris en novembre 1905, avait provoqué un véritable tollé en affirmant dans Les Temps nouveaux : “Si la France était envahie par les Allemands, je regretterais une chose : c’est qu’avec mes soixante ans passés je n’aurais probablement pas la force de la défendre… Non pas comme soldat de la bourgeoisie, bien entendu, mais comme soldat de la révolution, dans les légions franches de révolutionnaires, pareilles à celles des garibaldiens et des francs-tireurs de 1871 […]. Un nouvel écrasement de la France serait un malheur pour la civilisation.” »
Les anarchistes, suivant Kropotkine, quasiment tous, firent donc la guerre ; ce que certains regrettèrent un peu plus tard, après avoir vu la boucherie de près.
Tous y allèrent ? Non, pas tous. Nous pourrions citer Gaston Leval, insoumis, qui s’exila en Espagne puis en Amérique du Sud, qui ne revint en France qu’à l’âge où on ne pouvait plus l’appeler sous les drapeaux. Il était alors devenu le brillant militant que l’on a pu connaître. Nous pourrions citer Jean-Paul Samson, déserteur (ou insoumis), réfugié à Zurich, qui anima la petite revue Témoins dans laquelle écrivirent Albert Camus, André Prudhommeaux, Fritz Brupbacher, Robert Proix, Ignazio Silone et quelques autres. Samson n’était pas un libertaire encarté, sans doute, mais je n’ai pas la compétence pour distribuer les certificats.
De toute façon, que pouvaient les forces dérisoires de l’anarchisme d’alors devant l’enthousiasme patriotique et revanchard du peuple français ? Sinon accomplir quelques actes symboliques et… inutiles ?
Il ne va donc pas de soi, même chez les anarchistes, de s’opposer systématiquement à la guerre ; et les anarchistes ne sont pas, pour le moins, des pacifistes intégraux. On l’a constaté avec les propos de Kropotkine : même Bakounine, vers 1870, lors de la guerre contre ce qui allait devenir l’Empire allemand, avait, à son époque, pris une position ferme pour la guerre ; il pensait que c’était le moment de transformer ce conflit national en guerre révolutionnaire.
La guerre de 39-45
Lors de la guerre contre les nazis, les anarchistes espagnols, qui s’étaient réfugiés en France après avoir été défaits par le franquisme, reprirent la lutte armée, cette fois contre l’hitlérisme et en s’engageant, en France, dans divers maquis. Rappelons − le fait est quasiment occulté par les historiens − que ce sont des libertaires espagnols qui, à la tête de la Nueve, la 9e compagnie du régiment de marche du Tchad, furent les premiers à entrer dans Paris en août 1944 lors de la libération de la ville.
Comme lors des précédents conflits, on remarquera quelques actes isolés de résistance à la guerre. Nous ne citerons que celui de l’insoumis André Saulière, du groupe anarchiste de Bordeaux, qui prit l’identité d’un de ses amis : André Arru. Il s’installa à Marseille et continua à militer clandestinement. On consultera le livre de Sylvie Knoerr et Francis Kaigre : Jean-René Saulière dit André Arru, un individualiste solidaire (1911-1999).
Mais il faudrait citer également Maurice Joyeux, militant de la Fédération anarchiste, par la suite très connu, alors réfractaire à la guerre. Condamné à cinq ans de prison, il fut enfermé au fort de Montluc, une prison lyonnaise. On consultera son livre Mutinerie à Montluc.
Et puis aussi Pierre Martin, Jehan Mayoux, Alfred Campozet emprisonnés à Clairvaux, plutôt pacifistes, mais il est clair que, dans leur ensemble, les anarchistes ne sont pas des pacifistes intégraux indéfectibles, qu’ils choisissent selon la nécessité du moment la forme de violence qui leur convient.
Sous l’Occupation, des pacifistes, dans leur haine de la guerre, ont pu être accusés de collaborer avec l’ennemi. Fait sans aucun doute vrai pour certains et faux pour d’autres ; et des détracteurs se sont servis de quelques exemples pour déshonorer le pacifisme en son entier. La même chose se produira pour des syndicalistes qui avaient accepté de collaborer avec le régime de Vichy pour « sauver l’essentiel ».
L’isolement des jeunes gens d’alors − mais la chose est valable en tout temps − devant le Moloch est patent et les forces militantes libertaires insignifiantes face au pouvoir de l’État. On ne refait pas l’histoire, mais il aurait fallu, pour atteindre une certaine efficacité, tout au moins dans ces cas-là, ne pas résister seuls, et donc s’ouvrir largement à d’autres contestations pacifistes car nous ne sommes pas seuls à détester la guerre.
De la désobéissance collective
Sauf rares exceptions, désobéir aux traditions militaires est inimaginable, pas pensable. Y penser serait déjà désobéir. Et puis, désobéir, c’est se mettre à part, c’est se couper de sa collectivité et, souvent, de ses proches. Et le risque est grand de se retrouver complètement isolé devant son geste, souvent brisé par un poids trop lourd à porter. Oui, la solitude est le prix à payer ; là est le problème.
Cependant, nous savons maintenant que des désobéissances collectives ont été amorcées par l’acte d’un seul. Rappelons un exemple, bien que ce ne soit pas un acte pacifiste, cette femme, Rosa Parks, qui, dans un bus de l’Alabama, refusa de s’asseoir à la place « réservée » aux Noirs. Elle fut l’étincelle, sans l’avoir voulu, qui provoqua la grande action d’ensemble pour les droits civiques aux États-Unis.
Mais face à la guerre ?
Banalité que de dire que c’est la jeunesse que l’on envoie au casse-pipe, une jeunesse qui n’a été en rien éduquée à la contestation et au refus ; bien au contraire, on l’a formatée à la discipline et à l’obéissance, d’abord dans la famille, puis au sein de l’école et, pour beaucoup, par l’enseignement des différentes Églises ; ajoutons le lieu du travail où la subordination et la sujétion vont de soi.
Pour autant, tout au long de l’histoire, maintes et maintes fois, la jeunesse a montré l’exemple pour ébranler les dogmes et bousculer les autorités diverses.
Il n’empêche, il faudrait enseigner une désobéissance quand c’est obéir à des valeurs plus hautes et quand désobéir est associé à la lutte collective ; en bref, une autre culture.
Réfractaires à la guerre d’Algérie
« Paix en Algérie ! Paix en Algérie ! » cria-t-on longtemps dans les rues, et ce jusqu’en 1962, avant 1956 et après que les partis socialiste et communiste eurent voté les pouvoirs spéciaux donnant carte blanche à l’armée pour rétablir l’ordre dans ces « départements français » de l’autre côté de la Méditerranée et que la gauche gouvernementale eut refusé d’être solidaire de ceux qui ne voulaient en rien participer à cette guerre coloniale.
La solidarité vint d’ailleurs, de quelques minorités dispersées.
Là, encore, l’étincelle fut produite par un individu qui avait compris qu’il ne fallait pas s’avancer seul dans l’arène. Il se nommait Pierre Boisgontier − il n’était en rien anarchiste − et s’obstina à réclamer une action collective qu’il finit par obtenir.
Et c’est à cette occasion qu’une expérience, certes limitée, nous a appris qu’un combat collectif de désobéissance devait se construire. Certes, vu la situation, seuls les réfractaires étaient en « première ligne », mais se créèrent rapidement différents degrés d’engagement, suivant les forces et le courage. Ainsi une stratégie se mettait-elle en place avec différents cercles d’un engagement gradué. En bref, il s’agissait d’une solidarité en actes.
Nous noterons que les réfractaires qui se lançaient dans cette action s’engageaient, provisoirement, c’est-à-dire pendant la durée de cette guerre, à respecter les pratiques de la non-violence.
À petite échelle, cette expérimentation s’est donc réalisée pendant la guerre d’Algérie. Cela s’est fait tout en ignorant et en se gardant des grands bavards qui dénoncent les guerres… pour y aller après. La véhémence donne plutôt bonne conscience et n’engage à rien.
Ceux qui voudront en savoir plus à ce sujet pourront consulter Réfractaires à la guerre d’Algérie, 1959-1963. Erica Fraters − l’auteur collectif − est l’anagramme de « réfractaires ».
Il faut citer encore l’action des Jeunes libertaires, petit regroupement d’anarchistes toutes tendances confondues qui mirent en pratique leur slogan « Guerre à la guerre ! » en créant, lors d’un camping de l’été 1956, un réseau de soutien aux déserteurs, insoumis à la guerre d’Algérie, et effectuèrent un certain nombre d’exfiltrations clandestines avec l’aide du groupe anarchiste de Genève.
Guerre au capitalisme !
Mais il est une autre guerre qui ne se nomme pas telle − c’est la lutte des classes −, une guerre que livre le capitalisme au monde salarié enfermé dans sa servitude bien involontaire, un capitalisme associé à l’institution étatique dans une entreprise de domination et d’exploitation.
Cette guerre-là, bien qu’elle fasse, à la longue, des morts tout autant que l’autre, est supportée, vécue avec moins de violences apparentes que la « vraie » guerre. Et comme la grève générale insurrectionnelle n’a pas encore ouvert une autre route, bien que ce ne soit pas le désir qui manque, il nous paraît qu’une « volonté » non exprimée, fatiguée des violences diverses et des massacres qui se perpétuent sur la planète, de changer le monde avec d’autres méthodes soit naissante. Du moins nous voulons l’espérer à la lecture des événements quotidiens qui s’y déroulent.
Il nous semble que des façons de penser la lutte autrement se précisent, fruits d’actions diverses notées ici et là et qui se caractérisent par une critique de la violence ; façon nouvelle que nous pourrions résumer par une désobéissance généralisée dans la solidarité.
André Bernard
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