★ BAKOUNINE : "FÉDÉRALISME, SOCIALISME et ANTITHÉOLOGISME" (1895)

Publié le par Socialisme libertaire

★ BAKOUNINE : "FÉDÉRALISME, SOCIALISME et ANTITHÉOLOGISME" (1895)

PROPOSITION MOTIVÉE au Comité Central de la Ligue de la Paix et de la Liberté par M. BAKOUNINE à Genève


"Messieurs,

L’œuvre qui nous incombe aujourd’hui, c’est d’organiser et de consolider définitivement la Ligue de la Paix et de la Liberté, en prenant pour base les principes qui ont été formulés par le comité directeur précédent et votés par le premier Congrès. Ces principes constituent désormais notre charte, la base obligatoire de tous nos travaux postérieurs. Il ne nous est plus permis d’en retrancher la moindre partie ; mais nous avons le droit et même le devoir de les développer.

Il nous paraît d’autant plus urgent de remplir aujourd’hui ce devoir, que ces principes, comme tout le monde le sait ici, ont été formulés à la hâte, sous la pression de la lourde hospitalité genevoise… Nous les avons ébauchés pour ainsi dire entre deux orages, forcés que nous étions d’en amoindrir l’expression, pour éviter un grand scandale qui aurait pu aboutir à la destruction complète de notre œuvre.

Aujourd’hui que, grâce à l’hospitalité plus sincère et plus large de la ville de Berne, nous sommes libres de toute pression locale, extérieure, nous devons rétablir ces principes dans leur intégrité, rejetant de côté les équivoques comme indignes de nous, indignes de la grande œuvre que nous avons mission de fonder. Les réticences, les demi-vérités, les pensées châtrées, les complaisantes atténuations et concessions d’une lâche diplomatie, ne sont pas les éléments dont se forment les grandes choses : elles ne se font qu’avec des cœurs haut placés, un esprit juste et ferme, un but clairement déterminé et un grand courage. Nous avons entrepris une bien grande chose, messieurs, élevons-nous à la hauteur de notre entreprise : grande ou ridicule, il n’y a point de milieu, et pour qu’elle soit grande, il faut au moins que par notre audace et par notre sincérité nous devenions grands aussi.

Ce que nous vous proposons n’est point une discussion académique de principes. Nous n’ignorons pas que nous nous sommes réunis ici principalement pour concerter les moyens et les mesures politiques nécessaires à la réalisation de notre œuvre. Mais nous savons aussi qu’en politique il n’est point de pratique honnête et utile possible, sans une théorie et sans un but clairement déterminés. Autrement, tout inspirés que nous sommes des sentiments les plus larges et les plus libéraux, nous pourrions aboutir à une réalité diamétralement opposée à ces sentiments : nous pourrions commencer avec des convictions républicaines, démocratiques, socialistes, — et finir comme des Bismarckiens ou comme des Bonapartistes.

Nous devons faire trois choses aujourd’hui :

1° Établir les conditions et préparer les éléments d’un nouveau Congrès ;

2° Organiser notre Ligue, autant que faire se pourra, dans tous les pays de l’Europe, l’étendre même en Amérique, ce qui nous paraît essentiel, et instituer dans chaque pays des comités nationaux et des sous-comités provinciaux, en laissant à chacun d’eux toute l’autonomie légitime, nécessaire, et en les subordonnant tous hiérarchiquement au Comité central de Berne. Donner à ces comités les pleins pouvoirs et les instructions nécessaires pour la propagande et pour la réception de nouveaux membres.

3° En vue de cette propagande, fonder un journal.

N’est-il pas évident que pour bien faire ces trois choses, nous devons préalablement établir les principes qui, en déterminant de manière à ne plus laisser de place à aucune équivoque, la nature et le but de la Ligue, inspireront et dirigeront d’un côté toute notre propagande tant verbale qu’écrite, et de l’autre, serviront de conditions et de base à la réception de nouveaux adhérents. Ce dernier point, messieurs, nous paraît excessivement important. Car tout l’avenir de notre Ligue dépendra des dispositions, des idées et des tendances tant politiques que sociales, tant économiques que morales, de cette foule de nouveaux-venus auxquels nous allons ouvrir nos rangs. Formant une institution éminemment démocratique, nous ne prétendrons pas gouverner notre peuple, c’est-à-dire, la masse de nos adhérents, de haut en bas ; et du moment que nous nous serons bien constitués, nous ne nous permettrons jamais de leur imposer d’autorité nos idées. Nous voulons au contraire que tous nos sous-comités provinciaux et comités nationaux, jusqu’au comité central ou international lui-même, élus de bas en haut par le suffrage des adhérents de tous les pays, deviennent la fidèle et obéissante expression de leurs sentiments, de leurs idées et de leur volonté. Mais aujourd’hui, précisément parce que nous sommes résolus de nous soumettre en tout ce qui aura rapport à l’œuvre commune de la Ligue, aux vœux de la majorité, aujourd’hui que nous sommes encore un petit nombre, si nous voulons que notre Ligue ne dévie jamais de la première pensée et de la direction que lui ont imprimées ses initiateurs, ne devons-nous pas prendre des mesures pour qu’aucun ne puisse y entrer avec des tendances contraires à cette pensée et à cette direction ? Ne devons-nous pas nous organiser de manière à ce que la grande majorité de nos adhérents reste toujours fidèle aux sentiments qui nous inspirent aujourd’hui, et établir des règles d’admission telles que, lors même que le personnel de nos comités serait changé, l’esprit de la Ligue ne change jamais.

Nous ne pourrons atteindre ce but qu’en établissant et en déterminant si clairement nos principes, qu’aucun des individus qui y seraient d’une manière ou d’une autre contraire, ne puisse jamais prendre place parmi nous.

Il n’y a pas de doute que, si nous évitons de bien préciser notre caractère réel, le nombre de nos adhérents pourra devenir depuis plus fort. Nous pourrions même dans ce cas, comme nous l’a proposé le délégué de Bâle, M. Schmidlin, accueillir dans nos rangs beaucoup de sabreurs et de prêtres, pourquoi pas des gendarmes ? — ou comme vient de le faire la Ligue de la Paix, fondée à Paris sous la haute protection impériale, par MM. Michel Chevalier et Frédéric Passy, supplier quelques illustres princesses de Prusse, de Russie ou d’Autriche, de vouloir bien accepter le titre de membres honoraires de notre association. Mais, dit le proverbe, qui trop embrasse, mal étreint : nous achèterions toutes ces précieuses adhésions au prix de notre annihilation complète, et parmi tant d’équivoques et de phrases qui empoisonnent aujourd’hui l’opinion publique de l’Europe, nous ne serions qu’une mauvaise plaisanterie de plus.

Il est évident, d’un autre côté, que si nous proclamons hautement nos principes, le nombre de nos adhérents sera plus restreint ; mais ce seront du moins des adhérents sérieux, sur lesquels il nous sera permis de compter, — et notre propagande sincère, intelligente et sérieuse n’empoisonnera pas, — elle moralisera le public.

Voyons donc quels sont les principes de notre nouvelle association ? Elle s’appelle Ligue de la Paix et de la Liberté. C’est déjà beaucoup ; par là nous nous distinguons de tous ceux qui veulent et qui cherchent la paix à tout prix, même au prix de la liberté et de l’humaine dignité. Nous nous distinguons aussi de la société anglaise de la paix qui, faisant abstraction de toute politique, s’imagine qu’avec l’organisation actuelle des États en Europe la paix est possible. Contrairement à ces tendances ultra-pacifiques des sociétés parisienne et anglaise, notre Ligue proclame qu’elle ne croit pas à la paix et qu’elle ne la désire que sous la condition suprême de la liberté.

La liberté est un mot sublime qui désigne une bien grande chose et qui ne manquera jamais d’électriser les cœurs de tous les hommes vivants, mais qui néanmoins demande à être bien déterminée, sans quoi nous n’échapperons pas à l’équivoque, et nous pourrions voir des bureaucrates partisans de la liberté civile, des monarchistes constitutionnels, des aristocrates et des bourgeois libéraux, tous plus ou moins partisans du privilège et ennemis naturels de la démocratie, venir se placer dans nos rangs et constituer une majorité parmi nous sous le prétexte, qu’eux aussi aiment la liberté.

Pour éviter les conséquences d’un si fâcheux mésentendu, le Congrès de Genève a proclamé qu’il désire « fonder la paix sur la démocratie et sur la liberté », d’où il suit que, pour devenir membre de notre Ligue, il faut être démocrate. Donc en sont exclus tous les aristocrates, tous les partisans de quelque privilège, de quelque monopole ou de quelque exclusion politique que ce soit, ce mot de démocratie ne voulant dire autre chose que le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, en comprenant sous cette dernière dénomination toute la masse des citoyens, — et aujourd’hui il faudrait ajouter, des citoyennes aussi, — qui forment une nation.

Dans ce sens nous sommes certainement tous démocrates.

Mais nous devons en même temps reconnaître, que ce terme : démocratie ne suffit pas pour bien déterminer le caractère de notre Ligue, et que, comme celui de liberté, considéré à part, il peut prêter à l’équivoque. N’avons-nous pas vu, dès le commencement de ce siècle, en Amérique, les planteurs, les esclavagistes du Sud et tous leurs partisans des États-Unis du Nord s’intituler des démocrates ? Le césarisme moderne avec ses hideuses conséquences, suspendu comme une horrible menace sur tout ce qui s’appelle humanité en Europe, ne se dit-il point également démocrate ? Et même l’impérialisme moscovite et saint-pétersbourgeois, l’État sans phrases, cet idéal de toutes les puissances militaires et bureaucratiques centralisées, n’est-ce pas au nom de la démocratie qu’il a écrasé dernièrement la Pologne ?

Il est évident que la démocratie sans liberté ne peut nous servir de drapeau. Mais qu’est-ce que la démocratie fondée sur la liberté si ce n’est la République ? L’alliance de la liberté avec le privilège crée le régime monarchique constitutionnel, mais son alliance avec la démocratie ne peut se réaliser que dans la République. Par mesure de prudence, que nous n’approuvons pas, le Congrès de Genève, dans ses résolutions, a cru devoir s’abstenir de prononcer le mot de république. Mais en proclamant son désir « de fonder la paix sur la démocratie et sur la liberté », il s’est implicitement posé comme républicain. Donc notre Ligue doit être démocratique et républicaine en même temps.

Et nous pensons, messieurs, que nous sommes ici tous républicains dans ce sens, que poussés par les conséquences d’une inexorable logique, avertis par les leçons à la fois si salutaires et si dures de l’histoire, par toutes les expériences du passé, et surtout éclairés par les événements qui ont attristé l’Europe depuis 1848, aussi bien que par les dangers qui la menacent aujourd’hui, nous sommes tous également arrivés à cette conviction : que les institutions monarchiques sont incompatibles avec le règne de la paix, de la justice et de la liberté.

Quant à nous, messieurs, comme socialistes russes et comme slaves, nous croyons devoir franchement déclarer, que, pour nous, ce mot de république n’a d’autre valeur que cette valeur toute négative : celle d’être le renversement ou l’élimination de la monarchie ; et que non seulement il n’est pas capable de nous exalter, mais qu’au contraire, toutes les fois qu’on nous représente la république comme une solution positive et sérieuse de toutes les questions du jour, comme le but suprême vers lequel doivent tendre tous nos efforts, — nous éprouvons le besoin de protester.

Nous détestons la monarchie de tout notre cœur ; nous ne demandons pas mieux que de la voir renversée sur toute la surface de l’Europe et du monde, et nous sommes convaincus, comme vous, que son abolition est une condition sine qua non de l’émancipation de l’humanité. À ce point de vue, nous sommes franchement républicains. Mais nous ne pensons pas qu’il suffise de renverser la monarchie pour émanciper les peuples et leur donner la justice et la paix. Nous sommes fermement persuadés au contraire, qu’une grande république militaire, bureaucratique et politiquement centralisée peut devenir et nécessairement deviendra une puissance conquérante au dehors, oppressive à l’intérieur, et qu’elle sera incapable d’assurer à ses sujets, lors même qu’ils s’appelleraient des citoyens, le bien-être et la liberté. N’avons-nous pas vu la grande nation française se constituer deux fois en république démocratique, et deux fois perdre sa liberté et se laisser entraîner à des guerres de conquête ?

Attribuerons-nous, comme le font beaucoup d’autres, ces rechutes déplorables au tempérament léger et aux habitudes disciplinaires historiques du peuple français qui, prétendent ses détracteurs, est bien capable de conquérir la liberté par un élan spontané, orageux, mais non d’en jouir et de la pratiquer ?

Il nous est impossible, messieurs, de nous associer à cette condamnation d’un peuple entier, l’un des plus intelligents de l’Europe. Nous sommes donc convaincus que si, à deux reprises différentes, la France a perdu sa liberté et a vu sa république démocratique se transformer en dictature et en démocratie militaires, la faute n’en est pas au caractère de son peuple, mais à sa centralisation politique qui, préparée de longue main par ses rois et ses hommes d’État, personnifiée plus tard dans celui que la rhétorique complaisante des cours a appelé le Grand Roi, puis poussée dans l’abîme par les désordres honteux d’une monarchie décrépite, aurait péri certainement dans la boue, si la Révolution ne l’avait relevée de ses mains puissantes. Oui, chose étrange, cette grande révolution qui, pour la première fois dans l’histoire, avait proclamé la liberté non plus du citoyen seulement, mais de l’homme, — se faisant l’héritière de la monarchie qu’elle tuait, avait ressuscité en même temps cette négation de toute liberté : la centralisation et l’omnipotence de l’État.

Reconstruite de nouveau par la Constituante, combattue, il est vrai, mais avec peu de succès par les Girondins, cette centralisation fut achevée par la Convention Nationale. Robespierre et Saint-Just en furent les vrais restaurateurs : rien ne manqua à la nouvelle machine gouvernementale, pas même l’Être suprême avec le culte de l’État. Elle n’attendait plus qu’un habile machiniste pour montrer au monde étonné toutes les puissances d’oppression dont elle avait été munie par ses imprudents constructeurs… et Napoléon Ier se trouva. Donc cette Révolution, qui n’avait été d’abord inspirée que par l’amour de la liberté et de l’humanité, par cela seul qu’elle avait cru pouvoir les concilier avec la centralisation de l’État, se suicidait elle-même, les tuait, n’enfantant rien à leur place que la dictature militaire, le Césarisme.

N’est-il pas évident, messieurs, que pour sauver la liberté et la paix en Europe, nous devons opposer à cette monstrueuse et oppressive centralisation des États militaires, bureaucratiques, despotiques, monarchiques constitutionnels ou même républicains, le grand, le salutaire principe du Fédéralisme, — principe dont les derniers événements dans les États-Unis de l’Amérique du Nord nous ont donné d’ailleurs une démonstration triomphante.

Désormais il doit être clair pour tous ceux qui veulent réellement l’émancipation de l’Europe, que tout en conservant nos sympathies pour les grandes idées socialistes et humanitaires énoncées par la Révolution française, nous devons rejeter sa politique d’État et adopter résolument la politique de la liberté des Américains du Nord..."

★ BAKOUNINE : "FÉDÉRALISME, SOCIALISME et ANTITHÉOLOGISME" (1895)
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